Eldenn est une créature à deux visages. Plutôt farouche et méfiante, il est très difficile de gagner sa confiance. Son attachement à la solitude ne l'encourage pas à nouer des relations à long terme. S'il vous arrivait de la croiser, vous remarquerez tout d'abord son air hautain, trop sûre d'elle... Et vous bloquerez sans doute, si vous êtes un homme ET sa cible, sur son petit clin d'œil suivi d'un sourire ravageur. Provocation ? Non, fierté. Notre sirène est loin d'ignorer les pouvoirs que lui confère sa race, ce qui l'amène à juger les Deux-Pattes comme très inférieurs à elle. Le sentiment amoureux lui échappe totalement, les hommes sont tous ses proies. Tuer est un plaisir qui ne la rend que plus vaniteuse. Les succubes n'ont qu'à bien se tenir ! Mais Eldenn n'est pas un monstre pour autant.
Vous pourriez être surpris de voir s'épanouir petit à petit une jeune femme douce, pleine de vie et avide de connaissance. Jon lui a transmis sa passion pour l'ingénierie. L'approfondissement et la pratique de ses connaissances en la matière ont amené les ennemis à la qualifier de "Saboteuse". Elle peut se montrer quelque peu naïve, ce qui ne veut pas dire simple d'esprit. Un lien très fort l'unie à la musique, qui la pousse à danser quand un barde entame un morceau. Elle montre beaucoup de respect et de curiosité envers l'environnement du Dessus, ce qui ne l'empêche pas d'en faire autant pour le monde aquatique. Elle prend son rôle de Sentinelle très à cœur : voir des Deux-Pattes entrer sur son territoire pour cacher ou dénicher des trésors la met dans une colère noire. Elle ne les voit pas comme des « trésors », mais comme des vestiges archéologiques... Peut-être aussi comme sa banque en fait. Il faut le dire, elle aime terriblement l'argent. Sa chasse aux richesses l'a rendue incollable sur les moindres recoins des Océans. S'il y a une chose dont Eldenn ne manque pas, c'est du courage. Son fort désir d'indépendance et sa loyauté guident toutes ses actions et ne permettent pas qu'on lui entrave son chemin. On ne peut pas la qualifier de têtue et bornée, mais plutôt de patiente et très réfléchie. Elle n'est pas du genre à foncer tête baissée. Mettre sa vie en jeu pour venir en aide à un « ami » est très stupide à ses yeux. Sa nature insoumise, même envers ses supérieurs lui a déjà apporté quelques problèmes. Elle apprend encore à tenir sa langue.

La perle de Nacre. Grande auberge luxueuse de Miraï, spécialement arrangée pour, et seulement pour, les créatures non aquatiques de Terra. La capitale des Eaux se doit de répondre aux fortes attentes touristiques... Parfois même de manière radicale.
Tout était parfait. Le confort, la luxure, la magie des lieux. Mais il manquait quelque chose. Quelque chose que les clients ne tardèrent pas à rappeler au propriétaire de l'auberge. « Avez-vous déjà eu l'occasion de voir des sirènes ? Ce doit être merveilleux ! ». Les sirènes. Créatures mi-humaines, mi-poissons, plutôt rares dit-on, solitaires et imprévisibles. Leur discrétion rend leur existence mythique. Un bon moyen d'attirer toujours plus de clientèle terrestre, pas vrai ? Conscient que les sirènes n'accepteraient jamais volontairement de se faire enfermer dans un espace limité pour devenir des bêtes de foire, le propriétaire lança une chasse impitoyable dans les deux grands océans. Qu'elles vivent, pour la plupart, isolées et non en groupe, rendait les chasseurs moins craintifs vis-à-vis d'elles. Filets, pièges, appâts, tout était permis. Puis on les emmenait discrètement jusqu'à l'aquarium géant de l'auberge, où elles ondulent encore dans une mélancolie sans fin, leur voix fatiguée par les chants de lamentation.

