Terra Mystica

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 [Terminé] Nous sommes l'émeraude

 
[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Sam 3 Mai - 22:16
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Nous sommes l’émeraude, murmuraient les feuillages. Nous sommes la mante sombre de tes montagnes chéries, nous sommes l’immensité noire de tes rêves enfouis. Nous sommes, et serons pour toujours, inchangés et persistants, car nous sommes un vestige d’immortalité dans l’écrin des vallées. Écoute, écoute notre note changeante, nos murmures entremêlés, ils sont inchangés à travers les âges et ils sont le premier son que tu entendis jadis à ton éveil.

Il était là, l’instant ; la seconde, tes yeux à peine éclos qui s’ouvraient pour boire le ciel limpide d’un jour printanier. Souviens-toi du monde, souviens-toi de ce que tu sentis alors sous ses doigts engourdis, souviens-toi de la vie qui te transperça alors et ne t’a plus jamais quitté depuis. C’était la première fois que tu entendais chanter le monde à tes oreilles, et tu as perçu dans un murmure confus la musique qui régit l’univers, tu entendis alors le son profond de la terre, et celui que fait le soleil dans sa course.

Entends encore, là où le silence est le plus profond, entends encore et chante à nouveau.

Phalène rouvrit les yeux, lentement, encore aveugle dans la lumière trop vive d’un soleil tout neuf. Devant elle, hors de l’ombre bienfaisante des sapins, la vallée s’étendait comme un écrin de verdure dans les pans de roche abrupte qui s’élevaient en cimes tranchantes. Les bois, les prairies, les ruisseaux encore gavés de glaciers fondus, et le sifflement du vent qui s’insinuait de toutes parts pour emporter chaque chose dans la même danse vagabonde dont seule Phalène semblait saisir le rythme et le sens.
Elle sourit au vide, assise sur son petit promontoire de roches effondrées. Munin sur son épaule veillait en silence, remuant de vagues et fuligineuses pensées de corbeau. La barde et son compagnon étaient immobiles comme des statues de pierre, environnés du vague halo noir d’encre que faisaient les cheveux de Phalène dans la brise. Son souffle s’était presque tari dans sa poitrine, et après des heures de veille, elle avait cessé de ressentir son propre corps, comme si elle n’était plus qu’un esprit flottant et désincarné. Dans le silence, elle écoutait. Chaque son semblait lui parvenir, elle les ressentait profondément dans sa chair comme si ses oreilles ne suffisaient plus et qu’autre chose encore parvenait à saisir les subtiles inflexions qui résonnaient autour d’elle.

Avec de lents mouvements très amples, elle déposa très doucement une harpe sur ses genoux et en caressa les cordes de ses doigts écorchés. Comme d’étranges papillons bleus aux ailes écornées, ses mains voletèrent, laissant échapper un trille de notes harmonieuses. Elle fredonna quelque chose, d’une voix profonde et grave qui était presque incongrue, venant d’une si petite femme, et puis se mit à jouer, très doucement, une mélodie incertaine dont elle seule semblait comprendre le sens. Ce n’était pas une belle musique, mais dans ses inflexions étranges, dans ses sonorités vagabondes, on sentait émerger un motif qui ressemblait à la course du vent dans les feuillages, comme une vague qui allait et revenait. Peu à peu, ce refrain s’enrichissait de nouvelles arabesques, ruisselait de notes et d’accords qui faisaient des cascades cristallines, accompagnées par la voix de Phalène qui allait en suivant la mélodie. Un, deux, trois, on pouvait enfin saisir l’ensemble, et dans les nuances nouvelles, les rythmes qui apparaissaient, la chanson semblait enfin pouvoir être appréciée par une oreille autre que celle de la musicienne. Quelques mots, quelques paroles, et le refrain qui revenait : nous sommes l’émeraude, chantait Phalène au pied de cette cathédrale de verdure qu’était la forêt profonde.

Nous venons de l’ombre et à la lumière nous allons.
Nous avons abrité tous les rêves du monde,
Et dans le soleil, nous avons grandi.


Et le chant, et la musique s’en allaient, portés par le vent en échos vagabonds. La voix profonde de la barde s’en allait, bondissait entre les arbres et s’étendait sous les sombres feuillages, de loin en loin, planant autour d’elle jusqu’à sembler envahir tout l’espace et chasser le silence impénétrable pour l’emplir d’une beauté aussi étrange que le sont les âpres paysages de ses montagnes tant chéries. À une oreille lointaine, tout cela devait sembler bien irréel, à entendre voleter le chant sous le couvert des arbres ou dans les échos de la vallée ; qui pouvait bien s’attarder ici, dans ce lieu désert, à l’écart de tout sentier ? Nul besoin d’auditoire, quand on a la nature pour spectateur.

Et pourtant.

Phalène

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Dim 4 Mai - 12:34

Corwynn le Lucifuge s’était réfugié à Sola depuis des mois. Il aimait bien ce coin de verdure, calme et paisible, où il savait qu’il n’aurait guère de chances de rencontrer des humains et leurs terribles manies à voir en lui un démon, ce qui n’était pas tout à fait vrai, et surtout à vouloir le brancher avec une jolie corde de chanvre avant de l’enduire de poix et le transformer en torche vivante.

Dire cependant que sa vie était dure était un mensonge. Il vivotait de-ci de-là, confortablement installé dans une grotte qui remontait à avant Foam. Pour le reste, il passait ses journées à pêcher des petites ablettes qu’il enduisait de farine de châtaigne avant de les cuisiner en friture avec de gros oignons sauvages. Et pour l’heure, il était à la recherche des condiments qui lui manquaient pour son repas du soir, thym, ail et ciboulettes, et il espérait aussi tomber avec un peu de chance sur une ruche assoupie pour son dessert, petit pêché mignon qui le comblait de temps à autre.

Toujours est-il qu’il se baladait plus qu’il ne cherchait, cueillant ou fouillassant ici, coupant là. Dans son dos, il avait gardé son épée, mais bien sûr il préférait un petit couteau pour ses activités de récoltes printanières. Pour le reste, il était habillé en homme des bois, mocassins de daims complétés par des guêtres du même cuir, pantalon à lacet renforcé ici et là par des plaques de peau et pourpoint de toile épaisse. Il n’avait pas daigné mettre de manteau, tout d’abord il faisait chaud, et puis, il n’escomptait pas tomber sur quelqu’un aujourd’hui qui l’aurait forcé à cacher son visage.

Il marchait, perdu dans ses pensées, lorsqu’il entendit un chant. Au début, il avait cru que ce n’était que la caresse du vent dans les arbres, ode habituelle qui ravivait son âme bien plus que ces piètres contes que les humains aimaient à débiter. Sauf que la petite ritournelle ne quittait pas ses oreilles pointues, et plus il s’enfonçait dans les bois, plus il l’entendait. Quelques mots, repris sans cesse, d’une voix claire et profonde. Obnubilé par ce chant, le lucifuge se coulait maintenant vers elle. Il se glissait dans les creux du terrain, en arrêt, parfois, pour chercher la source de cette musique divine, et puis il se remettait à bondir de trous en arbustes, sans faire craquer une seule branche qui aurait brisé l’harmonie. Il sautillait comme un lièvre en rut à la recherche de sa hase. Il s’approchait. Plus calmement, maintenant, il allait presque rampant vers le bord de la clairière, se cachant derrière les racines d’un sapin que la foudre avait fait tomber. Dans la trouée de la vallée, entre les grosses roches arrachés par quelques titans antédiluviens, une jeune femme jouait de la harpe et accompagnait la mélodie de ses doigts par un chant profond, celui qui le hantait depuis plusieurs minutes. Ainsi donc ce n’était pas qu’une illusion, à moins qu’elle ne soit une dame fée des contes que Tristelune connaissait si bien. Il l’écoutait sans parler ni montrer sa présence. Son œil expert regardait ses formes, menue poupine, visage à peine sortie de l’enfance, joues pleines et boucles tendres. Elle était vêtue de couleurs sombres qui contrastaient avec sa peau bleutée et ses cheveux ciel. Mélange indéfinissable d’une fille-fée. Bien sûr, elle n’était pas aussi jolie que sa douce Aeris. L'humaine était même très loin de sa peau de lait, son giron haut et ferme dont il connaissait encore la perfection albâtre, ses longs cheveux blonds qui tiraient presque sur l’or et sa frimousse d’elfe en pleine maturité, ses joues rosies après la course dans le vent, ses lèvres pourpres qui appelaient à l’amour du chaste baiser. Triste souvenir…Oui, cette fille-fée qui chantait une complainte irrégulière, s’accompagnant de sa grande harpe, était bien loin de l’amour perdu du Lucifuge. Et pourtant, en elle il sentait la même magie, dans son chant et sa mélodie. Ce n’était pas une belle chanson, mais l’inconnue était en accord avec la nature, même…Elle était la Nature. Son âme se fondait dans le murmure du vent qui se perdait dans les sapins, dans le souffle de l’onde qui coulait entre les rochers, dans les grincements de la terre en travail pour produire la perfection de Yehadiel le Maudit. Telle était cette femme, et s’il pouvait la haïr pour ce qu’elle lui rappelait, ce temps béni où il était encore un barde elfe, serviteur du Dieu pancréateur, son âme ambivalente ne pouvait qu’applaudir à la perfection planante de l’instant.

Corwynn se laissa bercer longuement, au point d’en oublier le temps, et quand il entendit les dernières notes de la complainte se terminer, sur ces quelques mots mille fois répétés, il se leva hors de sa cachette et, sans bien y réfléchir, il applaudit, moitié moqueur, moitié admiratif, se découvrant lui, l'unique spectateur, du chant de la fille fée.

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Dim 4 Mai - 21:22
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Il fallut un temps qui sembla infiniment long pour que parvienne aux oreilles de Phalène le battement des mains de l’inconnu. Munin l’entendit le premier et même le brusque mouvement d’envol qui l’amena à quelques pas de l’étranger ne parvint pas à troubler la musicienne qui semblait plongée dans un état second. Le corbeau demeura silencieux, mais observa longuement l’étrange personnage, oscillant la tête de droite à gauche, le plumage gonflé et les ailes entrouvertes, comme prêt à lui barrer la route.

