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 Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE]

 
Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Ven 14 Mar - 17:16
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Sahawi, cette terre sauvage, aride, brûlée de soleil et craquelée de sécheresse, momifiée sous l’ardeur impitoyable de ses cieux d’azur infini où rien ne venait faire entrave à la lumière écrasante... Pas exactement un endroit où l’on se serait attendu à débusquer Messaline, et pourtant. Pourtant, quelque chose l’avait poussée à revenir sur ses pas, dans ces terres délaissées depuis si longtemps, ce pays de Feu qu’elle aimait tant.

Il s’en était fallu d’une lettre, parvenue jusqu’à elle on ne sait comment, une vieille connaissance qui demandait à la revoir, dans ce port d’Aeb où elle avait vécu assez longtemps pour y abandonner quelques souvenirs, quelques amis, assez pour sentir comme une bouffée de nostalgie lui monter à la gorge alors que la nef abordait les quais surpeuplés de la cité. Tout lui semblait si familier, la langue, les us, les costumes, elle se sentait chez elle. C’était étrange, de se rappeler tout ce qui s’était passé depuis qu’elle était partie, depuis qu’elle était s’était laisser aller à la dérive, à voyager, à aller de port en port et de ville en ville pour découvrir tout ce qu’elle avait manqué durant sa trop longue enfance.
Il s’en était passé, des années. Finalement, elle avait vécu bien plus longtemps qu’elle n’aurait pu le deviner de prime abord, mais la pensée que tout cela pouvait prendre fin d’un instant à l’autre ne la quittait pas pour autant. Raison de plus pour en profiter... Ces souvenirs, ces images, c’était tout ce qu’elle emporterait avec elle, à la toute fin. Ce serait tout ce qui lui resterait de sa vie, rien d’autre que l’expérience, pas d’autres liens.

Et pourtant... Elle avait gardé par-devers elle, dans un élan de sentimentalisme qui ne lui ressemblait pas, la lettre qu’elle avait reçue. Kahj. Le nom lui arrachait un sourire quand il pensait, et rappelait à elle des évocations lointaines de ses premières années de liberté. C’était autant par nostalgie de ces temps plus heureux que par réel intérêt pour la personne qu’elle était revenue, comme si quelque chose au fond d’elle pressentait que tout cela finirait bientôt.

Ce pressentiment étrange ne la quitta pas, et elle ne sut deviner si c’était l’effet des drogues ou s’il s’agissait réellement d’une pensée cohérente. Ces derniers temps, il ne se passait plus une minute sans qu’elle ne fût sous l’effet des substances qu’elle absorbait. Quelques violentes crises l’avaient convaincue de la nécessité de repousser autant que possible les attaques de cette maladie qui la rongeait peu à peu. Il y avait comme un sentiment d’urgence, comme une impression qu’elle devait courir, encore, plus vite, la mort sur ses talons. Vivre, coûte que coûte, encore une seconde de plus.

Elle savait que cela ne durerait pas ; durant ses rares instants de lucidité complète, ses extrémités restaient envahies d’un froid inerte. Rien ne pouvait réchauffer ses membres transis, et plus d’une fois elle s’était brûlée par mégarde lorsqu’elle avait touché les flammes sans les sentir, essayant vainement de ramener un peu de chaleur dans ses doigts gourds. Revenir à Feu alors que son état de santé semblait se dégrader de jour en jour était peut-être une bonne idée, finalement ; la brûlure du soleil sur sa peau à peine couverte d’une robe légère lui faisait un bien fou et chassait le souvenir de ces nuits où elle se réveillait dans un frisson, comme si elle avait été plongée dans un bain de glace. La sensation était si vive, la chaleur bienfaisante l’envahissait et lui redonnait un peu de la vie qui lui manquait.

C’est en revenant à sa chambre, après une joyeuse nuit d’excès en tout genre en plaisante compagnie, que le mal revint sans prévenir, la frappant avec plus de force que d’ordinaire. Messaline avait déjà monté quelques-unes des marches de l’escalier jusqu’à l’étage de l’auberge où elle logeait, mais chaque pas semblait lui coûter de plus en plus d’efforts, et elle sentit avec effroi les premiers signes de la crise engourdir ses muscles.

Cela commença, comme toujours, par le bout de ses doigts, gagnés par un picotement douloureux qui faisait comme une armée d’insectes tranchants qui couraient sur elle et mordaient sa chair. Et puis, le souffle tari dans sa poitrine, elle essaya de se tenir à ce qu’elle pouvait, faire un pas de plus, trouver un endroit où se reposer. Il n’y avait personne, elle n’entendait rien. Sa vision se brouillait, envahie d’une noirceur grouillante comme une fourmilière de particules mouvantes, et les sons lui parvenaient comme étouffés, dissipés par la note aigüe, grêle et persistante de la souffrance qui lui coupait toutes ses forces. Elle lutta pour rester consciente, mais son corps refusait de lui obéir et elle sentit à peine le choc quand elle s’effondra à même le sol au sommet de l’escalier, alors qu’elle se raccrochait encore à ses derniers lambeaux d’esprit pour ne pas sombrer. Elle avait froid, comme toujours. Il faisait pourtant encore très chaud dans l’auberge, mais elle était incapable de le ressentir, et il n’y avait plus rien que ce fourmillement incessant qui avait gagné chacun de ses muscles, plus rien que l’ombre, le froid, la souffrance.

Incapable de bouger, elle était tombée sur le côté, les yeux grands ouverts sur le vide prêt à l’engloutir. Quelque chose se dessina dans son champ de vision, comme le long repli d’un manteau qui retombait sur le sol, encore animé d’un lent mouvement de vague au rythme des pas de quelqu’un. Elle battit des paupières, sans pouvoir esquisse le moindre geste, et sombra dans l’inconscience.

Messaline

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Ven 14 Mar - 23:09
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Pareil à quelques noires sentinelles, Magrant se tenait immobile sur le parvis nord du temple des sables, que les habitants nomades de Sahawi avaient édifié contre l’une des murailles de la ville. Son regard froid et impassible embrassait le paysage désertique et aride de cette lande sablonneuse. Au-dessous de lui, il pouvait apercevoir les nombreux pèlerins de Feu s’agglutiner sous le porche inférieur en une masse sombre et grouillante ou’ les marchands se distinguaient à peine des curieux et des guérisseurs, devins et bandits.

Le vent du sud-est se leva, imprévisible et capricieux. Il arrivait sur la cité, émoussé par les lointaines falaises rocheuses qui apparaissaient comme une barrière au sein du sable baigné des ultimes rayons du soleil couchant. Un vent tiède, presque chaud, qui caressait le visage du nécromant … sans effet. Cet homme ne pouvait plus ressentir quoi que ce soit. Rares étaient les sensations que pouvait encore ressentir une liche. C’était, hélas, le prix à payer pour l’immortalité et la puissance. C’était fou de voir à quel point la soif du pouvoir pouvait corrompre l’humanité jusqu’à la pousser à vendre son âme aux forces du mal et de la déchéance. Depuis lors, le simple nécromancien qui vendait des services au plus offrant devint un fervent lieutenant de Nayris. Et avec ce changement physique et magique, sa personnalité n’en devint que plus torturée, plus terrible. Une nouvelle intelligence s’était formée dans son esprit, supérieure, développée, mais sournoise et perfide. Cette force mentale était trop dangereuse pour le commun des mortels. C’était un gouffre sans fond de connaissances, un abîme de savoirs impies et de révélations blasphématoires qui martèlent votre âme et rongent les dernières parcelles d’humanité qui s’accrochent encore à votre conscience endolorie.

Les derniers croyants descendaient à présent les grandes marches de pierre poussiéreuses qui accédaient au porche. De petits groupes se formaient parfois devant les éventaires des marchands attirants ou’ étaient disposés amulettes, talismans et gris-gris. Quelques pèlerins consultaient de sages voyants, d’autres contemplaient les fioles des alchimistes qui brillaient au soleil. Cet amas humain formait à lui seul une route mouvante qui rejoignait l’avenue bordée de palmiers qui menait au cœur de la cité.

Le nécromancien était figé dans l’une de ses périodes de profondes méditations intérieures, sondant les recoins les plus sombres de la raison et déjouant les impasses de la logique dans une joute intemporelle. Près de lui, dissimulé dans l’ombre, se trouvait une longue tâche écarlate qui souillait la pierre du temple sacré. Si on suivait ce chemin sanglant, on pouvait tomber sur le corps mortellement blessé d’un prêtre, adossé mollement contre un mur comme une poupée abandonnée par son marionnettiste.

Vous vous demandez sans doute pourquoi cet homme si discret venait de mettre fin à la vie monotone de ce pauvre clerc. Il n’y’a rien de personnel là-dessus, et aucun objectif de guerre religieuse n’a motivé ce meurtre. La raison était tout autre … c’était à l’aube …

~~~~~~~~~~~~~~~~

Magrant attendait patiemment, adossé contre l’un des piliers qui soutenaient le toit du temple. Souhaitant faire des recherches dans le pays de Feu, l’un de ses supérieurs en profita pour lui confier une tâche assez importante pour ne pas être ignorée. En tout il devait rencontrer un certain homme, ancien bandit au service du défunt baron des Mortes-Terres, reconvertit dans le culte des sables. Cet homme détenait quelques anciens dossiers ayant appartenu au regretté lord.

Un bruit de pas se fit entendre, puis un homme au crâne rasé, portant une simple robe de moine tachée vint le rejoindre. Les deux personnages se saluèrent d’un signe de tête. Aris (c’était son nom), sourit nerveusement, visiblement gêné. Puis son regard se tourna vers la silhouette d’un homme étendu par terre, visiblement un clochard inconscient. L’adorateur fit un geste de la main pour montrer que cet homme ne valait pas la peine d’être observé et qu’il ne constituait aucune menace.
Aris poussa un soupir de soulagement, ayant pensé pendant un instant qu’il allait être victime d’un terrible danger. Puis il sortit de sa manche quelques rouleaux de papiers et des lettres chiffonnées. Magrant s’en empara et, après les avoir soigneusement étudiés, les plaça dans une de ses poches. Aris recula un peu, rassembla son courage et dit :

« _ Bon et bien … j’ai accomplis ma tâche. Tous les documents que vous avez demandés sont là. En retour, vous allez enfin me donner la liberté de m’adonner au culte des sables, comme convenu … n’est-ce pas ? »

Il redoutait que l’homme ne se jette sur lui pour le livrer aux tortionnaires de ses maîtres. L’idée même des atroces tortures qui pourraient l’attendre le paralysait.

« _ Effectivement … vous voilà libre du culte de Nayris, libre de vos obligations et de vos responsabilités … »

Un petit sourire se dessina sur le visage ratatiné du moine. Il s’apprêtait à faire demi-tour, lorsque le nécromant continua sa phrase par des mots au sens terrible :

« _ Et vous perdez par la même occasion la protection que vous conférait le culte, et donc l’immunité contre toute agression … »

Aussi brusquement qu’un verre qui se brise, le corps du clochard étendu sur le sol se releva. La cagoule sale qui cachait son visage tomba, révélant un long cou extensible et une tête armée de deux rangées de crocs acérés. Rapide comme un serpent, le mort-vivant planta ses dents dans le cou du prêtre, stoppant net le cri de détresse qu’il allait pousser pour le substituer à un immonde gargouillement. Blessure fatale, mais notre homme n’était pas d’humeur à torturer qi que ce soit. Une mort rapide et expéditive était toujours préférable. Alors la tête, dans un nouvel élan, mordit une seconde fois, arrachant la moitié de la gorge et ses artères. Comme si ce n’était pas suffisant, une troisième morsure fut administrée à la malheureuse victime, dans un hideux craquement. Le corps tomba enfin, flasque, mou, immobile, la tête à peine reliée par quelques lambeaux de chaire sanguinolente au reste du corps. Magrant soupira en secouant la tête d’un air navré.

« _ Désolé, mais vous étiez devenu une menace pour notre anonymat … c’est regrettable … »

~~~~~~~~~~~~~~

Le soleil quitta le ciel azuré pour laisser place à une robe noire éclairée par l’astre argenté. En ce moment même, notre génie du mal était assis sur une chaise, dans une auberge reculée. Un grand grimoire était posé sur la table, et à la lueur d’une bougie fumante, il lisait lentement le contenu des antiques pages. La salle était vide, si ce n’est l’aubergiste somnolant et quelques gaillards ivres-morts.