Eldenn. Jeune sirène rousse, têtue, bavarde, ivre de bonheur, rebelle. Ce qui ne l'empêche pas d'être appréciée des autres créatures marines, avec son sourire radieux et sa jovialité. Une beauté douce et rebelle à la fois. Tout le contraire de sa mère, Daïlé Sin'Dareï, au charme envoutant, mais emplie de tristesse. Elle se retire souvent sur un rocher pour écouter en boucle les notes cristallines sortant d'une boite à musique. Jamais sa fille ne l'a interrogé à propos de ce curieux objet venant du Dessus. Les sirènes entretiennent un rapport parent-enfant différent des Deux-Pattes. Avant tout, Daïlé assure la survie de son enfant. Il y a de l'affection, certes, mais exprimée de manière assez strict. Pour Eldenn, il n'y a pas de père, mais un géniteur. Les sirènes mâles sont quasi inexistants. Les femelles s'accouplent avec des Deux-Pattes, des marins, et ne mettent au monde généralement que des filles. Et il s'avère que deux sirènes qui se croisent se sentent immédiatement rivales et menacées, ce qui explique leur nature solitaire. Daïlé avait décidé de rester à Miraï, attendant qu'Eldenn grandisse pour s'éloigner.

Cette dernière avait 7 ans, et ignorait tout de ce qui la traquait. Elle avait déjà un fort caractère qui l'amenait à ignorer les risques, à s'éloigner, et sa grande curiosité vis-à-vis des Deux-Pattes ne faisait qu'accentuer son désir d'indépendance. Ce jour là, elle nageait tranquillement, jusqu'à ce que les flots l'emportent vers les côtes de la Terre. En fait, ça, c'est sa version. La vérité, c'est qu'elle s'était forcée à faire l'ignorante sur sa destination déjà planifiée. Lorsque l'eau devint moins profonde, Eldenn se dirigea vers la plage et non vers les ports. Là, elle sortit la tête de l'eau... Et la replongea immédiatement. Un Deux-Pattes. Il y avait un Deux-Pattes au bord de la mer ! Lorsqu'elle osa rejetée un œil, il regardait dans sa direction. Argh ! Involontairement, sa queue agitait l'eau d'excitation. Elle était repérée. Le Deux-Pattes lui fit un étrange signe de la main. La sirène s'approcha lentement, curieuse de voir cette créature de plus près. Il ne semblait pas agressif. Un garçon, qui devait avoir à peu près son âge. Sa manière de se tenir debout sur ses deux... pattes, fascinait Eldenn. Mais lui semblait encore plus fasciné par elle. Il regardait sa queue écailleuse qui sortait et plongeait dans l'eau. Il voulut la toucher. Fière, la jeune fille le lui autorisa.

« Woaaah, c'est super bizarre ! Hé, tu sais, c'est bête que tu sois comme ça. On serait devenu copains et tu m'aurais appris à nager. »
Mais qu'est-ce qui nous empêche de l'être ?, se demanda-t-elle.

Soudain, des filets se refermèrent sur elle. Des Deux-Pattes adultes l'entourèrent et ne firent que rire à haute voix lorsqu'elle leur montra les dents en poussant des cris stridents.

« V'la une mignonne petite prise ! J'vous avais dit qu'elles n'hésitaient pas à bouffer les gosses, ces diablesses ! »

De ce qui se passa ensuite, Eldenn n'en garda que des fragments. Ses doigts qui traversent le filet pour griffer jusqu'au sang le visage d'un des Deux-Pattes ; le petit Deux-Pattes qui s'écroule en ce tenant la main ; l'impression qu'on lui coupe la queue ; puis une violente douleur qui répandit le néant complet.