Et puis, la jeune femme revint à la réalité et cligna des yeux avec surprise. Il lui fallut encore quelques secondes pour qu’elle semble se souvenir d’où elle était, et d’où provenait ce son incongru. Avant même de se retourner, elle prit soin de déposer sa harpe près d’elle avec des gestes d’une infinie précaution. Elle se leva enfin, d’un geste si lent qu’elle semblait encore plongée dans une sorte de transe, et se tourna vers son unique spectateur.

Elle avait du mal à distinguer la silhouette de l’étrange personnage, tapi dans l’ombre profonde des bois, et son regard encore accoutumé à la pleine lumière éclatante du jour était soudain troublé. Elle ne voyait de lui qu’une silhouette obscure dont elle peinait à saisir les traits, mais ce qu’elle vit ne lui inspira qu’une curiosité soudaine. Pourtant, quelque chose au fond d’elle retenait cet élan, et il lui sembla que tout se mouvait dans la pénombre dansante ; une rafale écarta un temps les branchages et fit tomber un rai d’or tremblant sur deux yeux profonds comme des gouffres qui étincelèrent brièvement. Leur éclat était trouble et sans fond, comme des puits d’eaux mortes où reposaient d’antiques vestiges pareils à des ruines entrevues sous une onde mouvante. Elle fit un pas, presque à contrecœur, et il lui apparut plus nettement. Sa vêture ordinaire pour un habitant des forêts ne parvint pas à éclipser l’étrange sentiment qui pressait le cœur de Phalène, et elle entrevoyait autre chose, la froideur viscérale, un parfum d’encens et de chair desséchée, la fragrance sourde et entêtante de vieux lys fanés, et un murmure comme une plainte qui l’enveloppait telle la mante lourde d’un seigneur déchu.

Ancien, oui, drapé d’une ombre si vieille que les pierres pleuraient encore la complainte silencieuse qui l’entourait. Oh, tristesse... Une pierre était tombée au fond de sa poitrine, une pierre tombale lourde comme un millier d’hivers.

Elle baissa la tête, comme ployant sous un fardeau invisible, et puis ferma les yeux avant de se reprendre, luttant pour reprendre pied dans la réalité. D’un sifflement, la barde rappela auprès d’elle le corbeau qui observait toujours l’homme d’un air menaçant et fit une révérence profonde.

— Si ces applaudissements sont pour nous, sachez que nous sommes flattée que notre ritournelle vous ait plu.

Se redressant, elle croisa de nouveau son regard et frissonna. La chaleur du jour semblait s’être dérobée de ses os, et elle peinait à saisir encore le murmure apaisant de la brise dans les branches des sapins. Tout sombrait un peu, terni, étouffé, et lui seul demeurait. Tout semblait s’être figé autour de lui, sa mine altière malgré son habit frustre, semblable à quelque roi tombé, sa figure façonnée du même marbre inaltérable dont on fait leur statues. Son esprit peinait à surnager au milieu de ce vertige, et elle finit par s’accoutumer à cette sensation pressante, tâchant de ne point se montrer trop impolie ni trop distante.

— Nous ne pensions rencontrer personne en ces lieux, reprit-elle d’un ton enjoué qui cachait peu à peu son trouble. Nous sommes loin de tout, ici ; mais je gage que vous devez être familier de ces vallées pour vous y aventurer aussi hardiment.

Son timbre était aussi agréable à l’oreille que lorsqu’elle chantait, et ses mots étaient tout pleins des nuances chantantes de la langue locale. À n’en pas douter, elle était des peuples qui habitaient les montagnes, et les motifs tatoués sur sa peau étaient tout à fait familiers pour ceux qui avaient pu fréquenter les tribus de Sola. Il y avait chez elle une gaieté innocente, désarmante même, tant elle était profondément sincère et habitait toute sa personne. On eu peiné à trouver chez cette étrange petite femme le moindre soupçon de méfiance, de crainte ou de menace, et elle ne représentait à coup sûr pas le moindre danger pour quiconque.

— Nous sommes toujours ravie d’avoir un auditoire, aussi réduit fut-il, n’est-ce pas, Munin ?

Poursuivant son babil, elle s’était tournée vers le corbeau qui s’était perché près d’elle et veillait en silence.

— La musique vaut peut-être pour elle-même, mais elle vaut encore plus lorsqu’il y a quelqu’un pour l’apprécier, bien que nous ayons la prétention de croire qu’elle plaît à ce qui nous entoure. Les arbres ont chanté pour nous, alors, nous chantons pour eux.

Phalène

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Lun 5 Mai - 9:04

A sa révérence le Lucifuge répondit un simulacre de salut, à moitié goguenard face à ces questions, mais à moitié sincère. Déjà elle partait dans son long babil. Las, comme toutes les femmes elle ne pouvait pas s’empêcher de parler, trop longuement et trop vite. Un demi-sourire tordit ses lèvres, Aeris avait été comme ça, autrefois. La montagnarde gardait sa voix grave et suave, teintée de cet accent si particulier qui donnait à ces régions leurs charmes pittoresque, et elle partait dans un long discours sur sa pratique du chant et son lien avec la nature. Il ne s’était pas trompée, cette humaine était une vraie fille-fée, mais la question était de savoir si son blabla était là pour réellement expliquer son talent d’artiste à son interlocuteur ou si elle cherchait à se rasséréner quant à l’être qui lui faisait face. Même si elle devait être femme à avoir plus que longuement étudié le loup, un être démoniaque comme un Lucifuge ne devait pas courir les ruelles de son petit village et elle devait certainement avoir peur. Toutefois elle continuait son babil avec un tel aplomb, sans même s’arrêter que cela en devenait presque gênant, et pourtant seul Nayris savait depuis quand son serviteur avait abandonné les pratiques habituelles de communications avec les êtres doués de sens. Oui, elle parlait sans rien dire, moitié pour se rassurer, mais moitié aussi pour passer inaperçue, déblatérer des concepts pour oublier qu’elle n’était rien aux yeux de celui qui lui faisait face, faire comprendre qu’elle n’était un danger pour personne, si ce n’était peut-être elle-même.

D’une voix profonde et grave, qui cherchait des mots depuis longtemps éteints dans une gorge silencieuse, le Lucifuge lui répondit :


« Je ne suis qu’un voyageur qui a trouvé pour quelques jours un gîte dans les parages. Quant à l’aventure…Qui peut bien savoir ce que j’y cherche » Un haussement d’épaule, déjà elle reparlait de son chant, cherchant à se donner du courage dans l’aval du corbeau.

L’homme aux cheveux blancs regardait ce drôle de couple, s’attendant même à ce que l’oiseau se mette à parler, ou du moins croasser, pour assurer le gazouillis de l'oiseleuse. Étrange duo que ces deux là, une fille-fée bleue nuit et un corbeau noir de jais, ils se ressemblaient énormément et pourtant, des deux, le plus dangereux semblait cette volaille qui portait le nom de Munin et qui le contemplait toujours bien qu'il soit revenu se percher sur l'épaule de sa maîtresse. La logorrhée de cette dernière ne s’arrêtait pas là, elle continuait maintenant sur les arbres et la nature, regardant cette vallée qui commençait de s’endormir tandis que l’astre solaire déclinait doucement. L’humaine venait de cesser de parler, attendant peut-être une réponse, à moins que tout cela ne soit que pure rhétorique, ce qui était probablement le cas.


« La Nature n’écoute pas les prières fille-fée. Mais je suis certain que to…Vôtre chant a dû ravir quelques instants ces parages. Moi-même je m’y suis laissé prendre, alors que rien ne me prédisposait à passer par cette route.» Par ce terme il désignait en fait la sente effacée qu’il avait suivi tout du long. « Heureuse rencontre sûrement. Surtout que je suis moi-même rapsode à mes heures perdues… » Sa voix s’était brisé sur ce point tandis qu’il semblait s'oublier dans un temps très lointain. Il se reprit pourtant très vite, les mains bien en vue en signe de paix. « Mais cela est une autre histoire que celle d’une fille-fée qui chantait pour les nuées et la sylve les bijoux émeraudes de Terra ». Son sourire était revenu, espiègle, sans toutefois occulter une trace de chagrin qui brillait encore dans le coin de son œil, comme s’il ne croyait pas, ou ne voulait pas croire, à ses propres mots.

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Lun 5 Mai - 12:13
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Phalène ferma les yeux quand la voix de l’homme résonna sous les feuillages. Prise dans son propre discours, elle avait réussi à occulter la première fois les sonorités de ses mots, mais lorsqu’il lui répondit plus longuement, ce fut comme d’essayer de se tenir debout dans une tempête, il y avait soudain beaucoup de trop de choses qui s’éveillaient autour d’elle pour qu’elle puisse encore passer outre. Son cœur se serra, et elle sentit ses yeux s’embuer de quelques larmes alors qu’elle se débattait d’un chagrin soudain. Elle écouta, attentive, les inflexions et les syllabes de l’étranger, et dans la cassure brève d’une phrase, décela quelque chose qui s’épancha soudain dans le reflet de ses yeux noirs où dansaient les eaux profondes. Le silence semblait lui être bien plus familier que la parole, et son visage s’animait à peine alors qu’il parlait, comme si trop de solitudes et d’isolement lui avait fait perdre l’usage de tout cela. Mais son érémitisme supposé n’était pas la seule cause de la froideur immobile de ses traits. Il était comme une feuille morte, portant encore en lui les vestiges de ce qui avait été, de la verdeur vivante de jours anciens. Et puis tout cela était passé, s’était fané, n’en restait plus que la trace desséchée comme un squelette, et c’était un silence de mort qui l’entourait.

Un reniflement discret chassa l’ondée qui était montée à ses paupières et elle l’observa un instant, penchant de nouveau sa tête de côté d’un geste qui ressemblait à celui d’un oiseau intrigué.

— Votre voix est belle, dit-elle avec une fausse gaieté.