C’est alors que, comme une de ces apparitions qu’on appelle feu-follet, entra une charmante demoiselle à la chevelure écarlate et au corps pâle comme le marbre. Les yeux de l’homme prirent un bref instant pour voir la femme dans un regard analyseur, avant de replonger dans sa lecture.

Mais, quelques secondes plus tard, un bruit sourd le tira de sa lecture. Se relevant, il monta les escaliers et découvrit, étendue sur le sol, la pauvre créature, inconsciente. Un être cruel l’aurait laissé dans ce piètre état, et un être vicieux aurait profité de cet état pour assouvir quelques sombres désirs, mais Malnoir agît autrement. Avec précaution, il souleva le corps gracile de la dame et l’enmena dans sa chambre. La posant délicatement sur le lit, il l’inspecta rapidement en suivant quelques bases de la biologie. Ayant finalement identifié la source de son malaise, il entreprît de la soigner du mieux qu’il pouvait. Usant de quelques outils, fioles et sorcellerie, il parvint à calmer le fléau qui rongeait la pauvre fille. Cette dernière reprenait peu à peu ses esprits. Heureusement pour elle, elle n’avait put voir distinctement comment il s’était prêt pour la guérir.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que la méthode était moins orthodoxe et plus … radicale. Il s’assit alors près d’elle et la regarda reprendre des couleurs.

« _ Il semblerait que la mort se soit lassé de son jouet. La vie, pâle et monotone, reprends ses droits, et par la même occasion votre esprit. Soyez rassurée, vous êtes saine et sauve … pour l’instant. »

Magrant Malnoir

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Sam 15 Mar - 3:04
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Un souffle. Messaline battit des paupières, laissant à ses yeux le temps de s’habituer à la lumière. Une seconde à peine semblait s’être écoulée, mais elle comprit très vite qu’elle était sans doute restée inconsciente pendant un long moment. Elle se sentait encore très faible, comme toujours après ce genre de crises, et n’essaya même pas de bouger, restant allongée sans un seul mouvement, sentant simplement la chaleur revenir à son corps meurtri. La sensation s’estompait peu à peu, laissant place à un soulagement familier, à un vide quotidien qui était le lot de ses moments de lucidité amère où elle avait plus que jamais conscience de son état.
Elle fixa le plafond un moment, comme si elle voulait encore repousser le moment où il lui faudrait affronter le regard de celui ou celle qui avait pris le soin de l’amener ici. Messaline tâchait de ne montrer que le moins possible l’étendue de son mal, et chaque fois qu’elle pouvait éluder la question, elle cachait tout cela sous d’habiles mensonges et des faux-semblants. C’était son fardeau, quelque chose d’intime dont elle ne voulait jamais parler à quiconque, qu’elle tenait secret parce qu’elle savait que nul ne pourrait rien pour elle. Cela ne ferait qu’attiser de vains espoirs, trop de questions, de la pitié dont elle ne voulait pas. C’était son épreuve, sa croix, et c’était à elle de l’affronter, seule.

La jeune femme releva légèrement la tête pour observer celui qui s’était assis près d’elle, et il n’y avait dans ses yeux aucune trace de la gratitude qu’on se serait attendu à trouver chez quelqu’un qui, somme toute, venait d’être sauvé. Il n’y avait que l’amertume, dans le regard de Messaline, comme deux profonds puits d’eaux mortes qui fixaient l’homme sans le voir, parce qu’elle savait que cela n’était qu’un bref moment de répit.

— Merci, dit-elle néanmoins d’une voix encore faible.

Un bref sourire lui tordit la bouche, et elle laissa sa tête retomber en arrière. Rien que le vide, rien d’autre au fond du ventre, ce néant qui n’était ni souffrance ni plaisir, juste... Rien. C’était toujours ainsi, après une crise. Les sensations mettraient du temps à lui revenir, et elles étaient chaque fois plus faibles après ces accès de faiblesse, comme si chacune d’elles sapait peu à peu les forces qui lui restaient. Elle sentait à peine le contact du tissu sur sa peau, la chaleur ambiante de la pièce même à cette heure tardive, la douceur de l’air nocturne qui s’insinuait par les fenêtres.

— Pour l’instant, oui, répliqua-t-elle d’un ton d’une ironie teintée d’une profonde désillusion.

Une pause, puis elle reprit, doucement.

— Je sais que ça ne durera pas. Quoi que vous ayez pu faire pour me soigner, ça ne me guérira pas.

Ceux qui connaissaient Messaline d’ordinaire auraient été étonnés de la voir ainsi, les traits tirés, encore plus pâle que d’ordinaire, et au fond de ses yeux sombre une ombre qui lui durcissait les traits et semblait enfin trahir sur son beau visage les affres et les stigmates de sa maladie. Elle qui était si gaie, d’ordinaire, si vivante et si vive... Mais la plupart de ces gens ignoraient que ce n’était que des faux-semblants, un masque qu’elle arborait d’ordinaire pour cacher la dévastation de son être, et que seule la drogue pouvait parvenir à lui faire oublier ce qui l’attendait, au bout du chemin.

Rien, il n’y avait rien. Pas de passé, à peine quelques bribes effacées. Pas de futur, rien que la mort qui attendait, patiemment, qui barrait sa route pour la faucher bien trop tôt. Il n’y avait que néant et vacuité, là ; une vie tout entière dédiée à la futilité et au plaisir, à toutes ces choses éphémères qui ne durent point et s’en vont aussi vite qu’elles sont venues. Ne pas laisser de trace, comme si elle n’avait jamais existé. Lorsqu’elle s’en irait, qui serait là pour pleurer sa dépouille ? Qui, pour se souvenir de Messaline ? Elle n’avait rien construit, rien créé, rien accompli, et n’en avait jamais voulu. Elle avait juste voulu vivre, arracher à ce monde quelques sensations trop brèves, s’emplir de sa substance avant de s’en laisser mourir. Rien, rien d’autre. Elle savait tout cela, l’oubliant parfois dans ses moments d’ivresses, mais lorsque la lucidité la rattrapait, c’étaient ces pensées qui occupaient son esprit, contempler son vide intérieur en ne souhaitant rien d’autre que de l’étendre encore.

Qu’importe, qu’il sache, qu’il voie, qu’il ait sous les yeux la preuve flagrante de ce qui la rongeait. Cette nuit, cela n’avait plus d’importance, le mal était fait. Elle ignorait combien de temps elle était restée inanimée, mais s’il avait réussi à la tirer de cette inconscience qui pouvait être fatale, il avait dû deviner que cela était bien plus qu’un malaise anodin. Étrangement, elle ne prêtait plus attention à cela ; qu’importe qu’il se serve de cela contre elle, qu’importe qu’il lui fasse du mal, elle savait qu’elle n’en avait plus pour très longtemps. Quelques mois, un an ? Elle était déjà lasse de souffrir encore.

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Sam 22 Mar - 22:28
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Un sourcil se leva sensiblement au-dessus de l’œil perçant de Magrant. De toute sa sinistre vie (et sa non-vie), il n’avait vus un cas aussi désespéré. La pauvre femme, maltraitée par l’impitoyable destin, avait contracté un mal inconnu qui rongeait sa vie lentement, comme un insidieux poison. Malgré les grandes connaissances qu’avait accumulé le nécromancien au cours de son existence, il ne pouvait tout simplement pas décrire cette étrange maladie, et encore moins la soigner. Autrement dit, la native de Feu était condamnée … à moins que …

Il posa sa tête contre son poing, dans une attitude pensive, gardant son attention rivée sur la dame. Elle paraissait engagée dans une lutte terrible contre l’énergie négative qui tentait de la faire trépasser, une lutte désespérée. Ses mouvements lents indiquaient la grande fatigue qui l’accablait, et la grande consommation d’énergie que son corps a dut user pour retarder l’avancée de la maladie.

« _ Je vais être franc avec-vous … votre mystérieux mal est un cas très virulent et inconnu. Un cas qui, je le crains, ne peut être traité. Je regrette de vous le dire, surtout dans votre état, mais … vous n’avez plus très longtemps à vivre. Quelques mois, peut-être plus, peut-être moins … »

Si direct que ça ? Et bien oui, c’était Magrant, un personnage qui n’offrait aucun faux espoir aux gens. Quelqu’un de glacial qui se montrait habile dans la manipulation psychologique. Après cette phrase, il l’aurait simplement laissée dormir et s’en aller continuer sa lecture, mais … cette femme dégageait quelque chose de peu commun. Pendant son examinassions sur le corps affaiblie de cette inconnue, il avait décelé une sorte d’aura mystique qui planait tout autour d’elle. Son désespoir et la fatalité de son sort donnait à cette même aura quelque chose de sombre, comme une âme écorchée et qui pendait lamentablement à son corps, désireuse d’allonger son existence.

Les pensées de la Liche se succédèrent à la vitesse de l’éclair. Un processus inhumain englobant le traitement des nombreuses possibilités s’inséra dans son esprit particulier. Une conclusion apparût en lettres de feu dans sa tête : Cette femme pourrait se révéler être l’une des disciples tant recherchées par Magrant. Aussi curieux que cela puisse paraître, on pourrait dire qu’elle était née pour un avenir plus éclatant que sa pauvre vie de mortelle. Elle pourrait bénéficier d’une puissance et d’une existence incomparable. Ses ressources seraient un atout incomparable … s’ils subissaient l’éducation et l’enseignement adéquat.