Elle reprit ses esprits lorsqu'elle se sentit dans son élément, l'eau. Ses deux jambes fusionnèrent instantanément avant d'être recouvertes par des écailles sombres jusqu'au bassin. A l'extrémité de cette queue de poisson de plus d'1m50 se forma une paire d'écaille. Eldenn avait retenu son souffle, et heureusement pour elle; ses branchies venaient tout juste de se former derrière ses oreilles. Au fur et à mesure que son mal de crâne s'estompait, elle comprenait. Elle venait de vivre sa première expérience comme Deux-Pattes, de manière brusque, puisque... On l'avait capturé ! Prise de panique, elle tenta de filer dans n'importe quelle direction, mais se mangea magistralement un mur invisible. Pressant son nez de douleur, ce qu'elle vit en ouvrant les yeux la laissa dans la plus grande confusion.
Des visages attendris, presque ahuris, fixaient l'enfant sirène à la petite bouille entourée d'une épaisse chevelure rousse. Des dizaines de Deux-Pattes mâles et femelles. Eldenn ne pipa mot jusqu'à ce qu'une voix cristalline dans son dos la fasse sursauter.

« Je suis désolée qu'ils t'aient attrapé si jeune. »

Une scène bouleversante fit face à la jeune fille. Cinq sirènes adultes se tenaient devant elle. Ce qui aurait été réjouissant si elles ne ressemblaient pas à des fleurs fanées. Leur visage d'un blanc de porcelaine avait viré au gris macabre. Des veines saillantes couvraient leurs bras et leur buste. Les écailles tombées laissaient des plaques blanches sur leur queue. Et leur chevelure, autrefois splendide, n'était plus que vague argentée. Une ambiance fantomatique dans cet... Aquarium géant. Ne supportant pas de voir cet espace limité, Eldenn s'était mise à frapper la vitre de ses deux petits poings en poussant des sons menaçants face aux spectateurs. Elle continua pendant plusieurs jours avant de se résigner.
Elle ne sortira plus d'ici. Daïlé ne viendra pas la chercher pour aller manger du poulpe et s'occuper du jardin aquatique. Elle ne se verra jamais plus avec sa paire de jambe et n'aura pas l'occasion de devenir copain avec le petit Deux-Pattes. Elle allait faner.

Six années s'écroulèrent. Eldenn arriva à ses treize ans.
Peu après son arrivée à La Perle de Nacre, elle s'était laissée allée à la dépression. La neutralité des autres sirènes et leurs litanies sans fin l'avaient découragé. Même les menaces des Deux-Pattes pour qu'elle cesse de se montrer malheureuse auprès du publique ne l'affectaient pas. Jusqu'au jour où un groupe de musiciens avait pris place dans la salle. L'aquarium était encastré dans le mur de la grande salle à manger. Ainsi, les clients pouvaient dîner en observant la lente nage des sirènes. En entendant le morceau entrainant des violonistes, Eldenn s'était vue renaître. Tout en effectuant une danse qui enchantait visiblement les spectateurs, elle venait de comprendre une chose. Se reprendre en mains. Jouer le jeux. Chanter, danser, amusé. C'était le seul moyen de ne pas sombrer.

C'est de cette manière qu'elle réussit à garder pendant six ans sa jovialité, et de l'espoir. Et aussi à gagner une certaine haine cruelle envers les Deux-Pattes. A présent, les temps avaient changé, pour l'extérieur en tout cas. L'emplacement de l'aquarium dans un tel lieu de rendez-vous était un point positif pour l'ouïe extrêmement fine d'Eldenn. Comme il était intéressant d'entendre tout ce qui se disait ! Au fil du temps, elle avait appris que deux camps avaient pris forme après l'arrivée d'un être maléfique nommé Aile Ténébreuse et de son pouvoir grandissant à travers sa religion, dite Zelphos. Ainsi, la paix était menacée, mais défendue par les Rebelles. Et justement, Eldenn en observait deux assis à une table toute proche. La trentaine, habillés soigneusement, rien ne trahissait leur appartenance à un camp. Sauf leur discrète discussion.