La rumeur de ses mots s’était répandue dans les sous-bois, sombre, grave, vibrante même, et il y avait quelque chose dans son timbre obscur qui la faisait encore frissonner. Phalène aurait dû s’en aller, laisser là ce gouffre qui captivait son esprit et peuplait la forêt d’ombres mouvantes et de froidures funèbres ; mais il y avait là quelque chose, quelque chose d’immense, et de fascinant. C’était dans son regard, noir et insondable, dans la blancheur neigeuse de sa chevelure, dans le pli fin et cruel de sa bouche comme fendue d’un coup de lame dans ses joues pâles. On eut dit un chat, quelque grand fauve d’un cruel raffinement, à la gravité noble d’un vieux roi ; le silence l’enveloppait encore, et le cri muet, cette lamentation silencieuse s’enroulait autour de lui pour étouffer tous les sons. Il manquait quelque chose... Comme une moitié d’être, qui pleure sans fin la perte de ce qui avait été.

Un très doux sourire de madone se peignit sur les traits de Phalène lorsqu’elle s’avança encore vers lui.

— Mais c’est la tristesse, qu’elle nous inspire, et elle résonne à nos oreilles comme le chant du deuil.

Tout autour d’elle les choses se mêlaient entre elles, de noirs liserons escaladaient les murs effondrés de tombeaux anéantis, et tout périssait de chagrin pour se laisser tomber en cendres. La souffrance était vive, soudain, et la peine insondable faisait pleuvoir des torrents de sel sur un monde désolé. Plus rien, plus rien. L’ombre seule demeura, et la poussière grise, et le goût des larmes comme un vin amer. Des chants s’élevaient dans le noir, une même voix plaintive et mélodieuse cent fois usée, répétée, jusqu’à ce que sa trame se défasse à son tour et qu’il n’en reste plus rien, jusqu’à ce que tout espoir, jusqu’à ce que tout murmure soit réduit à néant. Elle aurait voulu apporter réconfort et sollicitude à l’être qui avait pu ressentir autant de tristesse, mais cela ne servait plus à rien : dans le cimetière à demi vivant qui se tenait face à elle, il n’y avait plus rien à qui offrir sa consolation, rien qu’une enveloppe vide et desséchée qui n’avait plus la moindre larme à verser.

Phalène cligna des yeux dans l’ombre mouvante des bois et esquissa une petite mine d’excuse.

— Pardonnez-nous, nous nous sommes égarée un instant.

Phalène

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Lun 5 Mai - 14:42

Sa voix ? Belle ? Elle qui avait été brisée à trop pleurer contre le Destin et hurler sa rage contre les jeux du sort ? Comment pouvait-elle dire sérieusement cela cette fille-fée à la voix enchanteresse ? Haussement d’épaule, il n’avait rien à lui dire. Mais elle semblait si triste elle aussi, comme si elle partageait sa peine. Comment pouvait-elle passer si facilement de la communion avec la nature aux larmes…C’était réellement un don des femmes. Et cela le rendait nerveux, ou l’accablait encore plus de tristesse, lui qui se défiait d’elle comme la peste. A moins que ce ne fusse de lui-même qu’il avait peur. De ce qu’il pouvait ressentir. Oui, il était brisé, un Lucifuge corrompu par la magie de Nayris, et jamais plus il ne saurait communier comme la femme bleue avec la Nature, car il avait osé défier Yehadiel dans sa colère et son chagrin, et n’avait plus de recours que de vivre dans les Ténèbres.

La brise se levait. Dans le vent, il entendait le murmure de ses frères élémentaires. Ils lui disaient de ne pas faire de mal à cette humaine, de l’écouter, de s’approcher d’elle. Ne te défie pas de la fille fée Corwynn, tel était ce que lui susurrait doucement des Vents. Et le magicien qui connaissait leurs pouvoirs pour avoir plus qu’à son tour volé sur leurs ailes ne pouvait ignorer leurs caresses ainsi que leurs avis.
Il regardait le visage poupin qui se transformait en celui d’une madone, mère des martyrs, porteuse de la souffrance. Stabat Mater, celle qui se tenait debout. Se pouvait-il que la fille fée soit une dame enchanteresse, qu’elle soit capable d’enlever ou de partager, pour un temps, le terrible fardeau qui pesait sur l’âme de Corwynn depuis bien trop d’années ? C’était ce que lui disaient son instinct et la caresse du vent, mais aussi une petite voix de femme, tendre et émue. Tzali’tch ne dormait pas comme elle voulait le faire croire. Cachée au plus profond de l’esprit du Lucifuge elle murmurait doucement sur les accords qu’usaient les vents. Une douce mélodie, empreinte de tristesse, le même ton clair que la jeune fille utilisait depuis tout à l’heure. Décidément, tout se coalisait autour du baladin pour qu’il ne lutte pas et se laisse aller. Alors, il jeta les dés et le Destin roula une fois de plus sous la paume du Baladin.

Il leva haut la main vers le ciel, et dans un bond, un seul, il plongea vers la fée demoiselle. Il se laissait porter par le vent, usant d’un tour d’apprenti, une simple petite illusion. Mais si elle était réellement une fille fée, elle devait avoir vu les élémentaires, ses frères à lui, Corwynn Ap Dheol, se manifester l’instant de ce saut qui semblait avoir duré une éternité pour le porter. Il volait sur les Ailes du Vent, et finit tout près d’elle. Elle ne semblait pas effrayée outre mesure, même si de près, on aurait presque dit qu’elle allait se mettre à pleurer.

Il étudiait son visage aux rondeurs enfantines, ses grands yeux bleus, azurs tout comme son abondante chevelure et sa peau, semblaient grands ouverts sur le ciel qui se pâmait maintenant de violine. Elle reflétait la nature dans chacun de ses traits, et semblait parfaitement belle malgré son visage de femme-enfant. C’était peut-être cela son donc, Corwynn ne pouvait pas dire qu’elle était jolie, certainement pas, mais belle oui. Bien différente du printemps qu’était jadis Aeris, mais bien plus…Comme une nuit d’été indien, longue et sans fin, tandis que l’automne tentait vainement de jaunir les bois.

Le soleil tombait désormais, et le chant de la forêt le saluait. Sifflement lugubre dans les sapins, chant funeste de la mort, mais qui appelait au retour de la vie, clamant haut et fort que l’aube nouvelle viendrait dissiper les ténèbres. Sourire amer sur le masque facial du Lucifuge, lui qui ne vivait que dans l’ombre. Il tendit une main pâle vers sa frimousse et, lentement, il caressa sa joue, dérobant la larme salée qui allait poindre sur ce doux visage. La lune se levait maintenant.


« Ne vous excusez pas mademoiselle. La tristesse ne sied pas à un si joli minois. Non, laissez donc cela à Tristelune le baladin. »

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Lun 5 Mai - 15:47
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L’étrange homme ne semblait pas offensé par le comportement étrange de la barde, et ses longs yeux noirs l’observaient en silence. Elle le sentait la détailler, sans trahir la moindre pensée, mais il n’y avait besoin de nulle expression quand son mutisme à lui seul suffisait. Le vent les enveloppait de ses funèbres murmures, forcissait d’une voix chaque instant plus tangible qui allait et venait dans les rafales. Que disait-il ? Phalène ferma les yeux l’espace d’un instant. Elle n’avait jamais réellement compris ce que disaient ces murmures aériens, elle se contentait de les ressentir, dans sa chair et dans ses os, comme autant de messages gravés dans sa propre substance. La tristesse insondable du personnage s’épanchait de toutes parts comme des eaux lointaines longtemps dormantes sous la terre, mais il semblait que nul flot, nulle usure patiente des sentiments ne pouvaient plus éroder le cœur en forme de pierre tombale qui dormait dans cette poitrine de marbre.

Trop tard pour pleurer, désormais, il n’y avait plus rien au-dedans qui puisse recueillir sa pitié. Oh, triste, triste personnage ; elle ignorait tout de lui, mais ce puits sans fond qui lui creusait l’être la désolait au point de l’amener toujours au bord des larmes. Quelle qu’en fût la raison, on ne pouvait vivre avec cela enclos au fond de soi, on ne pouvait qu’en mourir, même à petit feu. Était-il seulement vivant, lui qui avait au fond des yeux des flots morts et des ombres immobiles ? Que restait-il encore, sinon un vestige de lui-même ? Elle croyait deviner la lueur d’anciennes beautés enfuies, dans ses traits durs et glacés ; il avait été beau sans doute, plus encore qu’aujourd’hui, céleste et aérien comme le sont ceux de sa race aimée des Dieux.

Elle eut un sursaut vague quand il s’éleva soudain, porté par les souffles mêlés du vent, pareil à quelque spectre ensanglanté par la lueur du crépuscule. Ses yeux légèrement écarquillés ne brillaient pas de crainte, mais d’une admiration soudaine, car la vision était propre à susciter l’émerveillement, de ce ravissement funeste que l’on éprouve à voir des choses sublimes et terribles à la fois. Sur les ailes des esprits qui vivent dans les airs, il flottait sans effort, pareil à quelque ange funèbre et grave, avant de s’abattre vers elle dans un grand souffle noir. Le soleil sombra alors derrière les montagnes et toute lumière s’en fut, laissant le monde dans une grisaille que seule dissipait encore la clarté flamboyante du ciel doré. L’ombre ici se fit profonde et froide, alors que la chaleur du jour s’en allait déjà. Phalène frissonna de nouveau, ses yeux encore embués de larmes silencieuses, secoué par ce sentiment étrange, cette émotion profonde et déchirante que seule pouvait produire le subtil mélange de la beauté et de la souffrance.

De longs doigts blancs comme des os se déplièrent sur sa joue, effleurant l’eau solitaire d’une larme égarée sur le champ de neige, et elle eut un mouvement de recul, si bien que le bout de ses phalanges n’eut qu’un très bref contact sur sa peau. Elle en sentit l’aiguillon de glace, et s’effondra à demi sur elle-même en luttant pour garder la tête hors du flot qui submergeait son esprit alors que Munin s’agitait sur son épaule pour la ramener à la réalité. Les larmes coulaient de nouveau, car la demi-seconde qu’avait duré ce toucher avait rendu plus fort encore ce sentiment qui lui serrait le cœur et lui avait fait pleinement ressentir la profondeur des ombres qui l’habitaient. Cela n’avait été qu’une étincelle, aussi brève qu’un battement de cils, mais elle ne voulait pas plus en connaître, ni en ressentir et déjà le vertige s’emparait d’elle, à avoir enfin conscience de la profondeur abyssale de ces ténèbres dormantes.