Aussi décida-t-il « d’ébranler » sa résistance psychique, par des arguments et des promesses mielleuses et sournoises. Maintenant que sa cible était verrouillée, il n’avait plus qu’à l’appâter. Et pour cela, sa situation précaire allait lui être d’une grande utilité. Vus son état, elle n’en serait que plus sensible.

« _ Néanmoins, il existe un moyen pour éviter le triste sort qui vous attends. Un moyen radical, impressionnant, divin ! Une astuce pour échapper à la fatalité de la mort. Un pont lumineux par-dessus les ténèbres »

Il laissa ses paroles résonner dans la chambre silencieuse, comme un glas funèbre. L’hameçon attendait d’être mordu. Un hameçon prometteur, qui offrait des récompenses alléchantes, mais dont le crochet, une fois pris, ne pouvait plus être lâché. Le désespoir allait-il se montrer convaincant ?

Magrant Malnoir

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Mer 26 Mar - 22:31
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Messaline ferma les yeux, comme si on venait de lui assener une gifle. C’est une chose de se rendre compte qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps à vivre, c’en est une autre de l’entendre de vive voix.

— Je sais ! lança-t-elle sèchement.

Une pause, elle souleva lentement ses paupières lourdes, fixant le vide.

— Je sais, reprit-elle plus doucement, d’une voix pleine de résignation. Je sais qu’il ne me reste plus beaucoup de temps. Et je sais aussi fort bien que nul ne peut rien pour moi.

Nul n’avait jamais rien pu, de toute manière. Les médecins, ces ombres en costumes blancs et noirs, qui s’étaient succédé à son chevet avaient tous été unanimes : quel que soit le mal qui la rongeait, il était incurable, et il n’y avait pas une potion, pas une magie, pas une herbe qui puisse la guérir de son mal. À tout le moins avait-elle pu apaiser ses souffrances et les symptômes, atténuer les crises, profiter d’une rémission miraculeuse quelque temps, avant de replonger dans les affres familières. C’était sans espoir, cela l’avait toujours été. Étrangement, cela l’avait surprise de l’entendre parler de la sorte ; direct, franc et froid. Mais en cette heure sombre où les masques étaient tombés, rien ne pouvait mieux lui convenir que la vérité sans fard qu’il exprimait à voix haute. L’homme était étrange, mais elle n’en avait cure, pas plus qu’elle ne se souciait du danger qu’il pouvait représenter pour elle.

Elle éleva sa main devant ses yeux, observant le tremblement qui l’agitait encore, et frotta ses doigts entre eux. Elle ne sentait rien. Les muscles engourdis peinaient à se mouvoir, et à la toute fin, c’était comme habiter un corps étranger qui ne lui répondait plus, qui n’était déjà plus le sien. Son âme dépérissait lentement dans ce qui déjà se muait en cadavre, gagné par la rigidité glacée de la mort, qui se délitait déjà comme une maison qui tombe en ruines. Bientôt le néant, bientôt plus rien, et la chair que tant avaient désirée serait bientôt la seule proie des vers.

Ainsi s’en va la gloire du monde.

La jeune femme laissa retomber son bras sur le lit et observa son interlocuteur alors qu’il reprenait, calmement, d’une voix belle à entendre, mais qui avait une résonnance étrange, comme un écho au fond d’une tombe. Il y avait chez cet homme une force tranquille, cachée, et elle devinait, derrière ce visage sec et mince qu’encadraient ses longs cheveux blancs, la lueur indicible d’un grand pouvoir. Il émanait de cet homme quelque chose, une sorte d’aura étrange que quelque chose en elle percevait sans parvenir à comprendre ce qu’il lui inspirait. De la peur ? Du respect, aussi, et cela n’était pas seulement dû à son habit élégant d’homme de cour, tout d’ombres et de pourpre vêtu. C’était autre chose. Il y avait quelque chose d’effrayant dans ses yeux froids, dans sa voix suave et tranquille, dans son arrogance paisible, quelque chose de sombre, et d’immensément puissant. Elle eut soudain l’impression d’être un papillon prit au piège de la toile d’une araignée qui tissait d’obscurs espoirs du bout des lèvres... Et soudain, regretta d’avoir attiré l’attention de cette personne, qu’elle aurait sans doute fuie en d’autres conditions.

Un pont lumineux par-dessus les ténèbres.

Un élan brusque au fond d’elle répondit à ses paroles, un élan profond et douloureux qui disait : je veux vivre. Quel qu’en soit le prix. Mais il lui restait encore assez de raison, encore assez d’esprit pour douter de ce qu’il disait, de ces paroles énigmatiques qui semèrent un frisson étrange au fond de son ventre.

— Qui êtes-vous ? murmura-t-elle, assaillie par le doute.

Au fond de ses yeux d’ambre sombre, on voyait transparaître le doute. Depuis des semaines, depuis des années, depuis sa naissance, en vérité, elle s’était faite à l’idée de mourir jeune, de vivre avec cette ombre qui barrait sa route. Depuis toujours, elle avait vécu avec la certitude qu’elle partirait avant tous les autres, avant même d’avoir à assumer les conséquences de sa vie dissolue, elle avait bâti son existence sur cette base, et à présent... À présent, d’un mot, d’un souffle, il avait tout balayé, réveillant ce qu’elle avait toujours refoulé, loin, très loin, pour ne plus jamais avoir à souffrir de se savoir plus éphémère que toute autre en ce monde.

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Jeu 3 Avr - 13:50
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Voilà … la délicate toile des événements prenait la tournure que souhaitait le sombre apôtre. Ainsi, ses calculs, sa logique, son analyse et ses constatations vinrent à bout de l’implacable mystère du futur. Il avait en quelque sorte « deviné » ce qui allait se passer, et ce par une profonde réflexion sur le pour et le contre, sur la mer des possibilités, parmi le Oui et le Non. Il avait forcé la main du Destin, il venait de défier les lois de l’espace-temps. Il avait vu ce qui allait s’en suivre de ses quelques phrases finement sélectionnées.

Il pouvait le voir clairement dans les yeux humides de la femme. Le doute … ennemi de la certitude, c’est un véritable venin qui sommeille en chaque personne. Stagné, il ne constitue un danger que quand il est en face d’un choix, d’un dilemme … Si la certitude n’intervient pas à temps, le doute s’engouffre dans la brèche de l’esprit et s’étend comme un obscur nuage de représailles et de menaces. Votre volonté s’en trouve grandement influencée. Là ou’ vous n’avez qu’un choix, vous voilà en face de plusieurs possibilités, réelles ou falsifiées par les morbides tours que l’imagination peut créer malgré elle. Et c’est ce doute là qui commençait à asseoir son étreinte soupçonneuse sur la malade, envahie par milles voix anonymes qui, chacune, tentait de lui dicter la réaction adéquate.

Elle lui demanda une chose simple, mais pas dénuée de sens : Qui est-il ? Mais, là n’est pas la question. L’identité de cet individu devait demeurer secrète encore un peu, par mesure de prudence, une précaution supplémentaire. Suivant le dictant « tourner sept fois la langue avant de parler », il médita sur sa future réponse. Rapide analyse, et voilà que des phrases subtiles s’insinuèrent dans son cerveau et furent amarrées dans sa langue, prêtes à sortir sous des tons différents.

« _ Le masque ne tombe qu’à la fin de la pièce. »

Car notre ami a décidé qu’il allait aussi utiliser quelques subtiles énigmes et phrases philosophiques complexes pour pousser à bout la résistance mentale de la femme, l’exténuer, et surtout, la charmer.

« _ La mort, très chère, est un mot trop lourd pour être juste qualifié de fatalité. La mort, c’est l’ultime voyage, la délivrance, la libération. Un bref répit ou’ nous sommes libérés des chaînes de la chair et des fardeaux de l’esprit. Mais … la mort, c’est le néant. C’est les limbes obscurs et ténébreux qui vous dévorent dans un suprême rire glacial. C’est une chose qui n’a aucun sens. C’est un tout, et un rien. La mort domine le monde et assoie son joug sur la mortalité. C’est une puissance qui n’a aucun rapport avec les bases fondamentales de l’espace et du temps, quelque chose de divin, quelques chose de monstrueux … quelque chose de purement incompréhensible. »

Il s’approcha très lentement de la femme, puis lui murmura d’une voix suave et glacée, mielleuse et empoisonnée :

« _ Mais la question est : Avez-vous peur de la mort ? De ces noirs abysses ? De cette éternelle damnation ? De ce calvaire sans fin ? Tout vos péchés, mis à nus … Tout vos crimes, punis … »

A’ mesure qu’il parlait, une sorte d’étreinte glacial envahi les lieux, donnant à ses paroles un horrible réalisme. Le feu de la bougie vacilla, en proie à un invisible combat contre des forces inconnues. Une sorte de buée glacial se forma autour d’eux, à peine perceptible. Et de ce faible nuage, on pouvait apercevoir des reflets spectraux, des formes tortueuses et noueuses d’hommes et de femmes en proie à un profond désespoir, déformés, ridés, las ! Tels de fragiles feuilles tombant d’un arbre dans une froide saison. Puis cette terrible apparition disparue, et le feu de la bougie reprit son ardeur bienfaisante.

Magrant reprit sa position confortable sur sa chaise, toujours devant la femme, lui laissant le temps de ruminer toutes ces profondes révélations blasphématoires mais bien réelles. La mort ne pardonne pas, la mort est omniprésente, omnisciente … la mort est une divinité cruelle et impitoyable. C’était la dure et vraie réalité. Il ne voulait pas mentir à cette désespérée, il voulait au contraire la remplir de toutes les dures réalités et les sévères existences de forces supérieurs auxquelles on ne peut échapper. La servitude ou l’anéantissement, la fidélité ou le châtiment.

Il pointa un doigt inquisiteur, lourd de menaces et de crainte. Cette lance était pointée fatalement sur la femme, comme une baliste s’apprêtant à lancer un terrible projectile. Mais, doucement, la main s’abaissa, et vint caresser le visage en sueur de la femme. Amicalement, doucement, comme un père qui dorlote sa fille. Un sourire de compassion s’afficha sur son visage, tandis qu’il poursuivait cet habile traitement.

