Des cailloux tranchants avaient l’air de lui taillader une joue droite qu’il ne sentait d’ailleurs plus guère. Cela faisait des jours entiers qu’elle s’était mise à saigner de manière curieuse. Crevassée d’une balafre purulente, la peau de celle-ci était bien trop sèche pour se recoudre d’elle-même. Les pierres qui cisaillaient la plaie n’arrangeaient pas les choses. Une paupière lentement s’ouvrit, puis l’autre. Arkhams vit ce qu’il voyait déjà depuis des lunes. Du jaune, de l’ocre, du brun et le soleil, toujours ce damné Astre aux teintes qui ne changeaient qu’au gré de la course de l’étoile diurne. Le paysage était tellement similaire que le jeune fuyard croyait se trouver dans un décor fait de papiers, comme dans un théâtre de vagabonds. Etalée comme une carcasse de cheval crevé, il se sentait enseveli à demi dans le sable. Pour la énième fois il se releva, toujours la même cérémonie : il se retourne, ventre à l’air, se redresse sur son séant aux cris de ses articulations desséchées, s’époussète, se frotte un œil ensablé et souffrant puis se remet en marche. Arkhams ne considérait plus cette marche solitaire comme un fardeau. Pour lui, cela était inéluctable. Plutôt crever que de retourner chez ses païens de parents, plutôt crever. Considère-t-on comme une torture une action à laquelle on a cessé de penser, d’en ressentir les souffrances ? Sans doute pas. Le corps d’Arkhams n’était plus qu’un bloc de chair couvert de plaies, de peau éclatée et de diverses brûlures au couleur inquiétante. Le peu d’humidité qu’il restait en son être chétif était utilisé pour cracher, éructer son dégout de son existence, de sa vaine ambition de vivre autre chose qu’une aventure de vagabondage avec sa nomade famille.
Son cerveau avait pris l’habitude de s’éteindre quelques fois, le chemin qu’il parcourait passait ainsi d’autant plus vite. Ses comas éveillés étaient une bénédiction de quelque dieu coquin, jouissant du spectacle de ce pauvre diable dont on prolongeait sans cesse la vie dans un plaisir pervers. Le faible vent découpait sa rétine, le simple fait de brasser de l’air en marchant réduisait peu à peu son acuité. Un jour, un marchand à cheval le fit grimper sans un mot sur le croupion de sa monture, ce dernier tint la bride de la bête et racontait sa pathétique existence à Arkhams. Lui, il n’en avait cure de la femme de son sauveur qu’il devait nourrir grâce à ses maigres ventes. Le marchand lui proposa d’acheter une de ses breloques. Le jeune fugueur crachat, alors l’homme comprit et il pipa plus un mot. Bah quoi ? Si le boutiquier du désert n’était pas capable de le sortir de cet enfer, il ne lui était d’aucune utilité. Arkhams haïssait jusqu’aux pénibles déhanchements de l’équidé, meurtrissant ses lombaires. La salive lui manquait pour insulter le commerçant, il dut donc attendre que ce dernier se las de sa compagnie et le jette à bas de sa précieuse monture. Ce qu’il fit au bout de quelques heures.
Les autres détails de sa traversée dans le monde du sable étaient sans importance, voire à oublier tant ils étaient pénibles et inutiles à conter. Un jour, semblable à tous, il crut voir la fin. Ses yeux devaient être définitivement fendus, brisés comme des verres, puisque le ciel avait désormais deux tons. Le bleu clair habituel et presque blanc et un bleu plus accentué. Arkhams comprit rapidement en tripotant son œil droit, le moins douloureux des deux, qu’il ne rêvait pas. Le paysage changeait ! Etait-ce seulement possible ? Il avait fini par croire que les autres mondes découverts dans ses livres n’étaient que légendes et fantasmes. Nenni, le désert semblait prendre fin ! Il courut. Quelques mètres seulement, avant de tomber de fatigue.
Il se sentit glisser sur le sable. Une agréable sensation de déplacement, le vent en était que plus rafraichissant. Une corde sciait cependant sa cheville, reliée à un cheval qui n’avait pas l’air d’être assoiffé. La monture s’arrêta, l’homme sur son dos en descendit et s’attarda au-dessus de l’apparent cadavre de gamin. Il y donna un coup de botte immédiatement répondu par un râle. Non pas de douleur, mais d’énervement. L’homme pouffa et attrapa le gamin comme un sac de patate. Là-haut, sur les épaules musculeuses de l’inconnu, l’air était plus frais. Trop peut-être, il était glacé même. Le froid s’insinuait dans ses multiples plaies, comme des éclats de verre en pleine chair. Arkhams sentait ses blessures ressaigner. L’homme l’emporta, il ne savait où, ses yeux clos par l’épuisement. Il se réveilla en sursaut, immergé dans un liquide si givré qu’Arkhams poussa un cri déchirant. La mer. L’Océan. Il avait vaincu le désert.
Il se releva et pleura de joie. Le vertige le prit tant l’univers bleu était immense, bien plus que son damné désert de rocailles et de sable. Il tenta de boire et vomit. Le liquide azur était aussi salé qu’une carne de vieux bœuf. L’homme sur la plage pouffa une nouvelle fois.
« L’océan est un être vivant au caractère impitoyable. Le novice y trouve la mort car l’eau ne tolère pas l’échec. Alors cesse de t’y baigner comme un cochon, la mer est une Déesse. »
Arkhams sortit péniblement des flots, il vécut cela comme un déchirement désagréable à l’instar d’une mère défaussée de son nouveau-né.
« Je suis pas bien riche, j’ai besoin d’un esclave. T’as l’air assez piteux pour ça. Je suis pêcheur. Tu seras pas payé, mais nourri. Alors, tu comptes faire quoi, gamin ? »
Le fugueur Nikolaus eut du mal à prononcer ses mots, sa gorge sèche s’en déchira.
« Je vais pêcher un poisson plus gros que tous ceux que tu as jamais péché. Je vais faire commerce, te surpasser en richesse et racheter ta maison.
Le pêcheur ricana, se retourna et partit. Au bout de quelques mètres, il s’arrêta, fit un signe de la main. Arkhams accourut vers celui qu’il allait considérer comme un père, du moins le temps d’apprendre le peu de connaissance qu’il possédât.