— Oh, ami ; nous avons vu.

La voix de la jeune femme s’élevait encore, un peu troublée, hantée par le frémissement d’un sanglot.

— Nous ne sommes point sans cœur, hélas, et si la tristesse vous sied mieux qu’à moi, nous ne pouvons que nous lamenter pour vous.

Elle sourit de nouveau, longuement, douloureusement, et il y avait soudain sur son visage une tendresse chagrine qui animait son regard d’un éclat très doux. Elle se releva lentement, restant cette fois à bonne distance de l’étranger.

— Nous sommes désolée. Quel que soit le fardeau qui blanchit votre front, ô, Tristelune ; vous avez toute notre compassion.

Phalène

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Lun 5 Mai - 18:13

Le sourire que la jeune femme arborait sur le visage était le même que le Lucifuge. Triste et amer, perdu dans des pensées bien éloignées du commun des mortels. Un seul geste, un effleurement minime, et elle avait senti le même goût de bile qui décapait à longueur de siècles la gorge de Corwynn, lui l’elfe favori de Yehadiel qui désormais avait bu la coupe de Nayris encore plus loin que la lie, jusque dans l’odeur douce-amère du marc, marigot puant et sirupeux qu’était la boisson favorite des Démons des Limbes.

Qu’avait-elle perçue dans cet instant, il ne saurait, il ne savait le dire. Cette chanteuse tout à l’heure si gaie venait de partager un fardeau que nul mortel n’avait pu porter, et cela seulement le temps d’un clignement d’œil. Et pourtant, pourtant elle ne se détournait pas du Lucifuge, même, elle continuait de le regarder sans commisération ni même pitié, mais bien plus comme si elle aussi était une âme en peine. Dans d’autre temps, dans d’autres lieux, elle aurait pu ressembler à la douce Cassandre cette fille-fée, mais elle n’était pas prophétesse. Non, elle se contentait, un instant seulement, qui pourtant aurait pu être une éternité, les pods et les remords des autres. C’était ce que ce contact si fragile, instinctif, avait appris à Corwynn.

Tendresse et douceur, elle était plus que la stabat mater, car maintenant elle refusait les larmes qui lui venait pourtant aux yeux, petites bulles à la commissure des cils que la lumière de la nuit faisait briller un tout petit petit instant. Infime. Et pourtant, la haine qu’aurait pu sentir le Lucifuge, la même qu’il ressentait d’habitude pour ceux qui essayaient de porter un regard de pitié sur l’elfe transformé en démon, cette haine ne poignait pas. Il n’avait pas envie de cracher une bile amère au visage de la fille-fée, il ne voulait pas la brusquer. Non, ce n’était pas que le chagrin et la pitié qu’elle ressentait pour lui, mais quelque chose de plus transcendantal. Quelque chose qu’une seule femme n’avait jamais éprouvé pour un homme, pour lui, Corwynn. Oui, c’était le même regard doux amer qu’avait eu Aeris quand il avait baisé ses lèvres déjà roides une ultime foi, il y a de cela près de deux centaines d’années.

Las, cette femme enfant était humaine, et jamais ô grand jamais elle ne serait CoeurSoleil, elle, la Dame au Corbeau. Non, elle ne pourrait pas partager plus longuement le fardeau du gynécide, de celui qui haïssait Yehadiel d’une haine millénaire. Alors, il fallait continuer de faire semblant, recomposer une carapace autour de son âme et s’essayer à nouveau à sourire, désabusé et cyniquement, mais au moins, un instant, détourner l’attention.

Il ne reprit pas sa main, ni même n’essaya de sécher les larmes de la fille-fée. Il la regardait, plongeant ses yeux fendus comme ceux des chats dans son regard azur. Violine des profondeurs contre bleu céleste, deux visions de la nature profonde du monde, la mort contre la vie.

Son sourire de loup se figea un instant. Même s’il avait voulu la haïr, cette femme enfant, cette aède qui chantait comme le rossignol, il n’aurait pas pu la toucher ni lui faire le moindre mal, pas en cet instant. Elle était comme l’oisillon qui venait de renaître, un phénix qui portait le fardeau de mille et une vies. Et lui, Corwynn, petit fétu de paille soumis au Destin, ne pouvait rien faire contre cette sagesse pluri centenaire. Alors, il se baissa profondément, dans une élégante révérence, un peu discordante dans ce lieu, même si la nuit transformait les arbres en murs aussi épais que ceux d’un château, et que le lit de cette rivière assoupi où il se trouvait aurait pu ressembler aux jardins d’un palais. Et il dit, de sa voix grave et posée, quelques mots qui aurait pu être du syldarin, mais qu’il prononça pourtant en commun :


« Ne soyez pas désolée, ma Dame, vous qui m’avez appelé ami. J’accepte votre compassion car elle n’est point le simple reflet de la pitié. Bien sûr, vous ne pourrez rien enlever au fardeau qui est le mien, mais ce soir, Dame au Corbeau, je vous invite à dîner, si vous le souhaitez. Et après, vous chanterez une fois de plus pour la nature, et la harpe de Tristelune vous accompagnera dans vos envolée mélodiques »

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Lun 5 Mai - 19:28
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Au milieu de l’ondée qui voilait le visage de Phalène perça un vaste sourire quand Tristelune s’inclina face à elle avec l’élégance d’un prince de l’obscur. Elle rit doucement, et fit la révérence à son tour, quoiqu’avec moins de grâce, tandis que Munin crapahutait sur ses épaules pour ne pas avoir à en être délogé.

— Nous sommes enchantée de votre invitation et l’acceptons avec plaisir, sire Tristelune. Allons, et chantons autant qu’il vous plaira !

La barde avait l’étrange certitude qu’il avait été parfaitement sincère en disant accepter de bonne grâce ce qu’avait pu inspirer chez elle la connaissance de ses maux, et cela l’enchantait autant que la plus grande des victoires gagnées sur la désolation. Ce n’était presque rien, toutefois, à peine une étincelle dans la profondeur des ténèbres qui l’habitaient, rien qui puisse le dévier de sa funeste voie, mais elle était simplement heureuse d’avoir pu apporter un peu de lumière là où il n’y avait plus que l’obscurité. On eut pu imaginer deux êtres aussi dissemblables, l’un façonné de la pierre morte dont on fait les tombeaux, drapé dans une gravité funèbre au sourire amer, et l’autre toute faite du bois vert et tendre dont on fait les simples humains, emplie de la gaieté des gens simples et de l’amour qu’elle avait pour toute chose vivante. De son sourire de loup, de ses yeux de chat il aurait pu la dévorer toute vie, et n’en laisser que quelques os ; s’il décidait de lui faire du mal elle ne pourrait rien y faire, c’était ainsi, et elle avait accepté de vivre avec la pleine connaissance de sa propre faiblesse depuis fort longtemps.

Un nouveau sourire revint éclairer son visage et y effaça toute trace de la tristesse qui l’avait habité quelques instants plus tôt, amenant dans ses yeux d’azur un éclat renouvelé.

Peu à peu, son esprit semblait s’accoutumer aux impressions vacillantes qui environnaient le vagabond, et cela rendait l’atmosphère enfin plus supportable tandis qu’elle trouvait ses repères. Elle avait sa façon bien à elle de s’habituer aux séismes produits par les autres, à toutes les bizarreries qu’elle percevait chaque jour ; il lui fallait toujours quelques minutes, parfois plus, et c’était comme plonger dans des rivières inconnues où il fallait apprendre à apprivoiser les courants pour s’y glisser sans effort, chaque fois découvrir un monde nouveau. Des motifs se dessinaient, à la longue, des impressions familières, bien qu’elle ne comprit que rarement le sens profond de ce qu’elle voyait et entendait. Elle savait rester à la surface des choses, sachant fort bien ce qui l’attendait si elle se laissait entraîner.

Phalène prit le temps de récupérer harpe et paquetage, dissimulé sous le couvert d’un buisson, et s’en chargea avec efforts tandis que Munin prenait place sur le haut du barda qu’elle transportait et qui rassemblait toutes ses maigres possessions. Tapotant le sol du bout de son bâton de marche couvert de gravures fantastiques, elle plissa le nez en regardant autour d’elle. On n’y voyait déjà plus grand-chose, sous le couvert des sapins ; le crépuscule laissait encore de la lumière dans la vallée, mais déjà les ténèbres étaient denses sous les branchages serrés.

— Nous ferons confiance à vos yeux, ami, dit-elle sans la moindre trace de suspicion dans la voix. Les nôtres font à présent défaut, hélas.

Devoir se fier à un parfait inconnu pour trouver son chemin dans la nuit ne semblait pas l’inquiéter outre mesure, et c’est sans crainte qu’elle s’apprêta à suivre le triste aède où qu’il voulût l’amener. La perspective d’un repas partagé était plutôt plaisante après des jours de solitude et la nature curieuse de Phalène se réjouissait par avance de ce qu’elle pourrait apprendre de lui. Elle aurait bien des vers à chanter après cela, sur cet étrange homme à la mine de prince déchu, beau comme un sépulcre, surgi au crépuscule dans le sanctuaire de la forêt. Peut-être aurait-il des refrains, des contes, des nouvelles pour enrichir sa mémoire déjà immense, peut-être des airs nouveaux, et elle voulait apprendre de lui comme elle avait appris de tous les autres. Ainsi elle portait en elle la trace, même infime, de tous ceux qu’elle avait rencontrés, et par elle, par ses mots répandus à tous les vents, il y aurait toujours quelqu’un pour se souvenir d’eux.