« _ Vous savez, je comprends votre profond désespoir. Moi aussi, avant vous, j’étais totalement soumis à l’idée fatidique qu’un jour, je devrais mourir. Quitte ce monde, sans aucune trace, pour m’abandonner à un torrent de supplices … la peur qui m’enserrait comme les murs d’un cachot était étouffante. J’avais du mal à respirer, mes pensées étaient constamment hantées par cette fatalité. Chaque jour qui passait sonnait le glas de ma future disparition. Devant mes yeux torturés, des milliers de scénarios sur ma mort défilaient à un rythme infernal que je ne pouvais freiner. Je passais des heures et des heures, à tenter de trouver un moyen pour parer cette condamnation. Je voulais à tout prix déjouer la mort. Et finalement … j’ai réussi … »

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Jeu 10 Avr - 18:18
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Messaline se redressa un peu, autant qu’elle put mouvoir son corps épuisé, désormais sur ses gardes. Un étrange mélange de fascination et de peur s’affrontait au fond d’elle, et l’une l’emporta bien vite sur l’autre quand l’étrange personnage reprit la parole, délivrant longuement d’étranges songes distillés comme un poison, tissés comme un sombre suaire pour son âme désolée. Ce discours, on ne le lui avait jamais tenu en ces termes. Peut-être qu’à l’occasion, elle avait entendu çà et là quelques prêcheurs de ce culte obscur que l’on disait voué à la déesse des morts, mais elle n’avait jamais vraiment voulu y prêter l’oreille. Maintenant, elle se souvenait pourquoi.

La peur, au fond, n’était pas forcément là où on la croyait être. Peur de mourir ? C’était une vaste question, elle ne savait plus vraiment ce qu’elle craignait, mais cette terreur sourde lui broyait le ventre dans un étau de glace et s’éveillait comme un monstre endormi à mesure que l’homme pâle discourait encore et encore sur les vertus et les vices de la mort, sur ce qu’elle était, ce qu’elle n’était pas... Mais pourquoi ? Pourquoi disait-il cela ?
Elle eut un mouvement de recul quand il s’approcha, mais ne put guère se mouvoir, et resta immobile et impuissante, comme prisonnière de ses seules paroles et de l’ombre qui doucement, très doucement, les enveloppait tous les deux, comme si dans l’air limpide de la nuit, on diluait des ténèbres plus profondes encore. Elle avait froid, soudain, et quelque chose chuchotait près d’elle, quelque chose se mouvait, et finit par éclore en brouillard mouvant qui les entoura. Ses yeux cernés s’écarquillèrent légèrement, et son souffle se tut dans sa poitrine alors que cette vision obscure l’engloutissait toute entière, les ombres, les silhouettes, les mots, les voix, comme une ronde funèbre. La voix de l’étranger s’élevait toujours, claire et vivace, et posait la question fatale, celle à laquelle elle n’avait jamais su répondre.

Et puis, tout s’évanouit soudain, comme si cela n’avait jamais existé. Le frisson persista dans ses os, dans son souffle pénible, larvé dans sa poitrine, éteint par un effroi rampant. Il était retourné à sa place, comme si de rien n’était.

Le contact de sa main sur sa joue la fit de nouveau sursauter, d’autant que ce geste incongru avait aussitôt suivi le mouvement accusateur qu’il esquissait tout en parlant. Elle baissa les yeux pour ne pas voir son sourire, et la douceur vénéneuse qui s’y lovait. Pourquoi ? Elle n’avait pas la force de se défaire de lui ni d’échapper à ses paroles, et elle ne pouvait faire qu’écouter, et regarder chacun de ses mots mettre à bas tout ce sur quoi elle s’était appuyée pour tenir, et vivre quoiqu’il lui en coûte.

— Et qu’avez-vous réussi ? dit-elle à voix basse, le regard obstinément rivé sur ses mains. Avez-vous dépassé votre peur, ou vaincu la mort ?

Une pause, puis elle eut un sourire comme une grimace amère.

— De l’un ou de l’autre je ne sais pas vraiment ce qui relève le plus de l’exploit.

L’ombre de ses prunelles de velours glissa brièvement de côté pour observer l’étrange homme pâle assis près d’elle. Malgré la peur, malgré l’inquiétude et le danger qu’il semblait pouvoir représenter pour elle, quelque chose au fond de son esprit voulait en savoir plus. C’était comme si ses paroles avaient éveillé quelque chose dont elle avait toujours ignoré la présence, quelque chose d’encore fragile, encore à l’état d’embryon, mais qui ne demandait qu’à grandir, qu’à s’élever et éclore, nourri de ses paroles et de ses obscures promesses.

— Dites-moi en plus, murmura-t-elle, le regard vide, avec cette impression étrange que ces quelques mots venaient de sceller son destin.

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Ven 11 Avr - 16:43
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Pauvre petite chose … recroquevillée, sensible, faible, exténuée. Une fragile petite fleur, voilà ce qu’elle était. Une rose éclatante de couleur et de vitalité, mais qui peu à peu se fane et perds de sa beauté. La décadence que peuvent connaître les humains est un ignoble fléau qui réjouit les dieux et satisfait les charognards. La mort, cruelle maîtresse, s’est trouvé un nouveau jouet.

Son corps est meurtri par le mal, son esprit est en prison dans une idée. Une monstrueuse, une épouvantable, une douloureuse idée. Une seule pensée, une seule conviction : celle du trépas. Malheureuse femme. Quoi qu’elle fasse, cette odieuse pensée la hantait, spectre tangible à ses côtés, possessive et jalouse, chassant toute distraction, la secouant de son étreinte glaciale quand elle détourne les yeux. Quand son esprit souhaite la fuir, elle se glisse sous toutes les cachettes possibles, se mêle aux paroles des gens dans un immonde refrain, l’enferme dans d’humides barreaux. L’obsède quand elle est éveillée, épie son sommeil convulsif et s’amuse dans ses rêves en prenant des formes terrifiantes.

Mais notre ami, bon et magnanime, s’était fait un devoir de libérer cette jeune fille des tourments de l’Au-delà. La question que lui posa cette dernière fut fort prévisible. Aussi répondit-il avec une sagesse sournoise :

« Un objet vu à distance ne révèle que son principe. »

Par cette phrase, il voulait dire il n’avait pas vraiment vaincu la mort, ni vraiment surmonter sa peur. Il avait fait l’un et l’autre sans en faire ni l’un ni l’autre.

« Le principe d’un objet, quel qu’il soit, doit correspondre à son but originel … »

Il passa sa main sur son manteau afin de chasser les grains de sable qui vinrent se coller à lui durant leur conversation. Sournoise nature, même à un moment pareil, tu n’abandonne point tes caprices.

« _ J’ai trouvé la libération. Un compromis, un donné pour un rendu. Le pont de lumière impose ses conditions … »

Mais pourquoi s’obstinait-il encore à vouloir la sauver ? Ne disait-on pas Les hommes sont tous condamnés à mort avec des sursis indéfinis ? Au moment même ou’ ils parlaient, combien sont morts qui s’arrangeaient pour une longue vie ? Combien de jeunes et saines personnes furent foudroyés par l’appel des limbes ? La vie était-elle si regrettable pour elle ? Et bien … la chance lui souriait, prenait les traits sombres de cet homme froid et calculateur. Elle avait une chance de fuir la mort … ou plutôt, de l’embrasser. Embrasser la vraie foi, terrible, implacable, mais vraie. Assez de toutes ces histoires de dieux mineurs et de prêtres corrompus ! L’homme est-il incapable de voir clair à travers les mythes hérétiques qui l’encerclaient ? Leurs pensées étaient bien trop étroites pour sonder la subtilité du monde, les indices de l’existence de forces supérieurs. Ils préfèrent tous embrasser une religion défendant une pseudo-paix plutôt qu’une dure croyance, et se camoufleront toujours sous des habits saints et des versets incongrus. Le caméléon croira toujours qu’il suffit de changer de forme pour échapper à tout. Mais il était difficile de faire changer d’avis les fervents croyants, et difficiles de bousculer des religions centenaires.

Au cours d’un de ses conseils organisés dans le saint quartier général des adorateurs de Nayris, la déesse de Vie et de Mort, il avait déclaré à ses collègues sur ce sujet : Une créature qui s’est développée d’une certaine façon choisira de mourir plutôt que d’en devenir l’antithèse . Des paroles lourdes de logique et d’années d’expérience, mêlées aux histoires des sanglantes guerres religieuses que le monde a connues.

« A’ défaut de fuir la mort, on finit par la rejoindre … »

Quel sens terrible cachait cette phrase mystérieuse ? Quelle cuisante vérité pouvait-elle enfermer ? Rien de plus que la sainte et unique vérité : Les hommes, condamnés à la mort, peuvent signer un pacte avec la déesse de la mort. En échange de leur fidélité, ils pouvaient caresser la lubie des rois, le rêve des empereurs, la folie des tyrans, l’espoir des mages et la quête ultime des alchimistes : L’immortalité.

Personne ne pouvait rester insensible en entendant ce mot légendaire. Il suffisait d’y penser pour qu’une puissante vague de tentation et de désir vous submerge, dépassant tout fantasme, chassant toute idée de votre esprit stérile. L’immortalité …. Rien que prononcer ce mot avait quelque chose de mystique.

« _ Jusqu’ou’ iriez-vous pour échapper à la mort ? De quoi seriez-vous capable pour allonger votre vie ? Seriez-vous prête à signer un pacte avec d’obscures forces pour vous assurer l’échappatoire ultime ? Seriez-vous prête à payer le passage du pont lumineux ? »

Il tapa légèrement du pied à un rythme soutenu, qui ressemblait à la fois au son convulsive d’un battement de cœur et au bruit oppressant d’une horloge. Le temps passe et le sable s’écoule. Lentement, mais il s’écoule.

« _ Seul un immortel ignore le temps. Choisissez soigneusement votre réponse, mon enfant, car la lumière n’aime que la franchise. »

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Ven 11 Avr - 20:01
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Messaline écouta sans mot dire, et la chose qui au fond d’elle s’agitait dans l’ombre se repaissait avec bonheur des paroles du sombre personnage qui instillait tout doucement son poison. Chaque seconde était un pas de plus vers l’obscure destinée qui s’offrait à elle et se dévoilait, peu à peu, comme on lève le voile sur l’abîme. Il savait y faire, oh oui, et elle reconnaissait à sa manière de parler, à sa façon de dire les choses, que c’était un habile manipulateur à la langue de serpent. Elle savait tout ça, elle savait que c’était un vaste et tortueux piège qu’il tendait devant elle et qu’il n’attendait qu’une chose : qu’elle fasse le pas de trop et qu’elle y bascule. Et pourtant, pourtant... Elle sentait confusément qu’elle avait envie de le croire, même s’il venait de bouleverser en quelques phrases beaucoup d’apparences, beaucoup de certitude, beaucoup de mensonges qu’elle se proférait à elle-même. Messaline n’avait jamais été raisonnable, elle n’en avait pas le temps ; alors, pourquoi hésiter maintenant quand il ne lui proposait rien de moins que de commettre la pire folie.

Elle sourit, doucement.

Les questions de l’homme se pressaient, impérieuses, et le rythme qu’il martelait du pied faisait comme l’écho des secondes qui s’égrenaient sans arrête, vite, si vite, on n’avait plus le temps de les compter et elles étaient comme autant de pierres, comme une avalanche qui l’entraînait inéluctablement vers sa fin. Elle ferma les yeux, n’écoutant plus que le bruit, qui se mêlait à celui de son propre cœur. Que de fragilité dans tout cela... Vanité des vanités, et le vide. Juste le vide. Il était là, au fond d’elle, et comme on plonge dans les replis d’une eau très profonde, elle s’y laissa sombrer pour trouver les réponses.

