Petite réception dans les hautes sphères du pouvoir où, lorsque l’on y avait sa place, l’on ne faisait plus grand-chose, déléguant toutes les compétences que l’on pouvait posséder à des sbires et autres larbins qui vous laissaient ainsi profiter joyeusement de ce qu’avait à offrir la vie de cocagne. Mais si bon nombre de ducs, comtesses et autres princes avaient été conviés à cette lippée, d’autres personnes, de plus petite extraction mais nobles nonobstant, avaient également été invités.
Erwan était l’un d’entre eux, bien que se demandant les raisons pour lesquelles il faisait partie de cet ensemble de privilégiés. Probablement l’un de ces nombreux ducs qui souhaitaient faire étalage de son opulence et de ses accointances, rassemblant le plus de monde possible à une bombance obséquieuse pour exhiber son prestige et sa renommée.
Y participer… Pourquoi pas. Ce ne serait qu’une autre de ces soirées mondaines et boulevardières qui le désennuierait du traintrain quotidien et de l’administration de ses terres dont il s’était aroutiné.

A l’entrée de la propriété, une foultitude de valets et de caméristes, de chevaux et de carrosses, et Erwan déambula au milieu de ce capharnaüm civilisé et de cette compagnie de sang-bleus qui s’étaient adonisés pour l’occasion, sortant leur plus belles braveries et leurs affiquets ostentatoires.  Le jeune homme n’avait aucunement dérogé à cette règle que tous avaient suivie ; équipé de souliers marron, il avait des chausses bordeaux qui lui montaient jusqu’au niveau des genoux et était paré d’un pantalon et d’une veste bleu foncé qui renforçaient que mieux encore la clarté cérulée de ses yeux. Un large chapeau faîtait son visage et sa chevelure blonde qui lui cascadait sur ses épaules, elles-mêmes recouvertes d’une longue cape de sombre teinte. Et autour de lui, tout n’était que corsets et serre-tailles, jupons et éventails, cannes et couvre-chefs, et la poudre évoquait les grands murs de la bâtisse et les petits cailloux blanc qui formaient la tortille comme le fard s’assimilait aisément aux couleurs criantes et diverses des fleurs parsemant le jardin.

Et le seigneur qu’il était continuait de se pavaner entre toutes ces personnes d’un rang assurément supérieur au sien et louvoyait sans malaisance aucune entre ces dentelles, chemise à jabots tout en esquivant les crinolines encombrantes et les décolletés pigeonnant dans lesquels il s’amusait à y perdre le regard. Levant les yeux au moins une fois, ne serait-ce que pour savoir où il mettait les pieds dans la demeure, il en contempla l’intérieur. Sur des panneaux et des tables à la décoration alambiquée demeuraient posées des flopées d’entremets et de chatteries bien chargeants qui vous pesaient sur l’estomac et qui appelaient grandement à ce que vous vous vous désaltériez quelque peu, et l’on s’en allait que plus brindezingue encore après s’être soulagé de la seule boisson présente céans-même. De l’alcool, du vin ou du cidre, du cognac et du millésime, du champagne ou du pétillant de raison ; tout autant de liqueurs qui affainéantissaient en  vous plongeant dans une langueur et une torpeur sujettes à toutes les fredaines possibles et inimaginables. Et le conviviat s’affolissait déjà par-ci par-là sous l’effet des débuts de l’alcool alors qu’Erwan tendait une oreille discrète tout autour de lui, jouant les pique-assiettes en dérobant une friandise ou une coupe de-ci de-là. L’on dégoisait allégrement sur son voisin lorsque l’on ne le couvrait pas de blandices, l’on jaspinait délibérément sur ce rival dont on convoitait la place dans les sphères les plus hautes, et tout était valable pour tenter de tirer son épingle du jeu, que ce fût pour se faire remarquer soi-même en bien ou l’autre en mal.

Une certaine tournure de phrase, une certaine expression fit tiquer le jeune homme qui se retourna de profit, jetant un discret coup d’œil à la petite scène qui se déroulait non loin de lui. Une conversation était en train d’avoir lieu entre l’hôte et une alliciante jeune femme tout de blanc vêtue. Et lorsque fut prononcé le mot elfe, son intérêt devint bien plus prononcé, et le  spectateur de la scène remarqua ainsi les oreilles de la damoiselle. Celles-ci se détachaient bien de sa chevelure embellie de petites fleurs, la dépassant grandement pour se terminer de manière allongée et pointue. Il n’avait jusqu’alors pas beaucoup vu d’elfes, et moins encore de noble de chez eux. Une beauté légendaire, disait-on, des traits d’une finesse enchanteresse, un corps svelte et tout en harmonie, et des yeux sages et sémillants. Et la fille du comte elfique de Dryanne n’était pas pour salir cette réputation qui leur était faite, loin de là.

Le comte de Virencour la salua pour aller faire de même, un peu plus loin, à d’autres invités qu’il n’avait pas encore visités. Erwan regarda la jeune femme que personne ne rejoignit, étrangement, puis, bobillonnant quelque peu tout en se brandillant d’un pied sur l’autre, il s’empara d’une autre coupe de quelque alcool que ce fût en sus de la sienne avant de se lancer jusqu’à elle.