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Lun 5 Mai - 20:00

Le chemin dans ces contrées vallonnées n’était guère aisée, surtout avec le paquetage que sa consœur barde portait sur son dos. Mais il connaissait l’attachement des rapsodes à leur instrument, et jamais il ne lui aurait proposé de l’aider en prenant une partie de son fardeau. Toutefois, il lui ouvrait la marche, cassait les branches qui auraient pu revenir sur son joli minois, tenant les fougères quand elle passait après lui et lui tendait une main secourable quand ils devaient sauter le cours d’un arroyo ou grimper un rocher moussus qui aurait pu la faire glisser. A vrai dire, le Lucifuge aurait très bien pu aller plus vite, mais cette marche nocturne, tranquille en apparence, le mettait en appétit. Ils ne parlaient pas, l’un et l’autre concentré sur la sente tracés par les animaux. Corwynn ne se pressait guère, même s’il y voyait bien mieux que la jeune femme à ses côtés dans les ténèbres. Il écoutait le chant de la forêt, les ululements des chouettes qui venaient de se réveiller, les bruits plus discrets d’un couple de renards qui s’en allaient chasser en bondissant, et parfois, plus lointains, le brame lent et monotone d’un cerf. Oui, cette nuit était belle, et les grandes oreilles de celui qui avait autrefois était un elfe écoutait le chant de la nature, triste comme toutes les nuits. Le vent lui sifflait dans les oreilles, bien qu’amoindrie par les grands sapins qui entouraient leurs chemin, labyrinthe végétal dans lequel il ne se trompait pas de chemin. Les minutes passaient, et ils s’enfonçaient plus profondément entres les mamelons, grimpant et descendant à un rythme soutenus.

Après une demi-heure de marche, l’elfe indiqua d’un geste un petit surplomb. C’était l’entrée de son gouffre personnel. Escalader le sentier était plutôt aisé, Corwynn indiquant à la fille-fée les meilleures prises, de grosses racines qui retenaient la terre pouvait lui servir d’aide si elle en avait besoin. Une fois arrivé, elle pouvait constater que le surplomb était en fait une vaste terrasse de granit, qui s’ouvrait sur une grotte naturelle par un conduit mince mais assez spacieux pour laisser entrer un adulte sur ses deux jambes.

Dedans la petite grotte, c’était la même roche qui rendait l’espace plutôt frais, surtout qu’un conduit menait vers le haut. Double assurance pour un home des bois, Corwynn savait qu’il pouvait fuir par la cheminée et puis, c’était pratique pour son feu qu’il avait installé juste en dessous. En quelques gestes élégants, il déchargea son propre fardeaux de champignons et autres plantes de la forêt dans une niche, et puis il alla se mettre à battre un briquet pour donner quelques lumières à sa compagne. Lorsque cette dernière fut, en fait il avait allumé un petit creuset naturel où il avait bricolé un système pour retenir une marmite, elle put voir l’ensemble de ce petit espace cossu. Comble du luxe, ce qu’elle pouvait entendre en fait dès l’entrée, une petite source distillait ici une eau claire dans un petit bassin qui repartait nul ne sait où. Pas assez grand pour se laver, mais le Lucifuge lui assura que l’eau était parfaitement bonne. D’ailleurs, il alla puiser un peu de ce nectar divin tandis qu’il la laissait trouver une place sur un banc de pierre. Il lui offrit une timbale d’eau claire avant de prendre un récipient qu’il plongea aussi dans l’eau fraîche.

Une fois la casserole remplie, il se mit à mitonner un bouillon composé d’herbes, de champignons écrasés et de riz qui pouvait indiquer à la jeune femme qu’il n’était pas non plus sans ressources ni écartés réellement du monde. Pour le reste, son petit espace se composait d’un grabat qui avait été soigneusement préparé à l’aide de feuillages et d’ajoncs odorants, une courtepointe était pour l’heure soigneusement pliée dessus. Le reste était spartiate, un grand sac de cuir de voyageur était posé d’un côté, avec quelques accessoires sortis et rangés avec précisions sur une autre couverture de grosse laine. Quelques bûches pour le feu, qui semblait être toujours prêt à démarrer et crépitait joyeusement. Pas de luxe ostentatoire, si ce n’était un lourd objet entourée de toile cirée qui ne pouvait être aux yeux de la Dame au Corbeau qu’une harpe.


« La soupe est bientôt prête Dame-au Corbeau, laissons la mijoter, et parlons un peu en attendant. Pourquoi ne me parleriez-vous pas du monde par exemple ? »

Il avait dit cela comme ça, continuant de ranger ses frusques et son fatras pourtant bien ordonné.

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Mer 7 Mai - 13:15
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Phalène suivit sans peine le rythme soutenu de Tristelune, accoutumée à progresser aussi lourdement chargée dans des terrains aussi accidentés. Son pied montagnard ne craignait point d’aller un peu à l’aveuglette, peinant à distinguer ce qu’il y avait autour d’elle ; elle tâchait d’éviter les marches nocturnes, mais la force des choses l’avait obligée à s’y faire et à apprendre à faire confiance à d’autres sens que ses yeux pour progresser dans les bois. Son bâton l’aidait à débusquer les aspérités du terrain, et elle allait un peu telle une aveugle, tâtant le monde du bout des doigts, l’oreille tendue à tous les murmures qui les environnaient. Elle déclina poliment son aide chaque fois qu’il voulut prendre sa main pour l’aider à franchir un obstacle, non point par une dérisoire fierté, mais bien parce que tel était son fardeau, à ne point pouvoir toucher quiconque sans y perdre l’esprit.

Autour d’eux la forêt respirait paisiblement dans la nuit, et la brise nocturne se glissait en sifflant dans les aiguilles des sapins qui chuchotaient dans le noir. Le murmure d’une eau courante, les bruissements soudains de quelques créatures fouissant dans les fourrés se faisaient entendre parfois sur leur route, et plusieurs fois Munin quitta le perchoir de son épaule pour s’en aller voleter dans les sous-bois et les retrouver quelques mètres plus loin. Parfois il faisait entendre un croassement sonore auquel Phalène répondait d’un sifflement rapide, et aussitôt l’oiseau accourait vers eux. Leur guide demeura muet, comme attentif à la musique vespérale qui résonnait au fil du vent, et le demeura jusqu’à ce qu’ils arrivent à son antre. Elle ne vit rien d’abord, mais ses sens encore à l’affût crurent saisir le ruissellement de l’eau, et la masse obscure et immobile des rochers. Ils étaient assez hauts pour dominer à demi les bois silencieux et embrasser le ciel où les premières étoiles saluaient l’envol d’un croissant de lune émergeant des cimes.

Elle entra à sa suite, avec la même déférence que si elle franchissait le seuil d’un sanctuaire. La barde sans foyer savait fort bien quelle valeur pouvait avoir la demeure de quelqu’un, et quel honneur on lui faisait lorsqu’on lui permettait d’y pénétrer. C’était livrer un peu de soi-même, après tout, car on peut en apprendre beaucoup sur quelqu’un en observant son lieu de vie. La brusque lumière d’une flamme s’éleva dans l’ombre, et elle resta éblouie un instant avant de pouvoir distinguer ce qui se trouvait autour d’elle. Laissant à ses yeux le soin de s’accoutumer à la lumière, elle se défit de son chargement, et rappela aussitôt à elle le corbeau qui furetait de-ci de-là. Prenant poliment place à l’endroit qu’il lui indiquait, elle reçut la coupelle d’eau avec une petite courbette de remerciement, et but à petites gorgées, retenant avec peine ses grands yeux curieux qui détaillaient la demeure. Elle fut étrangement rassurée de voir que le sombre vagabond jouissait ici d’un confort enviable ; il prenait soin du lieu qu’il habitait, c’était visible, et il y avait quelque chose de paisible, dans la solitude que respirait cet endroit isolé.

Le regard de Phalène s’éclaira soudainement quand il se posa sur ce qui ne pouvait être qu’une harpe, enveloppée avec soin d’un tissu qui laissait entrevoir une forme qu’elle aurait reconnue entre mille. Elle remit toutefois sa curiosité à plus tard, et sourit courtoisement à son hôte, laissant Munin aller le long de son bras pour boire dans le bol qu’elle tenait encore à la main.

— Et bien, il y a tant à dire...

Elle leva les yeux au ciel d’un air pensif et s’exécuta de bonne grâce, rassemblant le lent troupeau de sa mémoire.

— Nous vivons d’étranges temps où l’axe du monde vacille pour s’enfoncer dans l’ombre d’Aile Ténébreuse. Il a étendu de toutes parts sa domination, et à présent seules les Glaces semblent encore échapper à son emprise, quoique nous pensons que cela ne durera pas : il nous semble que rien ne peut s’opposer à lui et nous le déplorons. Nous n’aimons point ses gens, ils rompent l’équilibre, mais nous savons fort bien que ce n’est qu’un nouveau cycle qui s’ouvre, et s’il doit être de ténèbres, et bien, cela sera ainsi. Les blessures de la terre se refermeront tôt ou tard, quoique notre coeur pleure encore les feux qu’il alluma dans les forêts de Flore. Ce sont de bien tristes jours, toutefois, et les endeuillés sont légion à se lamenter sur les ruines de leurs demeures dévastées. Le démon a fait piller sans relâche les pays de Terre, jusqu’à la prise de Sent'sura à l’automne. D’autres se joignent à lui par crainte, ou par choix, et mêlent leurs chants de victoire à la plainte des exilés.

La jeune femme parlait d’une voix très douce, comme si elle ne faisait que raconter des faits forts lointains, car c’était ainsi que devait lui apparaître le monde. Son sacerdoce lui interdisait de prendre parti, mais son coeur ne pouvait s’empêcher de craindre l’ombre qui régnait désormais du plus haut des cieux jusqu’aux profondeurs de la terre.

— Mais les rumeurs s’élèvent de toutes parts,
reprit-elle avec un entrain perceptible. Elles parlent d’un chevalier, Galaad, qui dresse ceux qui le peuvent encore contre la domination du ténébreux. C’est pour beaucoup le seul espoir qui demeure encore, bien que nous pensons que cela est voué à l’échec, à moins que se produisent des changements dont n’avons pas idée.

Un hochement de tête s’assortit d’un sourire, et elle poursuivit :

— Ainsi va la course du monde, qui sombre peu à peu depuis l’hiver qui a ouvert la porte aux ténèbres. La vie demeure, ainsi qu’elle l’a toujours fait, et nous sommes curieuse de vivre en ces temps étranges où tout bascule, il y aura bien des épopées à écrire d’ici à la venue de notre trépas.