Ça n’avait pas d’importance.

Ses paupières se soulevèrent, et elle sourit un peu, surprise de cette certitude qui s’imposait soudain : peut importait ce qui l’attendait, peu importaient les sacrifices, la souffrance et tout le reste, elle n’en avait cure. Elle n’avait rien à perdre. Ce corps perclu de douleurs, rongé par le mal, il n’avait pas de valeur, pas plus que cette beauté éphémère et fragile qui déjà se délitait dans les affres de la maladie. Nul ne pleurerait Messaline, nul ne viendrait hanter son tombeau. Nul ne se souviendrait d’elle, et ce serait très bien ainsi.

Elle releva les yeux vers lui, et cette fois elle semblait apaisée, comme si tout ce qu’il avait pu l’effrayer dans le discours ou l’attitude du personnage n’était plus. Elle semblait si calme, soudain ; ses yeux brillaient avec force, sertis comme des pierreries vivantes dans la cire maladive de son visage cerné.

— J’ignore si je crains vraiment de mourir. Dit-elle tout en sachant pertinemment qu’elle ne répondait pas vraiment à sa question. J’ai peur, oui, et c’est le lot de tout être, mais de quoi ? Je ne sais pas. Je vis depuis toujours avec la certitude que mon existence sera brève et finira dans la souffrance, et que je me regarderai mourir pendant des années.

Une pause, et elle eut encore l’un de ses sourires vagues de madone égarée.

— Quelque chose au fond de moi ne se satisfait pas de ce sort, je le sais. Je l’ai fait taire, longtemps, et j’ai tâché de profiter du peu de temps qui m’était échu. À présent que je sais qu’il ne me reste guère longtemps à vivre, je sens que tout change, et je me dis parfois que j’aurais aimé avoir le luxe de vieillir.

Messaline parlait d’une voix claire et douce, et il y avait sur ses jolis traits encore affectés par l’épuisement une sérénité funeste qui n’était qu’un reflet du vide qu’il y avait au fond d’elle.

— Mais je suis lasse de souffrir, et l’idée du trépas m’apporte le réconfort de savoir qu’alors, tout sera terminé. Quelles que fussent les horreurs qui m’attendent de l’autre côté, cela ne sera que soulagement comparé à l’enfer que j’ai traversé. Alors, sombre messire ; peut-être suis-je prête à beaucoup de choses, peut-être suis-je prête à renier le peu de choses qui ait encore de la valeur pour moi, peut-être vous accorderai-je mon âme elle-même si cela pouvait servir à me faire exister plus longtemps.

Son sourire s’accentua un peu, et se fit tristement moqueur.

— Je sais que je ne suis pas en position favorable pour négocier. Vous avez su repousser le mal et je ne doute pas que vous saurez le rappeler, ou pire encore. Mais voici ce que je veux : peut-être paierai-je le prix que vous demandez, à la seule condition que je sois libérée de cette maladie. Je ne veux plus souffrir.

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Sam 12 Avr - 21:29
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Voilà … maintenant elle comprenait. Débarrassée de ses doutes, elle pouvait enfin saisir l’importance de leur conversation et des immenses bénéfices que lui promettait le sombre sire. Un esprit sûr et libre est un esprit intelligent. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à la guider vers la sainte voie, lui raconter les conditions à suivre pour affronter les lois humaines et naturelles. Le subtil poison de ses paroles avaient fait leur œuvre. Désormais il pouvait parler plus librement, et laisser de coté les énigmes et les phrases mystérieuses.

Il se souvint avoir lut, il y’as longtemps, les écrits d’un ancien prêtre du culte de la Mort. Cet homme se distinguait comme étant un personnage triste, las et riche de terribles connaissances sur la cruauté du monde. Sur l’une des pages de son livre sur La Sombre Fatalité Du Monde, il avait déclaré : Accepte la souffrance, car la souffrance fait réfléchir. Supporte là, et elle éclaircira ton esprit . On dirait que cet homme tristement célèbre avait raison. La souffrance de la fragile femme lui avait donné l’occasion de comprendre bien des choses qui étaient cachés au commun des mortels. Désormais le voile noir du doute n’était plus, et une goutte de sagesse naissait d’une mer d’anxiété. Les futiles croyances et les mensonges quotidiens de la vie s’estompaient pour laisser place à des révélations flagrantes qui s’imposaient devant vos yeux comme la soudaine irruption d’un volcan, bouillonnante d’idées, grondante de menaces.

« Bien, vous commencez à comprendre à présent, que le monde n’est qu’une mascarade, que la vie n’est que la face obscur de l’astre. La vraie lumière vient de là ou’ on s’y attend le moins. »

Il se leva brusquement, ombre impérieuse chargée de puissance et de prestance. Il dirigea chacun de ses bras d’un coté, en forme de croix, la tête baissée, comme s’il était crucifié sur une croix invisible. On aurait dit … un prophète ? Non, plus encore … un messie …

« Tout a une fin : La vie, les sentiments, et le monde lui-même. Embrassez la mort, ou embrassez votre destruction. »

Il animait ses paroles fiévreuses de gestes amples et explicatifs, comme un habile politicien ou un fanatique dictateur. Mais Magrant était quelqu’un de plus calculateur que fanatique. Chacun de ses gestes étaient soigneusement assimilés et choisis pour donner un impact optimal et un charisme maximal à son discours. Il ne laissait rien au hasard. La perfection était son rêve, et il se devait de s’y exercer, en faits, en gestes ou en paroles.

« La mort est omniprésente, omnisciente, omnipotente. Tôt ou tard, elle finit par vous saisir, matérialisée dans des formes infinies comme les milles facettes d’un diamant. Ses complices sont nombreux et perfides. La famine, qui s’amuse à ronger les pauvres. La maladie, dévorant et moissonnant aussi bien les corps que les âmes. Et la haine, cet engrenage infernal qu’on ne peut défaire tant il est renforcé de colère et de vengeance. Mais la mort peut se révéler être magnanime. En croyant en elle, en servant son idéologie, elle vous récompense grassement. Vos espoirs les plus fous se concrétisent alors. »

Il fit les cents pas devant elle, personnage aux contours indistincts et sombres. Chaque pas résonnait dans un refrain obsédant, répétitive. Il ne quittait plus des yeux la femme qui buvait ses paroles comme le sable avide d’eau. Un piège tapi de promesses n’attendait plus que la proie morde à l’hameçon. Oui ou non, tel est le choix simple mais dur à choisir.

« Nous sommes dans un monde cruel, sujets à des puissances invisibles auxquels on ne peut que s’incliner. Mais accepter le triste sort d’une longue déchéance est un comportement indigne de tout être pensant. Plutôt que d’endurer les milles mesquineries de la vie, les âpres souffrances du quotidien et les tourments des limbes, nous devons nous rassembler sous la bannière de l’ultime pouvoir, celle de la divine fatalité. De bétail, nous nous élevons au rang de prophètes. Il est parfaitement logique de s’incliner face au destin le plus clément, le plus prometteur. Ce destin, je l’ai embrassé … et me voilà à présent en face de vous, baigné de divines révélations, insouciant du fardeau de la chair, l’esprit libre et saint. Un pur délice. »

Il se dirigea d’un pas lent, presque forcé, vers la seule fenêtre qui perçait le mur de la chambre. Les mains jointes derrière son dos dans une profonde méditation antérieure, il contemplait le paysage qui s’étendait derrière la vitre poussiéreuse. Ses yeux fixaient des maisons de pierre et des étendues de sable sans fin, mais son esprit lui était abandonné dans d’anciens souvenirs de son vivant. Il se rappelait avec quelle ardeur il avait affronté la mort, tenté de la manipuler. L’idée oppressante des souffrances du trépas l’encerclait comme un froid linceul. Les premiers jours qui suivirent cette constatation, le sommeil lui manquait tant la peur nouait son estomac. Puis à mesure que le temps passait il finissait par dormir, mais d’un sommeil lourd de fatigue et d’ennui. Il vieillissait à une allure anormal tant le fardeau psychique était intense. Mais ses études, ses recherches, ses expériences et les limites de son humanité poussée à bout lui permirent enfin d’atteindre la récompense tant désirée.
Sans se retourner, il parla d’une voix non plus mielleuse et caressante, mais du ton d’un personnage las, usé par le temps, qui avait vu bien des horreurs et enduré bien des souffrances. Une voix chargée d’expérience et de connaissances lourdes de conséquences.

« Pour fuir la mort, vous devez vous débarrassez de ce qui vous rattache encore à la vie. Votre âme. Non pas en se suicidant, rassurez-vous, mais par un autre procédé. Un procédé né du fruit d’années de recherches ininterrompues. Un procédé dont moi seul détient le secret. »

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Lun 14 Avr - 13:05
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Sentant quelques forces lui revenir, Messaline replia ses jambes contre elle pour trouver une position plus confortable, et se tourna vers l’homme pâle qui de nouveau répondait, et cette fois sans les détours, les mystères et les semi-vérités qu’il avait distillées jusque là. L’effroi et la fascination se disputaient dans le regard de la jeune femme, mais à mesure qu’il parlait, s’élevait devant elle comme un sombre prophète, c’était cette dernière qui la gagnait de plus en plus, exerçant une attraction irrésistible, comme si elle n’était plus vraiment maîtresse de ses pensées. Quelque chose au fond d’elle, réveillé par les quelques promesses dites à demi-mot, se repaissait de ce discours enflammé qui envahissait tout l’espace d’une voix vibrante et majestueuse ; quelque chose buvait ces flots de mots étranges comme un vin enivrant, comme s’il y avait là toutes les réponses, tous les espoirs.

Tout cela était vrai, elle s’en rendait compte à présent, comme s’il disait à voix haute des choses qui gisaient en elle, muettes et informulées, depuis sa tendre enfance. Oh, elle avait eu le temps d’y penser, le temps d’y réfléchir, le temps d’imaginer, aussi. Toutes ces nuits sans sommeil, fissurées de fièvres et de douleurs, toutes ces journées désoeuvrées où elle ne pouvait faire que songer, condamnée à l’immobilisme et à se regarder lentement mourir chaque jour un peu plus. Elle avait lu, aussi ; beaucoup, beaucoup lu, de sombres opuscules que nul n’aurait sans doute mis dans les mains d’une enfant curieuse si on s’était un tant soit peu préoccupée d’elle. De drôles d’idées, d’obscurs chants, des hymnes tourbillonnants qui chuchotaient un nom aux ténèbres... Et déjà en germe au fond d’elle, la certitude que Nayris était peut-être la seule chose qui l’attendait, la seule chose digne de son adoration, car elle était la toute-puissance incarnée. Mais bien vite cela s’était tu, rien d’autre que des divagations d’enfant solitaire, et puis tout s’était enfui, enfoui sous la mémoire, les années passantes et la musique qui résonnait de nouveau quand elle se remettait un peu, beaucoup, de ses maux innombrables. La vie avait tout emporté, ne laissant derrière elle que la graine en stase, à peine un bourgeon, qui s’était caché tout ce temps pour n’éclore qu’au moment opportun. Et voici que le flot de ces paroles venait ressusciter cette pousse fragile et faire éclore dans le coeur de Messaline les sombres pavots des cultes de la Mort.

