Cette nuit-là, malgré l'inconfort de la caverne, Ivor avait dormi bien paisiblement. Il avait finir par s'allonger sur son manteau déposé à même le sol, près du feu. Il n'y eut pas de rêves étranges, pour troubler un sommeil plus que bienvenu après cette journée de marche, et lorsqu'il s'éveilla, la lumière paisible d'une aube d'automne faisait étinceler les gouttes de pluie de la veille. Il ne bougea pas, observant d'un oeil curieux Alyna qui semblait occupée à faire connaissance avec Skallag. Le molosse semblait s'être accoutumé à sa présence, et l'avait presque prise en affection. Connaissant le caractère sauvage de son compagnon, Ivor reconnaissait là véritable petit miracle, mais qui était sans doute dû à la double nature de la louve qui savait probablement mieux que quiconque rassurer les instincts du vieux chien.

Pourtant, les paroles qu'elle lui adressa n'avaient rien à voir avec les conversations qu'Ivor s'était attendu à entendre entre eux... Il eut un mince sourire, relevant sur son front ses cheveux emmêlés qui y retombaient, et frotta son menton bleui d'une barbe de quelques jours. Skallag n'avait manifestement rien compris, et continuait de haleter paisiblement en profitant des caresses qu'elle lui prodiguait. Il releva simplement les oreilles quand Ivor bougea, trahissant sa présence.

-Pour une louve, tu as de drôles de manières de t'adresser à un animal, lança-il avec une pointe de moquerie dans la voix.

Il fit une pause, puis son regard se fit plus sérieux.

-Tu as d'étranges interrogations, de bon matin.

Pourtant, même les implications peu réjouissantes des paroles d'Alyna ne suffirent pas à assombrir son humeur, et il s'approcha d'elle pour prendre délicatement son visage entre ses mains. Il la fixa dans yeux un instant, et eut un sourire rassurant.

-La réponse est évidente, dit-il à voix basse. Quoi qu'il arrive, je ne te laisserai jamais seule. Je ne t'abandonnerai pas, Alyna, même si je dois tout sacrifier pour ça.

ça n'était pas bien difficile, étant donné qu'il ne possédait plus grand chose, si ce n'était sa propre vie. Mais même cela, il était prêt à le remettre en jeu pour elle. Et puis, qu'était-ce que son humanité, comparé à elle? Rien qu'une broutille, presque rien, rien qui n'eut de valeur à ses yeux, dans tous les cas. Si cela pouvait lui permettre de rester à ses côtés pour toujours, et bien, il n'hésiterait pas.

-Si je dois devenir un loup pour rester près de toi, reprit-il doucement, et bien je le ferais, à la seconde où tu le demanderas.

Il l'embrassa tendrement sur le front, et puis alla s'asseoir près du feu pour raviver les quelques braises qui se consumaient encore. Il y jeta quelques branches pour en faire une petite flambée qui vint agréablement réchauffer la caverne transie du froid du petit matin, et se tourna vers elle, un léger sourire aux lèvres.

-Il paraît que je n'ai jamais eu grand chose d'humain, de toute façon. Je ferais un bon loup, tu ne trouves pas?

Pour l'heure, il ressemblait plutôt à un ours encore chiffonné de sommeil, les yeux lourds et la mine à peine réveillée. De la poussière du sol de la grotte s'était logée dans ses cheveux, tachait sa vieille chemise informe et ses chausses usées. Il était manifeste qu'un bain ferait le plus grand bien à tout le monde...

Ivor esquissa un sourire et laissa Alyna partir devant, prenant le soin de cacher leurs affaires sous son manteau. Il éteignit le feu, et veilla à ce qu’on ne remarque pas la caverne, si d’aventure quelqu’un venait à passer par ici. Une prudence qui pouvait sembler excessive, mais il avait l’habitude de ces errances qui l’amenaient parfois à de mauvaises surprises quand on découvrait son campement.
Sifflant Skallag qui bondit sur ses pas, il suivit la louve jusqu’à l’endroit qu’elle lui indiqua, découvrant non sans un sourire le point d’eau niché entre les arbres. Le flair de sa compagne l’étonnait chaque jour un peu plus.