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Mer 7 Mai - 18:44

Le baladin de l’orage écoutait sans mots dire les nouvelles de la barde. Il continuait de préparer son brouet qui dégageait maintenant une douce odeur de fumée mêlée aux effluves des plantes de la forêt, ajoutant ici une pincée de sel ou gouttant là avant de se remettre à remuer la soupe forestière.
Ainsi donc le Monde vacillait dans une danse de mort et de sang. Corwynn avait eu vent des massacres et de la guerre qui embrasait Terra depuis quelques années, mais il ne pouvait comprendre comment les Mysticiens pouvaient accepter l’ordalie finale qui imprégnait l’onde, la glèbe et la sylve d’un noir manteau de menaces.
Aile-Ténébreuse, le parangon du Chaos avançait bien trop rapidement sur terra, et même si de rares rochers essayaient de la défier, l’elfe corrompu par la magie de Nayris ne voyait qu’un seul destin : l’Apocalypse.

Les paroles de la fille-fée faisaient frissonner le lucifuge qui essayait de repousser les ténèbres en attisant les flammes du feu qui crépitait pourtant joyeusement. En jetant un œil au bûcher, il entendait le cri des suppliciés et les clameurs des guerriers, le fracas des lames d’aciers sur les casques et les boucliers, les hurlements des filles et des femmes déflorées avant d’être poinçonnées sur leurs lits de délices et les pleurs des pères et des mères sur les corps des enfants déjà grisés par le baiser de Nayris. L’Ordre contre le Chaos, l’hallali suprême qui menaçait la beauté de Terra.
Cela était étrange, pour le démon, que de sentir sa peau frémir à ce destin fatidique. Lui qui exécrait la création de Yehadiel, et avait juré serment de fidélité à la Déesse de la Vie et de la Mort par un baiser de ses lèvres carmins sur la lame de son épée. Pourquoi son cœur désolé par la cruauté de ce monde ne pouvait se réjouir alors que la Dame aux Corbeaux, messagère du Destin, lui annonçait des nouvelles qui auraient dû ravir son âme et porter des cris d’extases à sa bouche ?

Las, trois fois hélas. Corwynn Ap Dheol, celui qui autrefois avait été un des plus grands seigneurs des elfes, ne pouvait goûter le plaisir de la nouvelle. Non, il ne pouvait pas, lui qui avait bu la coupe de la vie jusqu’à la lie, accepter que l’ordre du Monde vacille sur cette axe établie. Haïr et se battre contre le Dieu pancréateur étaient une chose. Servir et adorer la déesse de la Mort une autre. Mais accepter que l’équilibre fragile de la Balance Cosmique qui régissait de ces règles terra Mystica était inconcevable. Etrange rencontre que celle de cette femme qui, dans les plus noires ténèbres de l’âme du Lucifuge, venait offrir un nouvel espoir. Une nouvelle lumière brillait, petit éclat mordoré que pourtant l’instinct du guerrier-mage sentait vibrer. Il fallait se battre contre Aile Ténébreuse, liguer Terra contre ce monstre et dans un combat final repousser l’envahisseur. Après, peut-être, si le monde n’en était pas bouleversé, on reviendrait alors aux guerres habituelles sur l’échiquier du Temps. Oui, la fille-fée ne se trompait pas, elle qui annonçait sans le vouloir, ou le savoir, le Destin. Il y aurait bien des épopées à écrire, des chants à conter sur les héros qui se sont dressés pour l’ultime bataille, des laies sur les femmes et les hommes qui auront offert leurs vies et leurs âmes dans ce combat titanesque qui s’annonçait, si proche et pourtant si loin. La guerre était chose cruelle, Corwynn le savait bien pour avoir brisé des os et versé le sang, sans aucune compassion, depuis deux siècles. Il connaissait bien la pâleur mortuaire, et le moment où l’éclat de la vie se ternissait dans le regard, avec toujours cette lueur entre l’incompréhension, la malédiction ou une surprise sans nom, alors que la vie et l’âme fuyait les corps déjà morts. Oui, les routes du Destin se jouaient sous ses yeux, mais pour l’heure…Pour l’heure, il était temps de manger.

Il servit donc la conteuse dans un bol en grès rouge, finement coloré d’arabesques noires, une épaisse soupe de riz aux champignons, douce et veloutée, qui exhalait une odeur de primevère et de sauge. Une fois ceci-fait, il plongea son propre bol dans le plat qui bouillonnait doucement. Pendant tout le temps de sa réflexion face aux informations que la barde lui communiquait, son visage s’était fait grave et sérieux, et seulement maintenant il s’essayait à un pâle sourire lorsqu’il la regarda et, avant de l’inviter à entamer le repas, il dit :


« Merci Fille-Fée pour les nouvelles de ce monde. Elles ne sont guère réjouissantes, mais j’espère au moins que ce modeste repas vous redonnera des forces pour affronter les dangers de Terra »

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Jeu 8 Mai - 23:29
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Phalène laissa passer un long moment de silence qui vint clore ses paroles, laissant à son hôte le soin de s’égarer dans des pensées vagabondes qui amenaient des ombres étranges au fond de ses yeux. Elle observa un instant les reflets des flammes danser sur les reliefs et les méplats de son beau visage figé, souriant avec douceur en écoutant filer ses propres songes tout mêlés d’effluves changeants, de volutes d’un brouillard dont elle seule était à même de discerner les motifs, mais dont elle ignorait encore le langage. Sa tête s’inclina doucement sur le côté, et elle avait à demi fermé les yeux comme si elle écoutait une mélodie audible pour elle seule, bercée par les remous lents et sereins de ses visions passagères. Des images flottaient, fugaces et brèves comme des feuilles sur le courant d’une vaste rivière les traversait tous, comme si elle ressentait encore la vibration produite par chaque chose qui les entourait, et la pleine harmonie de l’univers. La nuit douce avait apaisé, comme souvent, l’acuité de ses sensations, comme une brise discrète qui fait à peine frissonner les feuillages.

Lorsque la voix de l’obscur résonna de nouveau, elle papillonna des paupières et se redressa alors que l’odeur de la nourriture atteignait enfin ses synapses jusque là parasitées par d’autres sensations. L’esquisse du sourire que lui adressa Tristelune trouva un écho flamboyant sur le visage de la jeune femme qui prit avec une courbette polie le bol qu’il lui tendait.

— Les temps sont durs pour tout le monde, répondit-elle en chassant Munin de son bras. Mais nous ne sommes pas à plaindre, car à ne rien posséder, nous n’avons après tout rien à perdre. Nous apprécions à sa juste valeur ce que l’on nous offre, et votre générosité nous honore.

Elle courba de nouveau la tête disant cela, et attaqua son repas avec appétit. Elle faisait ce soir bien meilleure pitance qu’elle n’aurait pu l’espérer, ne se chargeant jamais d’un grand nombre provisions lorsque la saison le permettait. Comme les autres vagabonds de sa sorte, elle ne se nourrissait de guère plus que ce qu’elle pouvait trouver sur sa route, de la générosité des gens ou de la nature. Le printemps exhalait encore ses senteurs sourdes et végétales dans le plat fumant, et faisait en bouche comme un morceau d’humus et de verdure.

Après un petit moment de silence, elle releva les yeux sur son hôte et eut un sourire curieux.

— Souventes fois on nous nomma « fille-fée », ce qui nous rappelle que bien que vous nous ayez présenté le vôtre, nous n’avons toujours pas dit notre nom... Phalène, c’est ainsi que l’on nous prénomme.


Que Tristelune fut ou ne fut pas le véritable nom auquel répondait son hôte ne semblait pas être une question qui se posait. Cela lui convenait si bien qu’elle ne pouvait imaginer qu’il put répondre à une autre appellation, tant cela semblait si bien pouvoir désigner l’être au regard centenaire qui lui faisait face. Phalène connaissait bien le pouvoir des mots et des noms plus encore, elle qui cachait à tous celui qu’on lui donna à sa naissance. Un tour de passe-passe, en somme, qui d’une syllabe, d’un son, cachait la vérité, mais l’évidence était parfois le plus sûr moyen de garder un secret. Et puis, ce qui avait convenu un jour à ce qu’elle était ne convenait plus depuis fort longtemps, comme si l’hiver et la mort avaient enterré celle qui un jour fut appelée Falein.

— Je devine que vous avez fait ici votre demeure pour un certain temps, reprit-elle d’un ton prudent, comme une discrète tentative d’amener la conversation sur Tristelune. C’est un lieu fort approprié à la retraite et aux joies de la solitude, pour qui sait apprivoiser ce pays.

La mine aimable de la barde signifiait clairement qu’il serait tout à fait en droit de garder le silence sur lui-même. Elle dégageait une douceur immense, une patience infinie que rien ne semblait pouvoir atteindre, et il y avait quelque chose en elle de presque maternel, inspiré autant par son attitude que par les rondeurs tendres — quoique bleuies de tatouages — de sa petite silhouette potelée. Tout en elle respirait une bonté sereine qui inspirait la confiance et appelait aux joies simples de la conversation.

Phalène

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Ven 9 Mai - 9:45

Phalène, papillon. Tel était donc son nom. A moins que ce fut-ce qu’un pseudonyme, mais il ne lui en tiendrait certainement pas rigueur, lui qui s’était nommé Tristelune. S’ils n’étaient pas de la même race, ils appartenaient tout deux aux cercles très fermé des bardes, les rapsodes qui connaissaient la magie des mots, et le prix que chaque nom impliquait. Au commencement était le Verbe, et tant Yehadiel que Nayris avaient nommé chaque chose pour structurer Terra. Le Langage n’était donc jamais à prendre à la légère, car que ce fusse de l’argot, du jobelin ou du patois, chaque petite parcelle prononcées, écrites ou pensées étaient le fruit de quelque chose de plus grand.

De toute manière, ce nom, Phalène, allait comme une seconde peau à cette fille-fée. Elle semblait posséder cette philosophie de vie, insouciante, mais qui pourtant tendait vers un seul but, fonder une ère de bonheur autour d’elle. Si cela devait passer par le sacrifice de qui elle était réellement, le Lucifuge n’allait pas la chercher dans ses retranchements. Sa vie. Ses affaires. De toute manière, il n’aurait pas aimé qu’elle fasse de même, et c’est pour cela que lui-même lui avait offert le nom qu’il s’était forgé, il y a plus de cent années. Car si elle était réellement une aède, il était probable que l’histoire de Cœur Soleil et Lune d’Argent ne lui était pas inconnue. Oui, le Lucifuge tenait quand même à une certaine discrétion, lui qui voguait au gré de ses lubies sur la Mer du Destin, et connaissait très rarement le plaisir d’avoir une bonne discussion.