Il n’y avait pas d’idée, pas de sentiment qui se fit jour à cet instant qui n’avait pas déjà existé un jour en elle, et ses pensées retrouvaient un chemin familier qu’elle avait oublié depuis fort longtemps.

Et Messaline contemplait, fascinée et ravie, l’homme pâle emporté comme dans une danse à demi immobile qui accompagnait chacun de ses mots, les pans de son manteau flottant dans le vide comme de sombres ailes. Chaque geste pour chaque mot, et libérée du poids de ses doutes et de ses peurs elle embrassait pleinement l’obscurité qui revenait en elle, et emplissait son pauvre coeur de doux et vénéneux murmures. Bientôt, peut-être ; bientôt l’abandon, et la fin de tout mal. Bientôt la mort sans doute, d’une façon ou d’une autre. Devant elle s’ouvrait un chemin, pavé d’obscures promesses ; devant elle s’ouvrait la voie obscure qu’elle aurait dû emprunter longtemps auparavant. Et ainsi le destin noué, un noeud et puis l’autre, et le fil des jours endeuillé qui allaient sur le fuseau se rompre et tomber dans la pourpre sanglante des Adorateurs. Mais point encore de certitudes, non ; elle n’en était qu’encore au seuil de ce cheminement vers le trépas.

Un soupçon d’inquiétude froissa ses traits quand il se détourna, et parla d’une voix lourde de quelque chose qu’elle n’aurait su nommer. Était-ce un avertissement ? Et puis, tout passa bien vite et elle eut un rire sans joie.

— Je suis née femme et putain, de quelle âme me croyez-vous dotée ? S’il ne s’agit que de cela, Dieux, je veux bien la céder sans attendre.

Posant un pied au sol, elle éprouva ses forces, et se leva très lentement, glissant sans bruit comme un spectre livide pour s’approcher lentement de l’homme à la fenêtre.

— J’ai vécu, déjà, et fort bien. J’ai profité de chaque instant, car je savais dès l’enfance que ma vie serait brève et douloureuse. Arrachez-moi ce qu’il vous plaira, si cela peut me soulager du fardeau de l’existence. Je ne regretterai rien, je n’en ai pas le temps.

Elle avait parlé à voix basse, et le rire s’était bien vite enfui sur ses traits las. Le ton de ses paroles, d’une douceur résignée, était celui de la vérité la plus pure, la plus absolue. Elle n’en avait cure. Son existence tout entière n’avait été que vacuité, combattre la souffrance par les plaisirs jusqu’aux plus délétères, et s’en laisser crever avant d’avoir à en assumer les conséquences.

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Ven 18 Avr - 17:11
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Le nécromancien tourna lentement sa tête pour regarder son interlocutrice. Elle avait repris assez de forces pour se relever … quelle impressionnante capacité de récupération. Plus il lui parlait et plus il était certain que cette femme cachait quelques alléchants secrets, une force qui n’attendait que d’être nourrie et dressée
.
« Bien … dans ce cas là, laissez moi vous expliquer en quoi consiste la fameuse libération. »

Il poussa une petite table près de la chandelle et y déposa avec une infime précaution ce qui ressemblait à un grand grimoire. Son grimoire. L’objet qui avait le plus de valeur à ses yeux, celui qui avait changé à jamais sa vie. D’un signe de la main, il invita la femme à s’assoie près de lui. Pendant un court instant, le sombre personnage caressa avec une tendresse mêlée d’admiration la couverture brune du livre, puis s’attarda sur le motif en cuivre qui représentait un crâne grimaçant.
Soudainement, il ouvrit le grimoire, comme si contempler ce macabre ornement avait éveillé en lui des craintes enfouies. Les pages se dévoilèrent l’une après l’autre, révélant des signes cabalistiques, des dessins schématiques complexes, des calculs aussi longs que mystérieux et des lignes interminables d’écriture fine et soignée. Le lieutenant de Nayris feuilletait les pages avec une grande aisance, sa main se mouvait parmi les feuilles si vite qu’elle en était presque invisible. C’est alors que son index s’arrêta sur une feuille en particulier. Des textes stylisés écrits dans une langue étrangère parsemaient chaque centimètre de papier, et des signes occultes encadraient les notes essentielles et les anecdotes utiles. Tout en haut, un titre en encre mauve indiquait le nom de ce chapitre particulier : « Liche »

« Mon enfant, je vous présente le chapitre de la délivrance ultime : L’aboutissement suprême de l’art de la nécromancie, la transformation en Liche … oui, une Liche … ce nom vous semble bien mystérieux, je le vois dans vos yeux … »

Il commença alors à lui expliquer ce qu’était une liche : une créature abandonnant le fardeau de la chair en écorchant son âme pour n’en devenir que plus puissant. Baignant de puissance maléfique, cet être n’est plus sensible à aucune contrainte physique, et encore moins aux supplices psychiques. C’est une créature libre, pleine d’une liberté des plus bienfaisantes. Il lui montra les commentaires de Kandjaar, le célèbre nécromancien, sur ce puissant sortilège.

Il ne fera plus qu’un avec les limbes. Par les limbes, il sera accompli.
Sa chair sombre, mais son esprit nage toujours.


Derrière toutes ces indications obscures se cachaient des significations claires et pures qui balayaient l’absurde. Des esquisses de connaissances étouffaient la logique et emmuraient l’hérésie. Pour faire simple, cette transformation qu’il avait perfectionnée condensait une chair factice grâce à la force de la conscience.

« Avec ce rituel, vous serez lavé de tout supplice, de tout péché. C’est un nouveau commencement pour vous. La mort ne vous prend pas, elle vous change en prophète. Les hommes sont tous des étrangers devant la mort, ils sont tous égaux devant elle. Mais elle accepte tout le monde, car grande est sa bonté. Je suis prêt à vous offrir le fruit de toutes mes expériences, l’aboutissement de décennies de travail sans interruption. Vous rendez-vous compte de ce cadeau que je vous offre ? Mais … j’aimerais d’abord obtenir à mon tour quelques légères faveurs en retour. »

Il poussa sa chaise pour se mettre devant la femme, puis croisa les bras et fronça les sourcils dans un air sombrement sérieux. Désormais, il était le diable proposant un pacte contre de grands pouvoirs, un gouffre de tentations.

« En échange de ce pouvoir, j’aimerais que vous deveniez mon disciple, et que vous embrassiez le culte unique, celui de la mort. En échange de votre fidélité, je consentirais à partager mes pouvoirs avec vous. C’est un marché des plus équitables, tout ce que je souhaite, c’est que vous liez votre destin au mieux. Je veux que vous juriez allégeance à Nayris, et que vous me promettiez que vous serez mon assistante dans mes travaux. Je vous apprendrais, en retour, des arts et des connaissances antiques que vous n’auriez même pas imaginé. Alors … marché conclus ? »

Et il tendît sa main, attendant la réaction de la femme. C’était l’acte final, le dernier pas qui allait déterminer le destin de cette créature. Allait-elle accepter cette offre des plus alléchantes ? Ou refuser cette promesse de libération ? Le temps lui-même se suspendît pour assister au déroulement de cette scène des plus intrigantes. Le suspense était à son comble.

Magrant Malnoir

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Mer 23 Avr - 14:49
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Messaline frissonna près de la fenêtre ouverte, environnée par les remous parfumés de l’air nocturne qui s’engouffraient dans la chambre. Elle commençait enfin à percevoir la tiédeur de la nuit d’été sur sa peau encore glacée par le mal, et un vent vagabond venait apposer une douce caresse sur son front épuisé, remuant doucement les longues mèches ruisselantes de ses cheveux dénoués. Elle ressemblait à un fantôme, ainsi debout dans un rayon de lune qui plongeait entre les rideaux, à demi dessinée par la lueur argentée, dévoilée de côté par la clarté dansante de la bougie un instant cachée par le personnage penché sur la table.

À petits pas, ménageant ses faibles forces, elle s’approcha, l’air curieux. Penchant la tête sur le côté, elle chercha à saisir quelque chose dans ces pages qui défilaient entre les doigts agiles de l’homme pâle. Des signes étranges, des schémas entremêlés... Elle avait toujours aimé les livres. Par nostalgie autant que par réel goût pour la lecture, car tout cela avait représenté, jusqu’à ses treize ans, l’un de ses rares loisirs et sa seule échappatoire. Mais celui-ci était bien évidemment différent, et elle lut sans vraiment y croire le mot écrit tout en haut de la page qu’il désignait. Relevant les yeux vers lui, elle garda le silence un instant et esquissa un sourire incrédule.

— Certains en parlaient dans les livres, murmura-t-elle. Des créatures ni mortes, ni vivantes, d’obscures puissances qui allaient dans la nuit.

Messaline tira à elle un siège et écouta, attentivement, les paroles de l’inconnu. Elle s’était doutée que ce ne serait pas quelque chose de simple et encore moins d’agréable, mais il y avait une perspective plaisante à ainsi se défaire de toutes chaînes, de tous liens, et être enfin libre et apte à mener une vie longue et fructueuse, fut-ce dans un état aussi contre nature que celui-ci. Ne plus souffrir... Ne même plus ressentir. Le vide et l’apaisement, dans les bras de l’ombre qui chuchotait au fond de son esprit que ce serait si doux de se défaire de tout cela, la prison de chair, et les entraves de l’humanité, renaître autrement, renaître autre, et un nom lui revenait, doucement, tout doucement.

Messaline sourit avec une sérénité de madone, fermant doucement ses longs yeux sombres pour mieux entendre la voix de l’homme. Oh, Perséphone, il ne te reste qu’un pas. L’enfer sous tes pieds exhale le parfum des asphodèles.

Soulevant de nouveau ses lourdes paupières, elle haussa légèrement un sourcil quand il s’interrompit pour lui demander l’évidente contrepartie à ce qu’il allait faire pour elle. Bien sûr, il ne ferait pas cela pour rien, il demandait forcément quelque chose en retour. Quelques légères faveurs... Son sourire s’accentua, se défit en fin rictus amusé. D’ordinaire, ces « faveurs » prenaient toujours la même forme, avec quelques variations qui ne changeaient rien au fond. Elle le fixa dans les yeux quand il se mit face à elle, l’air presque menaçant, ses yeux étincelants avec force dans son visage d’une pâleur mortelle, comme des joyaux embrasés sertis dans la craie lisse d’un gisant de pierre. Et puis, elle rit soudain en réponse à son long discours, regardant la main qui se tendait vers elle. Lorsque Messaline avait choisi la voie qui était la sienne depuis des années, elle ne s’était fait aucune illusion sur ce qu’elle était, et ce qu’elle pourrait être : rien. Sa santé défaillante, son éducation à géométrie variable, son statut de bâtarde sans le sou faisaient qu’elle n’était de toute manière que juste bonne à servir plus puissant qu’elle et à louvoyer dans les bas-fonds pour s’accrocher à ce qu’elle pouvait. Jamais on n’avait réellement prêté attention à ce qu’elle aurait pu être d’autre qu’un élément décoratif du plus bel effet capable de prodiguer divers services, dont la plupart avait lieu dans la chambre à coucher. Si elle avait choisi cela, c’était aussi qu’on ne lui avait pas vraiment laissé le choix.