Le molosse renifla un moment les alentours, puis bondit dans l’eau en projetant des éclaboussures partout autour de lui. Il pataugea quelques instants avant de se tourner, haletant et heureux, vers son maître qu’il appela de quelques jappements joyeux.

— Bien, lança celui-ci avec un sourire amusé ; je crois que Skallag a décidé que c’était l’heure du bain.

Ivor estima d’un coup d’œil la profondeur du petit lac, et s’élança à son tour sans plus de manières et sans prendre le temps de se défaire de ses vêtements. Après tout, eux aussi avaient besoin d’un petit coup de frais. L’eau était froide, mais pas désagréable après une nuit passée dans l’humidité de la grotte, et cela eut au moins le mérite de le réveiller tout à fait. Il plongea sous la surface avant de s’y laisser remonter, les yeux fermés, profitant de ce moment de calme qui fut de courte durée, car Skallag vint s’ébattre près de lui, tout heureux qu’on l’ait rejoint. Ils chahutèrent un moment en soulevant de violentes éclaboussures partout autour d’eux, jusqu’à ce qu’Ivor rende les armes, renversé par une cabriole du molosse qui le fit sombrer un instant.

Ivor émergea en crachotant et s’ébroua vivement, rejetant ses cheveux trempés en arrière. C’était peut-être un peu trop agité pour un petit matin, mais c’était dans des moments comme ceux-là qu’il se rappelait qu’il y avait encore des bonnes choses en ce bas monde, et qu’il n’avait pas besoin de grand-chose d’autre pour être satisfait.

— Attention à toi, lança-t-il à Alyna ; Skallag est d’humeur joueuse, tu vas finir par boire la tasse toi aussi !

Il fit quelques brasses pour s’éloigner et reprit pied sur la rive, se débarrassant de sa chemise et de ses chausses qui étaient suffisamment détrempées à son goût. Le vent était frais, et l’automne dénudait les arbres autour de l’eau ; il faisait encore doux, mais le petit matin frissonnait encore d’une nuit d’orage et les arbres ruisselaient de gouttes étincelantes au soleil. Tout était calme, plongé dans une sérénité ensommeillée qui annonçait les longs mois d’hiver. Il serait bien loin, alors, dans ses neiges natales où l’été n’est qu’une accalmie passagère dans les frimas.

Mais tout était encore si loin... La route était longue jusqu’à la côte, il y avait encore tant à faire.

Alyna rit en voyant le molosse plonger dans l’eau comme un jeune chiot. Ivor vint le rejoindre avant de se faire bousculer par Skallag qui semblait vouloir jouer. La louve avait retiré ses bottes et ses armes, entrant dans l’eau lentement tout en observant les deux amis s’amuser. L’eau froide autour de ses chevilles ne la dérangeait absolument pas. Un fin sourire joueur étira ses lèvres lorsqu’elle entendit le chasseur déclarer que son ami voulait jouer. Ça elle l’avait remarqué, elle comprenait même très bien Skallag qui, si l’on devait traduire ses paroles, disait à peu près : « viens jouer ! Aller vient jouer ! Je veux m’amuser moi ! ». Elle attendit qu’Ivor revienne sur la rive.

Sa physiologie changea, d’humaine elle passa à louve et bondit soudain dans l’eau vers le chien qui jappa joyeusement en voyant arriver un compagnon de jeu. La lycan l’attrapa à la nuque pour le mordiller, mais il esquiva et bondit sur son dos. Presque aussi massif qu’elle il l’ensevelit sous l’eau, elle se dégagea et immergea sous forme humaine avant de reprendre sa forme lupine pour repartir à la charge. Ils grondaient en se mordillant, retournant peu à peu vers la berge, Skallag fut le premier à sortir et détala vers les fourrés. Alyna prit le temps de se débarrasser de l’eau et renifla le sol avant de se lancer à la poursuite du molosse. Ils chahutèrent un moment avant que le chien ne surgisse des buissons pour faire volte-face et attraper la louve au passage pour la plaquer au sol. Elle laissa échapper un jappement d’abandon et il la relâcha en se léchant les babines et la truffe. Alyna se redressa alors et secoua son pelage pour le débarrasser de la poussière et venir mordiller Skallag en signe de respect ou de félicitation pour sa victoire, puis elle revint vers l’eau pour se rincer et sortit à nouveau en se secouant avant de reprendre enfin sa forme humaine, ses cheveux et ses vêtements aussi humides que le pelage qu’elle portait quelques minutes avant.