Il est vrai que depuis l’arrivée d’Aile Ténébreuse, les elfes noirs pouvaient sortir plus souvent au grand jour, car leurs épées et leurs magies étaient plus que recherchés par le belligérants. De fait, les Lucifuges, ceux qui fuyaient la Lumière, étaient maintenant pour certains les parangons des armées, les ailes capricieuses du Destin qui annonçaient par leurs hurlements la Guerre Finale. Mais cela ne voulait pas dire que de partout, les elfes sombres soient maintenant devenus des gens fréquentables, car les mythes sur leur race corrompue auront toujours la dent dure dans l’esprit des Mysticiens.

La Dame au Corbeau lui parlait maintenant de sa demeure, histoire de meubler la conversation. Autrefois, il y a plusieurs décennies de cela, il était un champion dans ce genre de petits jeux de cours, mais il fallait bien avouer qu’il était un peu rouillé. C’est donc avec un léger temps de retard, tellement il était perdu dans ses propres pensées, qu’il répondit :


« Aye aye. Les joies de la solitude et de la tristesse. Ici ou ailleurs, cela ne change guère, mais j’apprécie cet endroit. Il a quelque chose de…reposant. » une pause, il détaillait ce petit bout de femme qui regardait tout ce qui se trouvait autour d’elle comme si elle était la Mère, un bref instant, il se demanda s’il n’avait pas en fait affaire avec une puissance supérieure, un génie de ces bois « Aussi reposant que vos douces paroles Fille-Fée. J’apprécie grandement l’honneur que vous me faites de partager ma pitance »

Une fois de plus, il l’avait appelée sous ce nom. Qu’elle soit Phalène, Dame au Corbeau ou née de Faërie, peu importait pour le Lucifuge, cette femme-enfant se trouvait en face de lui, et, malgré ses tatouages si étranges, sa peau bleutée et ses avenantes rondeurs, ou à cause d’elles, il avait l’impression depuis longtemps d’avoir croisé une égale sur sa route.

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Ven 9 Mai - 17:35
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Le sourire de Phalène se déploya plus amplement encore quand Tristelune accepta de bonne grâce d’entrer dans la conversation.

— Ces forêts ont une âme forte et ancienne, et nous y sommes fort attachée, car c’est celle qui nous ont vue naître. La nature y est fort généreuse, c’est un fait. Longtemps nous y avons pris nos quartiers et nous n’y avons jamais manqué de rien.

Elle inclina de nouveau sa jolie tête de côté, croisant le regard de son hôte qui la détaillait sans que rien ne paraisse troubler la sérénité de son visage. Il dégageait cette paix indicible, immobile et languide, que l’on peut éprouver au voisinage des vieilles tombes ou des arbres morts ; la tristesse n’en était plus aussi douloureuse qu’aux premiers instants, toujours présente comme la plainte lancinante d’un vent qui ne cessait de souffler et les enveloppait tous les deux. Cela n’affectait plus le caractère de Phalène qui ne pouvait s’empêcher de trouver la joie partout où elle posait les yeux et savait apprécier toutes les gammes des émotions, des plus chagrines aux plus heureuses, pour ce qu’elles pouvaient receler de beau. Il y aurait bien des chants, bien des vers qui lui viendraient pour se souvenir de l’elfe déchu aux sombres yeux d’onyx, bien qu’il n’en saurait probablement jamais rien. C’était peut-être mieux ainsi après tout, car elle devinait qu’il ne goûterait guère de savoir quel intérêt étrange la barde pouvait lui porter, à lui et à ce manteau de rêves obscur qu’il portait dans son sillage.

— Nous n’aurions décliné votre invitation pour rien au monde, Tristelune, répondit aimablement la jeune femme. Nous goûtons la solitude, mais les gens de bonne compagnie sont assez rares pour que nous ne manquions jamais d’en profiter.

Son regard glissa de nouveau vers la grande harpe qui reposait contre la paroi. La compagnie des musiciens était celle qu’elle préférait entre toutes et l’impatience perça dans ses yeux clairs, toutefois réfrénée par un élan de politesse. Hors de question de brusquer quoi que ce fut, les choses devaient aller d’elles-mêmes et elle ne ferait jamais l’affront à quiconque d’inciter à la parole ou à toute autre chose lorsqu’elle était une invitée.

— Baladin, c’est ainsi que vous vous êtes désigné tantôt ; nous devinons ici que ce n’étaient pas que des paroles en l’air.

Elle releva vers lui un regard animé d’une pointe d’espièglerie, avant de poursuivre :

— C’est pourquoi nous chanterons pour vous autant qu’il vous plaira, et avec grand plaisir, ainsi que nous le faisons toujours pour ceux qui savent écouter.


C’était toujours un plaisir plus grand encore de savoir que ses auditeurs étaient capables d’apprécier et de comprendre réellement ce qu’elle jouait. Elle pouvait alors se permettre des choses auxquelles le commun n’assistait que bien rarement, et tirer des remous de son esprit des airs et des mots qui n’avaient de réelle signification que pour ceux que leur nature avait dotés d’un entendement de sens différents des simples humains. Le peuple des elfes, fussent-ils de ceux que l’ombre avait changés, avait toujours été plus à même de comprendre son attachement viscéral à toute chose vivante ou morte, ce même lien si profond qu’elle se plaisait à laisser entrevoir dans sa musique.

Elle espérait secrètement que Tristelune accepterait de se joindre à elle, sans toutefois se montrer trop pressante. C’était quelque chose qui pouvait être parfois bien trop intime pour certains, comme de se dévoiler un peu. Mais le son de sa voix lui plaisait tant qu’elle ne voulait rien tant que de l’entendre chanter.

Phalène

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Ven 9 Mai - 18:11

Capter son regard, sourire, et attendre qu’elle propose de chanter pour lui. Il savait qu’elle ne pouvait pas ne pas passer à côté de l’occasion, et qu’elle avait vu dès son entrée sa harpe. D’un hochement de tête, il la salua, et se leva, avant de la laisser chanter, il y avait quelques préparatifs à faire. Remisant les plats qu’il lava rapidement à l’eau froide de la fontaine, il se rinça délicatement les doigts avant de les sécher contre son un mouchoir de soie qu’il tira de sa poche. Et puis, avec une certaine délicatesse, il alla quérir sa harpe, la portant comme si elle était un objet précieux. Avec les mêmes gestes tendre qu’il aurait pu avoir en déshabillant une femme, une fois qu’il se fut assis, il ouvrit lentement les attaches de cuirs qui maintenant la toile cirée autour de l’instrument et, comme si c’était une robe de la plus fine soie qui couvrait une courtisane de grand prix, il enleva le tissu. En dessous, il révéla ce que le commun appelle une harpe celtique, son bois était de toute évidence ancien et patiné par le temps, sombre, presque noir, rappelant la couleur du merisier qui a vieilli sous de nombreuses années de caresse de soie cirée. Trente-deux cordes de fils de bronze arachnéens, presque aussi fins que des cheveux d’ange, était retenus par autant de chevilles du même métal poli qui se transformait en or sombre. De toute évidence, cet instrument avait vécu plusieurs siècles, autant que son propriétaire certainement. Avec un plaisir non feint, il faisait attendre son invitée, mais le Lucifuge avait décidé que si elle chantait, il n’allait pas manquer l’occasion de l’accompagner.

Doucement, il finit d’enlever la gaine de tissu qui protégeait ce bel instrument qui n’avait certainement pas été réalisé de mains d’hommes. Le bois était délicatement marqueté d’arabesques et de motifs circulaires, tandis que sa table d’harmonie et les ouïes avaient été enfermées dans des roses des vents qu’un habile menuisier avait taillé avec un art consommé. Tout le corps était dans un délicat trompe l’œil, pour offrir l’impression d’un relief qui faisait de ces scènes quelque chose de vivant. Surtout quand on regardait le chapiteau, loup qui semblait bondir vers les spectateurs, une lune brillante gravée sur son front, plaque de métal argent. Le robuste canidé semblait en fait relié par les arabesques, comme une chaine, à la culée qui, de l’autre côté de la table d’harmonie, représentait une femme, une elfe, aux chairs pleines et aux traits délicats, enveloppée dans un fin voile qui tenait lieu de robe et laissait entrevoir bien plus que de raisons le galbe de ses courbes et la pointe dissimulée d’un tétin ferme.

Corwynn caressait doucement son instrument, comme s’il chassait la moindre trace de poussière. Et puis, de ses doigts habiles, il pinça quelques cordes, avant de régler une cheville, puis deux, fit jouer encore quelques cordes métalliques. Son visage s’était fait plus profond, plus sinistre peut-être, mais totalement concentré sur chacun de ses gestes, alors qu’il cherchait la tonalité parfaite à l’aide de sa seule oreille. Encore quelques réglages, et il était prêt. Il passa lentement ses doigts sur l’ensemble des notes, dans un seul mouvement ample et souple, et la grotte résonna de toutes les notes claires et précise qu’on pouvait attendre d’un tel instrument. Satisfait, il arrêta aussitôt les sons éclatants puis il jeta un regard à la fille-fée qui s'appelait Phalène, la main prête à se lancer sur n’importe quel rythme, il lui jeta, de sa voix indolente :


« Que me chanterez-vous amie ? »

Corwynn Ap Dhaeol

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Mar 13 Mai - 22:30
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Phalène ne vit que du coin de l’œil le signe de tête de Tristelune et eut un petit sourire en baissant les yeux comme une enfant prise en faute. Sa curiosité ne semblait pas l’offenser, et elle garda le silence alors qu’il ôtait les reliefs de leur repas. L’aède allait en sans bruit et sans mots, et la barde d’ordinaire si volubile s’y pliait de bonne grâce tant les paroles semblaient superflues dans ce monde isolé dans le cœur des montagnes. Au silence, elle répondait par le silence.
La jeune femme retint son souffle alors que se dévoilaient les courbes gracieuses de cette harpe merveilleuse, pareille à celle d’un antique barde égaré au-delà des vagues du temps. Rarement elle n’en avait vu de si belle. Les cordes brillaient, vibrillonnantes à la lumière du feu, comme des cheveux frémissant au moindre souffle, fins comme des rêves d’araignées. Des reflets d’or sombre coulaient sur le bois presque noir dans la pénombre, dansant de mille éclats luisants, révélant ça et là les aspérités des délicats ornements sculptés. La harpe d’un maître, assurément, que l’on ne se serait pas attendue à trouver entre les mains de celui qui était bien plus qu’un simple vagabond au triste visage. Elle se prit à le considérer tout à fait différemment et tout ce que cet instrument pouvait dire de lui trouvait un écho dans le flot de pensées qu’elle avait ressenti au premier instant. Elle y entrevoyait des réponses, des signes plus tangibles de ce qu’elle avait ressenti, comme si le tourbillon de ses visions trouvait une réalisation concrète dans tout ce que cet instrument pouvait dire de lui. Son œil exercé reconnaissait sans peine l’élégance du cadre et la manière de façonner ses parties, et bien qu’elle ne vit que rarement dans son existence de semblables ouvrages, elle n’avait jamais oublié. Le loup lui était familier, et cette manière de sculpter des formes déliées, si simples et pourtant si habiles, si expressives que le bois semblait prendre vie à la lueur incertaine des flammes... Captivée par les motifs entrelacés elle en oublia presque l’intention première, les yeux perdus dans le labyrinthe des formes, comme si elle y lisait des choses inintelligibles aux autres.