— Est-ce à ce point difficile de trouver un apprenti, pour que vous en soyez réduit à faire ce genre de propositions à une putain ? répliqua-t-elle avec cette impertinence qu’elle ne pouvait jamais réfréner très longtemps. Qu’est-ce qui vous fait croire que je serais capable de vous suivre ?

Elle baissa de nouveau les yeux sur la main qui se tendait et esquissa un geste dans sa direction.

— J’accepte, bien entendu. Je vous dois déjà beaucoup.

Un sourire, et elle scella d’un geste leur accord, déposant la paume de sa main contre celle de l’homme pâle.

— Ne serait-ce que de m’avoir donné une chance, reprit-elle en souriant.

Messaline

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Ven 9 Mai - 16:32
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« On ne choisit pas un apprenti au hasard. J’ai décelé en vous un certain potentiel que je compte bien dévoiler au grand jour. De plus, une dame de plaisir cultivée est une chose peu commune. Je ne doute pas un instant de votre bonne foi. Nous avons un accord qui sera fructueux pour chacun d’entre nous. Moi, j’aurais enfin un disciple digne de moi, qui m’épaulera et que je formerais aux arcanes de la magie. Vous, c’est un nouvel avenir qui vous ouvre les bras. »

Leurs deux mains se sellèrent solennellement. Ainsi, le pacte fut conclu. Le sourire du nécromancien s’élargit, phénomène assez rare pour ce triste sir. La satisfaction brilla ardemment dans ses yeux d’acier, avant de s’éteindre subitement comme une flamme soufflée par un vent surnaturel. Il resta immobile, sa main froide toujours unie à celle de sa nouvelle partenaire. Il y’avait dans ce contact quelque chose de glorieux, comme une grande victoire. Il y’avait dans cette poignée de main à la fois un acte solennel, consensuel, et aussi la sournoise satisfaction du chasseur piégeant sa proie. Mais la bataille avait été rude : Il a dut user de tous ses talents d’orateur et de manipulateur pour faire flancher la volonté de son interlocutrice, et ce à grands renforts de promesses et d’encouragements subtilement parfumés. Heureusement, la femme était affaiblie suite à son redoutable combat contre le cruel et mystérieux mal qui la rongeait comme le plus insidieux des poisons. Au fond, cette maladie fut un allié précieux pour le maître des Liches.

« Excellent ! Je savais que nous allions bien nous entendre. »

Et il se frotta les mains avant de refermer son grimoire et de le ranger précieusement dans les plis de son manteau. Il invita la femme à s’assoir de nouveau sur le lit, par précaution. Il se pourrait qu’elle soit toujours fatiguée et qu’un repos lui soit nécessaire. Pendant ce temps, Magrant lui décrivait sa propre expérience en temps que premier nécromancien à atteindre le rang de Liche. Il lui expliqua avec beaucoup de précision et de minutie comment son grimoire lui avait parlé, lui a dévoilé les secrets de l’immortalité. Il raconta son excitation, son empressement aussi de se défaire de l’emprise de la chaire. Il expliqua l’utilisation délicate du matériel nécessaire pour préparer le rituel, lui donna quelques anecdotes amusantes d’anciens mages et savants, et indiqua même le temps exact qu’il avait choisi pour débuter la transformation. C’est avec passion qu’il décrivait cette scène précise, ce moment crucial.

« Soudain, le pentacle s’était illuminé d’une lueur bleuâtre. Le temps semblât s’arrêter brusquement, et des flammes de la même couleur bleu s’élevèrent autour de moi. Je me retrouvais soudain enchaîné par des liens immatériels, et les flammes vinrent lécher ma chaire dans une froide caresse qui n’était pas sans me rappeler la douce étreinte de la mort, mon alliée et mon ennemie. Je ne ressentais curieusement rien, c’était comme si mes sens s’effritaient à mesure que les flammes me libéraient de mon corps. Des fantômes venus du royaume des morts surgirent des murs de mon repaire, m’encerclèrent dans une danse funèbre, puis entreprirent d’investir tout mon être et véhiculé en moi un pouvoir insoupçonné. Jamais je n’aurais imaginé pareille chose possible. C’était comme si je nageais dans un vortex de magie pure. »

Il serra son poing, comme s’il était de nouveau non pas spectateur, mais acteur de cette fantastique et diabolique scène. Un événement pareil restait gravé dans votre mémoire comme sur une pierre blanche. Ce fut la naissance d’un génie et d’un fléau dans le monde.

« Quand les flammes s’éteignirent, je n’étais plus le personnage que j’étais de mon vivant. J’avais perdu toute humanité. Un squelette, vide de sensations, mais comblé de pouvoirs. Heureusement, j’ai vite trouvé le moyen de recouvrir mes os d’une nouvelle chaire, certes falsifiée, mais bien réelle. Je vous ferrais, évidemment, bénéficié de ce précieux cadeau. Reste à savoir maintenant ou’ et quand allons-nous procéder au rituel. »

Il la regarda fixement, l’air interrogateur et confiant, la lumière venant s’affronter avec l’ombre sur son visage dans deux champs parfaitement opposés.

« Des questions ? Des suggestions ? Je suis toute ouïe »

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Ven 9 Mai - 18:08
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En scellant le pacte qui devait l’amener à une nouvelle existence, Messaline était déjà parfaitement conscience de l’atrocité qu’elle s’apprêtait à commettre. Dévoyer la chair, l’âme, et renier le don universel que Yehadiel avait fait aux races mysticiennes en leur offrant la vie, tout cela l’aurait peut-être fait reculer en d’autres temps, mais ils étaient passés depuis longtemps et elle se tenait aujourd’hui sur le seuil de sa fin, à l’orée d’un hiver qui, s’il n’aurait assez de temps pour flétrir sa beauté, emporterait avec lui tout ce qui faisait la maigre valeur de son existence, la privant peu à peu des seules choses qui fussent encore à sa portée.

Bien sûr, elle n’imaginait pas encore ce qu’elle aurait à endurer pour accéder à la promesse de ce spectre non-mort dont elle sentait la paume glacée contre la sienne. Mais cela n’était que broutilles. Elle pouvait lire dans ses yeux d’acier tranchant tout ce qu’il pouvait accomplir, tout ce qu’il avait à lui offrir. Le danger, sournois et cruel, était tapi dans son fin sourire, dans ses prunelles que l’on aurait dites façonnées de fer et de givre, mais elle voulait croire à ses paroles.

— Je m’en montrerai digne, répondit Messaline avec un aplomb étonnant.

Au fond de ses beaux yeux obscurs brillait un feu nouveau, une détermination sans faille qui avait été sans doute la source de sa volonté de vivre malgré les tourments de sa maladie. Devoir endurer chaque jour ces maux terribles semblait avoir forgé dans la souffrance une âme plus forte et plus indomptable que celles des gens ordinaires. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts, dit le philosophe, qui aurait pu s’inspirer de Messaline pour écrire cette maxime.

Sans quitter un seul instant son nouveau maître du regard, la jeune femme s’assit sur le lit tandis que ce dernier parlait de nouveau. Le laissant discourir en l’observant avec une fascination palpable, elle avait sorti de ses poches une longue pipe à opium qu’elle alluma pour en tirer quelques bouffées salvatrices qui achevèrent de repousser les derniers stigmates de la crise et de lui redonner la pleine possession de ses moyens. Elle avait besoin de tout son entendement pour écouter et retenir tout ce que disait son obscur sauveur, et se gorgeait de ses paroles qui auraient fait frissonner d’horreur n’importe qui d’autre. Mais elle ne reculait pas, devant ce qu’il décrivait avec tant de précision ; déjà, elle apprenait, retrouvant l’appétit de savoir qu’elle avait eu étant plus jeune, et quelque chose au fond d’elle se repaissait de tout cela, comme si cela pouvait déjà concrétiser les sombres promesses du non-mort.

Un demi-sourire plana sur ses lèvres quand elle le vit s’enflammer en relatant le jour où il avait abandonné son ancienne existence pour embrasser une nouvelle essence. Cela ne fit qu’attiser l’espoir de Messaline, en lui offrant ce qu’elle avait toujours désiré, au fond : ne plus rien ressentir. Elle savait depuis toujours que le plaisir et la souffrance ne sont que les deux faces d’une même pièce, de cette amère condition qu’est celle de toute chose en ce monde. Pour jouir, il faut souffrir, et elle en avait assez d’être en permanence tiraillée entre les deux, écartelée entre ces extrêmes qu’elle subissait à tout instant. Elle s’était enivrée du premier pour fuir le second, mais elle en avait eu bien assez et tôt ou tard, tout perdrait sa saveur, d’en avoir trop goûté. Si, pour cesse d’avoir mal, elle devait renoncer à toute sensation, elle était prête.

Un silence répondit à la question du maître et elle prit un moment pour réfléchir.

— Je l’ignore, avoua-t-elle.

Elle ferma les yeux un bref instant et puis eut un léger sourire.

— Si je le pouvais, je l’aurais accepté sur l’heure, sans doute pour m’ôter toute possibilité de retourner en arrière. Mais j’imagine qu’il vous faudra un lieu et un temps bien particuliers pour accomplir cela. J’ai encore une faveur à vous demander. Il y a... Des choses, que je voudrai régler avant cela. Je ne partirai pas en paix tant que cela n’aura pas été fait, mais je gage qu’il me faudra attendre, quoi qu’il en soit.

Messaline

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Mer 21 Mai - 15:30
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« Je n’en doute pas un instant »

Il resta debout, pilier sans vie, observant d’un regard vide la femme savourer la fumée très prisée de l’opium. Qu’elle profite donc de ces derniers moments de plaisirs, car bientôt ces tentations corporelles auront quitté son corps grâce au grand rituel. Mais quand il la voyait, il se voyait lui durant son vivant comme l’antithèse des désirs de la femme. Là ou’ la demoiselle se laissait aller aux tentations du corps, lui les avait fuit, craignant pour sa fragile existence. Sa grande culture joua en sa défaveur, car il n’ignorait pas les risques potentiels que cachaient ces viles douceurs. Mais à force de les éviter, il n’eut pas l’occasion de les savourer pleinement. On peut dire qu’il a gâché sa vie . Triste existence que celle d’un érudit qui, à trop en savoir, craignait désormais tout ce qui l’entourait. Imaginez un peu les lourdes craintes qui encerclaient ce savant. Ses découvertes lui permirent de mettre la main sur des révélations terrifiantes, qui auraient ébranlé la conscience de n’importe quel être censé comme un arbre qui s’écroule sous la cognée d’un bucheron. Mais maintenant qu’il était immortel, il pouvait s’adonner à ces perfides tentations … mais à quoi bon ? Il avait abandonné son âme en même temps que ses cinq sens. Il aurait beau se vautrer dans les fantasmes les plus impies et les délices les plus savoureux, cela n’aurait pas plus d’effet qu’un pâle vent d’hiver soufflant sur les fragiles feuilles des arbres morts.