«Bien aimable au comte de Virencour que de nous inviter, même les plus humbles d’entre nous, en sa demeure afin d’y faite étalage de ses richesses… Lesquelles ne manqueront pas de disparaître d’ici la fin de la soirée, ce qui arrive d’ordinaire à bon nombre de réceptions de cet acabit. Il tendit alors le verre en direction de sa vis-à-vis. Je ne suis pas pour médire de mon hôte que je vois pour la première fois, mais, d’habitude, pour autant que je le connaisse, il se montre bien plus aimable en proposant à boire à une dame qu’il vient de saluer. Et si vous ne buvez pas cette coupe, eh bien… Il esquissa une petite grimace. Je considère que vous m’obligez si fait à la boire, et que vous avez justement dans l’idée de me souler pour…
Il laissa s’étioler dans l’air sa dernière hésitation avant de la reconsidérer franchement du regard, yeux dans les yeux, lui adressant un franc sourire, quoique possiblement et légèrement embarrassé.
J’espère que vous boirez cette coupe en ma compagnie. Il serait peut-être plus séant que j’aille en premier lieu adresser mes vœux à ce cher compte qui vient de vous quitter et que je n’ai pas encore vu, mais… Je vous ai vue, là, esseulée, sans verre ni compagnie, et n’ai pas pu m’empêcher de partir à la rencontre d’une de ces elfes que je n’ai que trop rarement fréquentées pour vous offrir de quoi vous désaltérer. Mmh... Puis-je mettre un nom sur ce ravissant visage ? »

Toujours endiguée dans sa solitude d’elfe perdue au beau milieu de cette foule humaine, la jeune femme l’observa alors qu’il venait de tenir son petit discours. Probablement dressa-t-elle un rapide constat de sa personne, une idée générale que l’on se faisait sitôt que quelque personne que ce fût vous abordait. Ce qui l’avait poussé à vous parler, sa façon de se tenir ou de parler, ses mimiques ou ses tiques, sa vêture et le ressenti qu’il vous inspirait. Et certainement que cette impression s’avéra être positive, pour autant qu’en pensa Erwan, car il vit sa vis-à-vis lui sourire poliment. D’un autre côté, pensa-t-il immédiatement, quel noble un tant soit peu au fait de l’étiquette ne s’affublerait pas d’une expression affable en la présence de l’un des siens ?
Et ce fut donc en répondant allégrement au sourire de l’elfe qu’il lui céda le verre qu’il lui tendait alors. Et la petite civilité de la fille du comte de Drayanne ne fit qu’accroître la largeur dudit sourire sur les lèvres du petit seigneur.

Insensible à la marée humaine qui s’agitait autour d’eux, buvant, riant ou parlant simplement affaire, il hocha la tête suite au remerciement exprimé. Curieuse, peut-être, ou bien dans le seul but de lui rendre la politesse comme tout sang-bleu l’eût fait, elle lui demanda son appellation après avoir décliné la sienne.
«Lynn, répéta-t-il après avoir de nouveau hoché de la tête. Et de cette dernière retira-t-il son couvre-chef en s’inclinant bien bas, diligemment, devant cette noble damoiselle, gardant son chapeau sous le bras. Mes hommages, Madame. Quant à moi, comme dit tout à l’heure, eh bien... Je ne suis qu’un humble petit seigneur qui n’habite pas même dans la capitale et, au sein de cette fête, qui se retrouve entouré de requins aux titres bien plus ronflants que le mien. »
Il la considéra franchement, amusé, souhaitant savoir ce qu’elle pouvait bien penser de tout cela, de son point de vue elfique ; n’était-elle pas noble, elle aussi, et d’un rang bien supérieur au sien, dans sa condition de fille de comte ? Il reprit alors la parole, répondant à sa question suivante.

«Concernant ce que je fais céans-même, eh bien… Comme bon nombre de nobles ici présent, et peut-être même comme vous ! Participer à une soirée mondaine, quiètement, sans complication ; apprécier la bonne chère et le bon vin ou, tout simplement, faire le beau et se montrer de façon ostentatoire, s’arranger des alliances et éviter les mésalliances, connaître ses voisins et tout le gratin de là-haut qui vit, lui, au sein même de la capitale et que l’on ne peut que très difficilement approcher autrement.
Voilà, Dame Lynn. Et vous retournerai-je la question, ou êtes-vous présente à cette lippée pour ces mêmes raisons qui sont les miennes ? »

En réponse à la délicate gorgée qu’elle prit, il fit de même, gobelottant le contenu de son verre, tout doucement, l’observant du coin de l’œil alors qu’elle lui dédiait un étrange regard non pas déplaisant.
Ce fut à ce moment-là que, alors que les passions et les comportements s’altéraient lentement mais sûrement sous les effets de l’alcool, un bougre de noble passablement déjà ivre vint percuter cette jeune femme elfe qui se tenait devant Erwan, bientôt précédé d’un autre crétin en train de se battre avec le premier. Et les deux coupables de se retourner subitement vers Lynn comme si elle était justement l’unique responsable de cette collision, la prenant de haut, tout grands nobles qu’ils étaient, sous prétexte qu’elle avait eu l’audace de se mettre en travers de leur chemin.

Erwan écarquilla les yeux, accusant le coup d’une telle vanité, avant de faire un pas aux cotés de sa partenaire. Il ne se dressa pas entre elle et eux mais prenait très clairement son parti, imposant sa présence à ces deux idiots. Car il ne douta pas que la fille du comte elfique avait son mot et sa répartie à dire dans cette affaire et ne voulait nullement l’en priver. Mais il ne put se retenir lui-même, sèchement et méprisant.

« Pourquoi diable vous aheurter de la sorte dans ce tort qui est assurément le vôtre, tout imbriaques que vous êtes ? Me voilà bien marri de constater que la haute noblesse de sait pas faire la part des choses et a même l’outrecuidance de rejeter ses incartades sur le dos d’innocents. Il va sans dire que c’est à vous de faire vos excuses à cette charmante damoiselle. Fils de pute. »

Fussent-ils saouls, odorant la vinasse, que ces deux messieurs eurent l’intelligence de comprendre que l’insulte leur était adressée. Et ils ne semblèrent pas apprécier.