Tristelune s’était perdu à son tour, occupé à accorder le son de la harpe, et elle vit son visage se refermer comme la corolle d’une sombre fleur. Elle reconnaissait bien là le musicien, et le soin qu’il prenait à accorder le son des cordes.

La silhouette de la femme sur la harpe lui inspira quelque chose, et des souvenirs, comme des bulles, crevèrent la surface de sa mémoire. Un chant ancien, enfoui, si lointain que la mémoire s’effilochait dans l’ombre de l’oubli ; peut-être le premier qu’elle eut jamais appris, de la bouche d’un maître ancien aujourd’hui perdu. Quoi de plus approprié à son vénérable compagnon que ce chant né dans les claires forêts du lointain royaume des elfes, là où perdure la mémoire de toute chose ? Elle ne sut point d’où lui vint ce souvenir, rappelé peut-être par cette harpe, par les sonorités qu’elle percevait dans la voix de son hôte, parce qu’elle entrevoyait encore en lui, par ce souvenir pâle et effacé qui survivait encore derrière le masque déchu et dévoyé qui avait amené l’ombre sur lui.

Un sourire lui vint, très doux et très serein, et sa voix s’éleva. Claire et limpide, elle résonna d’abord avec la délicatesse frémissante d’une brise dans les feuillages, et puis se déploya sous la voûte de pierre en montant dans les octaves. Le rythme en était alerte, mais les paroles avaient cette mélancolie paisible qui imprègne souvent les lais anciens que composaient jadis les peuples immortels. L’acuité cristalline de sa voix n’était qu’un reflet pâle de la magnificence de celles des elfes, mais elle faisait honneur à la beauté du chant et des mots, quoiqu’elle n’en puisse jamais égaler la splendeur première. Il put sembler étrange, aux yeux d’un ancien tel que Tristelune, de voir cet être voué à la mort et au néant parler de ces terres où rien ne mourait, où la course du temps, comme figée, s’attardait encore sous les frondaisons comme un marcheur égaré. Mais comme toute chose qui doit connaître une fin, elle avait toujours aimé évoquer les lumières et les arbres, la feuille et la sylve, qui seraient toujours là, jeunes et intouchés, lorsque ses propres enfants, et les enfants de ses descendants seraient vieux et morts sous la pierre de leurs tombes. C’était comme se sentir pareille à une brindille éphémère rêvant à un temple d’immortalité, à ces sanctuaires cachés comme un songe hors du temps et des malheurs du monde, loin des ténèbres et du doute, où rien de ce qui avait lieu n’était jamais perdu ou oublié.

Elle qui avait le don rare de saisir, sans le savoir encore, l’essence même des choses, ressentait avec plus d’acuité que tous les êtres mortels quel était le sens de tout cela, de chaque mot qu’elle prononçait, sans même sans doute n’avoir jamais contemplé de ses propres yeux tout ce qu’évoquait sa chanson. Des mondes entiers se reflétaient dans l’azur de son regard, comme s’il renfermait tout, en germe, en graine, éclos ou non, comme si son esprit recelait une infinité de choses qu’elle-même ignorait encore, et qui ne se dévoilaient qu’en de rares instants pour qui savait comprendre. Son corps tout entier était animé d’un lent mouvement, comme celui d’un arbre dans la brise, et ses petites mains écorchées esquissaient des gestes fluides au rythme de la musique, lui donnant corps, âme et vie dans la petite caverne éclairée par les flammes. Phalène avait ce don rare, qui ne vient qu’aux maîtres dans cet art, de savoir rendre présent l’informulé, l’informel, au point que l’on croyait saisir, dans les silences ménagés au fil des vers, le murmure d’antiques sources où s’abreuvèrent les pères des anciennes races. Des pans du présent basculèrent dans un autre temps, pour abolir les frontières, les limites et les obstacles, et faire jaillir de l’obscurité les silhouettes vagues de choses passées.

Lorsque sa voix s’étiola et se tut, elle resta un moment silencieuse, comme pour laisser la réalité revenir en catimini, se glisser subrepticement par les interstices et reprendre ses droits pour leur rappeler où ils se trouvaient. Phalène sembla émerger d’un état second, et ce qui avait animé son regard et son visage d’un éclat irréel s’effaça peu à peu. On se prenait parfois à s’étonner, pris d’une déception étrange, lorsque passaient ces instants de grâce, et, posant de nouveau les yeux sur la petite barde, on s’apercevait qu’en fait d’un être prodigieux elle n’était que tristement humaine et soudain dénuée du charme captivant qui s’était dégagé d’elle. L’illusion ne durait jamais que le temps d’une chanson.

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[Terminé] Nous sommes l'émeraude Sand-g10Jeu 15 Mai - 11:45

Elle avait choisi un lai elfique, triste et ancien, mais à la fois rapide et féérique. Oui, Corwynn connaissait bien cette histoire, une des préférées d’Aeris CoeurSoleil. Alors, doucement, tandis que la voix de son hôte s’élevait cristalline et pure dans l’air de la grotte, il l’accompagna, suivant son rythme dans une chanson qu’il n’avait pas joué depuis près de cent ans.

Ses doigts furetaient le long des cordes, pinçant là, caressant ici, toujours en mouvement, souples et rapides. Il suivait la voix de la fille-fée, tantôt triste et mélancolique, parfois rieuse et moqueuse, tout le temps sublime.

Ce n’était qu’une petite chanson, et pourtant, dans toutes les octaves et les contrepoints que la demoiselle prenait Corwynn, les yeux fermés, y décelait la profondeur de l’immortalité. La Dame au Corbeau volait dans un ciel azur hors du temps, et pourtant, entre les Ténèbres et la lumière se dessinaient une unique chose : la Pureté.

Tels étaient les sentiments de Tristelune, tandis que la fille fée chantait son lai, ni trop vif, ni trop rapide, douceur mêlée à une puissance vocale. Sous ses paupières closes, le Lucifuge revoyait la pâleur de la gorge d’Aeris, la blondeur de ses cheveux et, presque, l’entièreté de ses nobles traits que sa mémoire vacillante avait quasiment oubliés. Oui, dans le noir de son esprit, il percevait la petite fille fée, qui se mêlait, inconsciente, aux traits de son aimée. Ses gestes, ses paroles, tout était un calcul impossible, une danse harmonique du corps qui reflétait son âme. Tout son corps était tendu, comme celui du Lucifuge sur sa harpe, pour expulser le son parfait de sa poitrine qui n’était guère menue. Mais plus que la gorge et le torse, ce qui était impressionnant dans la technique de ce petit bout de femme, c’était la plénitude du tout. L’harmonie venait du ventre, se répandait délicieusement dans ses membres, remontait le long de sa colonne vertébrale pour exploser, enfin, dans un jaillissement de pur plaisir.

C’était quasiment ce que faisait Corwynn sur sa harpe, mais quasiment aussi tout son contraire. Alors que la demoiselle cherchait la Lumière et la plénitude du calme, le harpiste, lui, plongeait dans la musique tout en force et ténèbres. Tandis qu’elle s’envolait, lui décidait de plonger dans un torrent noir de son. Sans discordance aucune, il glissait dans sa gestuelle tristesse, orgueil et puissance, tout en affirmant ce qu’il était, un être qui ne reverrait plus jamais la lumière de Yehadiel.
Contrepoint au chant, la harpe elle murmurait les secrets chtoniens de la Terre. Sa harpe murmurait le vent lourd qui faisait frissonner les lacs noirs sous terrains, elle faisait ressentir l’humus de la forêt et la vie qui fourmillait là où plongeaient les racines des grands arbres, elle glissait lentement dans les profondeurs dans un infime grondement, tel l’éclat bruyant d’une goutte d’eau s’échappant d’une stalactite. Et puis, doucement, il remonta pour accompagner sa compagne du soir. Ses doigts, toujours plus souples, toujours plus rapides, se conformaient aux murmures de la fille fée. Il remontait l’aven du chant pour aboutir enfin dans les nuées, lui qui en était le Prince et, sans même qu’il en fût réellement conscient, sa harpe appela les élémentaires ses frères qui se mirent à danser une sarabande éternelle tandis que la Dame au Corbeau faisait éclater l’acmé de sa chanson.

Maintenant, doucement, elle retombait, elle qui venait d’atteindre la perfection. Alors, en quelques délicats pincements, le Lucifuge redescendit avec elle, chassant la nuée qui avait régné un temps dans cet espace fermé. Tout doucement, les dernières notes s’envolèrent, pour laisser place, tendrement, aux plaisirs du silence. Dernier frisson sur la harpe, dernier frisson de la poétesse, dernier frisson de deux corps qui venaient d’atteindre, un instant, parfait, la plénitude de la Création.

Corwynn Ap Dhaeol

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