Il soupira intérieurement et regarda par delà la fenêtre, vers le ciel étoilé, ou’ la lune trônait dans un manteau noir. La lune … cet astre d’argent aux pouvoirs hypnotiques a toujours suscité un grand intérêt pour le nécromancien. Selon lui, la lune représentait Nayris comme le soleil représentait Yehadiel. La lune, grande libératrice, bienveillante, baignant d’un éclat mystique. De cette même clarté, elle repousse les ténèbres de la nuit, les ombres gorgées de terreur et d’horreurs. Nayris est la protection ultime, l’espoir des vivants. Contrairement au cruel Yehadiel qui a abandonné ses enfants, la Déesse des Limbes veille sur le monde, et prends soin de ses protégés comme la prunelle de ses yeux. C’est pour cela qu’il était de leur devoir, lui et les adorateurs de Nayris, de purger la terre des hérétiques, des athées et des infidèles. Comme tout fanatique et fervent croyant, il se devait de recruter des gens dignes d’embrasser le pouvoir de la mort et de débarrasser le monde du cancer qu’était la religion de Zelphos et de Yehadiel.

« La lune nous appelle » murmura le sombre personnage, suffisamment fort pour que la dame puisse l’entendre.

Une périphrase puissante : La lune et Nayris ne font qu’un, et il était plaisant pour l’intellect du maître liche d’user de ses douces astuces verbales pour exprimer le curieux fanatisme qui l’embrasait de plus en plus. Un fanatisme calculé, modéré, mais puissant, tel la foudre en plein orage.
Ses longs doigts agiles se faufilèrent dans les replis de son capuchon et, un instant plus tard, en tirèrent un petit bouquin à la couverture de cuir. D’un geste lent, il le tendît vers la femme.

« Tenez, vois-ci un petit livre écrit par l’un des plus imminents cultistes de Nayris. Ce bouquin contient des renseignements précieux sur notre religion, notre divinité et nombre d’autres informations que je pourrais qualifier de croustillantes . Vous y trouverez tout ce qu’il faut pour embrasser le culte de la mort, car c’est une étape fondamentale pour pouvoir bénéficier de la promesse que je vous ais faîte. Lisez-le attentivement, il vous éclairera et chassera l’ignorance qui subsiste en vous comme le mal qui gronde dans votre être. »

Puis il poussa la porte, dans l’intention de partir. Avant de la refermer, il se retourna, pour donner une dernière recommandation.

« Dans la couverture, vous trouverez une petite carte. Elle vous conduira jusqu’à l’un de mes plus proches repaires. D’ici deux semaines, je me trouverais là-bas, et je vous attendrais. Le rituel sera prêt et n’attendra que vous. D’ici là, méditez bien sur votre choix, et inspirez vous du bouquin religieux. »

La porte se refermât lentement, dans un grincement sinistre, et au moment même ou elle se scellait au reste de l’édifice, un vent froid parcourut la chambre et éteignit la chandelle … Dans les ténèbres, seule la lune éclairait encore l’auberge de sa lumière d’argent …

La lune … Nayris …

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Nous sommes les artisans de notre propre perte [TERMINE] Sand-g10Jeu 29 Mai - 19:59
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Messaline rêvassa dans un instant de silence, gardant longuement en bouche la fumée parfumée de l’opium. À présent qu’elle connaissait la nature de ce qui allait la transformer, et ce qui l’attendait au-delà du gouffre, elle savourait plus encore la moindre des sensations qui parvenaient encore à secouer ses sens amorphes. Depuis des semaines déjà, elle peinait à ressentir le froid et le chaud, comme si sa peau était devenue insensible et roide comme celle d’un cadavre en devenir. Les yeux à demi clos, elle observait son nouveau maître, baigné par la lueur glacée de la lune qui glissait ses rayons indiscrets par la fenêtre. Il dégageait une impression étrange, comme s’il avait cette capacité d’envahir tout l’espace, même demeurant silencieux, comme s’il émanait de lui comme une aura imposante qui le faisait paraître bien plus grand et plus effrayant qu’il ne l’était en réalité. À bien le regarder, on retrouvait les vestiges de son humanité, mais elles n’étaient plus que des ruines investies par une âme qui n’avait plus rien à voir avec l’esprit simple des mortels. Elle le croyait sans peine lorsqu’il disait pouvoir transfigurer et transcender la chair et la conscience, elle en voyait sur lui les effets et la preuve non-vivante. Elle l’imaginait sans peine, érudit fébrile, enfermé dans ses sombres craintes, dans sa folle quête de savoir, et si sa manière de se tenir et de parler était empreinte d’une majesté funèbre, il y avait dans ses longues mains fuselées, dans la minceur qu’elle devinait sous son lourd manteau quelque chose de presque chétif, et il était clair que le sire n’était pas un guerrier. Sans doute avait-il souffert d’une santé précaire, ou bien la pâleur de son visage noyé dans celle de ses cheveux était-elle due à sa condition.

La jeune femme eut un long et doux sourire lorsqu’il parla enfin, et ses paroles ravivèrent en elle un souvenir ancien. La lune, changeante et esseulée, blanche et grimaçante comme un crâne échevelé, qui veillait la nuit sur les âmes vivantes et mortes ; un pied dans chaque monde, elle était sur Terra la marque de l’éternelle présence de la Déesse. Les yeux de Messaline s’égarèrent un instant dans la nuit, et puis elle revint brusquement à elle quand le son sombre sauveur lui tendit un petit livre.

Elle le reçut religieusement entre ses mains, et hocha la tête quand il lui recommanda de bien le lire. Il n’y avait pas à douter que les prochains jours seraient fort méditatifs pour elle, et Messaline ressentait le besoin pressant de s’isoler pour songer à tout cela, et entamer le long chemin qui l’amènerait à renaître par-delà les ténèbres. Elle écouta attentivement ses recommandations et éprouva soudain un élan d’appréhension, une hâte qui s’éleva comme une tempête au fond d’elle, car à présent ses jours étaient comptés. Deux semaines. Si peu, et encore beaucoup trop, encore tellement, tellement à faire...

— J’y serais, répondit-elle d’un ton ferme, les yeux envahis par une lueur que son maître apprendrait sans doute bien vite à connaître, cette brûlure persistante qui enflammait son regard d’une force peu commune.

Il ne s’était pas trompé, devinant ce qui gisait au fond d’elle, devinant quelle âme forgée dans les braises les plus délétères se tapissait derrière son beau visage de putain dévoyée. Quelque chose en elle voulait vivre, encore, apprendre et agir, quelque chose en elle hurlait sa rage de n’avoir jamais trouvé sa place, toujours changeante, toujours entre deux eaux, toujours insignifiante. Aujourd’hui cela pouvait s’épancher librement, et la nuit soulevait de sombres rêveries au fond de ce cœur déjà tout entier gagné à la cause de Nayris. La graine en stase, semée de nombreuses années auparavant, croissait dans une fulgurance soudaine, nourrie de ses paroles, nourrie de ses promesses, nourrie de l’espoir obscur qu’il lui avait accordé.

Ô, Perséphone, ainsi scellas-tu ton destin.

— Attendez ! s’écria-t-elle en voulant le retenir lorsqu’il s’apprêta à quitter la pièce. Me direz-vous votre nom, si je dois vous appeler maître ?

Mais déjà l’Hadès aux yeux de fer s’en était allé, et le silence frissonnant tomba avec l’obscurité lorsque les chandelles s’éteignirent dans un vent glacé. Messaline retourna à son lit, avec l’impression d’avoir rêvé cette apparition ; mais la lune tombait encore sur elle dans un ruisseau d’argent, et elle tenait encore entre ses mains l’opuscule qu’il lui avait donné. Perséphone sur le seuil n’hésitait plus, et le gouffre l’appelait à lui. Dans les ténèbres, elle trouvait la salvation et la paix là où d’autres qu’elle n’auraient vu que mort et désespoir. Mais cette âme-là, perdue, éperdue, nourrie d’obscurités, de souffrances, avait été marquée au sceau de la Déesse depuis toujours, et si souventes fois elle lui était apparue, sous une forme ou une autre, se glissant dans ses songes, dans les recoins sombres de sa chambre, lui venant dans les moments où les affres de la douleur faisaient chavirer son esprit... Depuis toujours, son âme était sienne, et des années de lumière, des années de perdition n’avaient été qu’un contretemps avant que Messaline ne revienne au giron de sa déesse.

Alors, dans la nuit douce déjà sans saveur pour elle, Messaline alluma une bougie, et se plongea entre les pages du bréviaire. Lentement, comme pour savourer chaque mot, comme pour s’en imprégner, y plonger son esprit dans un baptême d’encre et de papier, elle lut chaque parole avec une attention grandissante. Là, elle trouvait tout ce qui lui avait toujours manqué, et à ses propres ténèbres répondaient celles de ce culte ancien, seul à même de répondre à ses attentes. Il n’y a pas de valeur dans la vie, pas de mérite, pas de prix à l’existence, seule la mort importe, seule la mort est éternelle. Et au-delà du monde, au-delà de ces choses vaines et passagères, la seule chose qui eut pu mériter l’adoration des peuples était le néant. À la toute fin, à tout commencement, elle était là.

Et cette vérité, distillée dans les chants, les pages, les prières et les hymnes, répétée, morcelée, murmurée par ses adorateurs, cette vérité se fit soudain jour aux yeux de Messaline qui trouva enfin la voie vers ce qu’elle désirait plus ardemment que toute chose : le néant. La fin de tout, toute souffrance, toute sensation, toute pensée, le simple, pur et unique fait d’exister, défait des chaînes du temps, de la chair, des émotions. Au-delà de tout fardeau, libéré de tout. Et c’était là, devant elle, dans ces mots anciens, dans les promesses de l’obscur maître que le destin lui avait choisi.

« Je franchirai les ténèbres et je m’en irai renaître dans ce pays de brumes où soupirent les âmes égarées.
Dans ces jardins mortuaires où dansent les asphodèles, je m’en irai.
J’irai, débarrassé de mes peurs, j’irai, sans crainte au-devant de toi.
Je ne crains nul fer, nul feu, nulle souffrance, car je sais que tu es là. »

Messaline

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