-Skallag est encore endurant pour son âge et même très fort. J’ai un peu triché pour la rapidité, mais le reste il est pratiquement aussi fort que moi sous forme lupine.

Elle repoussa ses mèches de cheveux mouillés et récupéra ses armes avant de flatter encore le molosse qui reprenait son souffle. Il lui lécha d’ailleurs la main avant de baisser les oreilles en signe de soumission. Elle émit un grondement et il cessa immédiatement d’aborder cette attitude.

-Il s’obstine à me prendre pour son supérieur… mais on est ami grande andouille, caresse le museau du chien.

Le sourire d’Ivor qui parut sur son visage, alors qu’il s’éloignait prudemment des deux joueurs, ne s’effaça point durant de longues minutes. Il y eut quelque chose de très doux, au fond de ses yeux gris, tandis qu’il observait sans mot dire Alyna et Skallag s’ébrouer gaiement dans un joyeux vacarme, quelque chose qui ne s'était manifesté là depuis de fort nombreuses années. C’était étrange, de se sentir revivre après tant de temps, comme un vieil arbre qui a oublié le printemps dans la torpeur de trop d’hivers, et s’étonne de la sève qui revient irriguer d’anciennes branches figées. Frissonnant dans le vent qui se levait, le chasseur les suivit du regard, et alors qu’ils disparaissaient à demi dans les buissons, s’affaira à décrasser ses vêtements dans l’eau du lac en attendant leur retour.

Il souriait encore lorsqu’Alyna et le molosse revinrent près de lui, trempés jusqu’aux os. Après quelques caresses bien méritées de la louve, Skallag bondit à côté de son maître, s’ébrouant vivement pour défaire son long poil de la vase et de l’humidité, et s'en fut fureter sur les rives à la recherche de quelque chose à pister.

— C’est le plus fidèle camarade dont je pouvais rêver, répondit doucement Ivor en pressant la toile de sa chemise entre ses mains. Je ne compte plus les fois où il m’a tiré d’un mauvais pas, et sans mentir je puis prétendre lui devoir la vie.

Il avait baissé les yeux un instant disant cela, et releva vers elle un regard paisible.

— Tout comme je te la dois. Il semble que les Dieux aient décidé que mon sort n’appartient qu’à mes compagnons de chasse.

Ses paroles s’achevèrent dans un léger rire sans amertume aucune, alors qu’il plongeait de nouveau son vêtement dans l’eau claire. En définitive, il ne savait plus s’il avait vraiment envie de revenir dans les Glaces ; cette vie vagabonde, presque ascétique, lui convenait pleinement, et c’était soudain comme s’il ne voulait plus que le voyage n’ait de fin, et qu’il ne souhaitait rien d’autre que courir toute son existence d’un bout à l’autre des terres aux côtés d’Alyna. Ici tout était plus simple, plus évident, tout allait de soi, loin des doutes et des peurs. Déjà le passé s’en allait, refluait, et la nuit avait fait place au jour, timide et brillant. Il avait besoin de temps encore, il avait besoin de réapprendre à vivre, mais certaines habitudes sont tenaces et il s’étonnait lui-même de l’aisance avec laquelle cela lui revenait. Ce long cheminement vers la lumière, entamé des mois auparavant, était bien plus paisible qu’il ne s’y était attendu, sans soubresauts, sans souffrances ; tout est tellement plus simple lorsque les choses sont dites...

Posant à nouveau les yeux sur elle, il se prit à sourire en repensant à ce jour étrange, à priori si banal, où cette drôle de demoiselle chasseresse lui était tombée dessus dans les montagnes... Ah, s’il avait su alors jusqu’où cela le mènerait ! Par les vallées, par le désert et les plaines, jusqu’aux contrées transies de sa terre natale, et plus loin encore, peut-être. Tout était encore à faire, comme au seuil d’un jour nouveau.