« Il me faut trouver un moyen rapide et discret pour faire parvenir au plus vite ce message à notre espion sur la Muerta. Tu sais que la dernière fois, un de nos oiseaux s'est fait pigeonné ! »

L'intéressé avait levé les yeux au ciel, avant de tomber sur le regard insistant de la sirène. Un sourire complice s'était dessiné sur les lèvres de cette dernière. Le Deux-Pattes semblait en pleine réflexion lorsqu'il lança :

« Du genre... Une sirène ? »

Une heure plus tard, elle se retrouvait dans un filet, prête à être rendue à la mer. Le rebelle lui tendit une sacoche avec à l'intérieur le message entouré d'un halo magique pour qu'il soit protégé de l'eau. Il n'hésita pas à lui rappeler qu'il avait donné une fortune pour sa libération, et que s'il apprenait que le message n'était jamais arrivé à bon port, il la traquerait pour la cuire à la broche. Il n'oublia évidemment pas de lui indiquer comment reconnaître Kail, le destinataire. « Il risque d'être surpris, fais gaffe. »
Une fois lâchée, Eldenn fut aveuglée par sa soif de liberté. Néanmoins, elle prit immédiatement la direction des îles, nageant aussi vite que dans ses rêves. Elle avait sans doute explosé tous ses records lorsque la côte de l'île la plus à l'ouest apparut. Elle savait depuis toujours que ces bouts de terres pullulaient des Deux-pattes violents, bruyants sur la surface de l'océan. Des pirates, comme le chantait les sirènes. Kail avait un bandeau rouge autour du bras droit, et une cicatrice sur la lèvre. Il devait s'attendre à ce qu'on le contacte bientôt, car Eldenn le trouva rapidement, loin des autres sur sa barque en train de pêcher, à moitié somnolant. Il sursauta lorsqu'il sentit une prise. Ce qu'il dénicha le laissa perplexe... Une petite sacoche. Ses yeux n'osèrent pas quitter le message après le « P.s : Efficace hein, mon nouveau messager ? ». La sirène fonçait déjà vers Miraï, sans avoir pris conscience de son épuisement. De plus, la tempête qui faisait rage à la surface rendait la nage difficile. Les ténèbres n'avaient pas tardé à l'envelopper avant de la faire divaguer vers... Sen'rin.

L'arrivée sur l'île allait à jamais bouleverser son destin, tout comme ce premier message. Eldenn avait été secouru par un Deux-Pattes (qu'elle appellera toujours L'Homme), un homme d'une quarantaine d'années, froid, dur et mystérieux. Il vivait sur la côte dans une étroite habitation en bois. La sirène s'était réveillée pour la première fois dans un lit, et vêtue. Les premiers mots de son "sauveur" avaient été clairs. « Je sais ce que tu es. », suivi de « Tu partiras dès que tu auras retrouvé tes forces. ». Cette période avait permis à Eldenn de développer son côté Humain, notamment grâce à l'Homme qui en savait beaucoup sur sa race. Elle apprit qu'elle ne pouvait rester que trois jours en dehors de l'eau, peut-être plus avec l'habitude; et que certaines sirènes naissaient avec un moyen de défense naturel : une queue secrétant un poison mortel. Le souvenir de l'enfant Deux-Pattes s'écroulant en pressant sa main lui était vaguement revenu à l'esprit. Le premier jour, elle apprit non sans peine à marcher... Elle se rendit compte qu'elle détestait l'odeur même de toute nourriture terrestre, sauf le poisson... Toute sortes de petits détails qu'elle se plaisait à découvrir, au point que reprendre le large ne l'enthousiasmait pas plus que cela. De plus, malgré son caractère distant, le Deux-Pattes ravivait sa curiosité d'antan. Il se donnait beaucoup à ce qui semblait être sa passion, l'ingénierie, discipline typiquement humaine, en fabriquant des boites à musique.

« Cesse de chantonner », « Tu parles trop », ou « Ne me suis pas ». Seules phrases que l'Homme avait répété durant une semaine. Voyant qu'elle n'était pas décidée à partir « avant d'avoir vu les Autres », il la faisait habiller en mendiante (puisqu'elle ne supportait pas les chaussures) et l'emmenait à la ville. Il lui enseignait le mode de vie des Deux-Pattes et le système de l'argent. Eldenn constata le respect et la méfiance des habitants envers l'Homme. Sur cette île continuellement baignée dans la brume, où le soleil ne perce jamais les nuages sombres, la population s'était fragilisée. Elle contribuait à cette ambiance dérangeante. Parmi ces fantômes, l'Homme, à sa carrure imposante et entièrement vêtu de cuir noir, donnait l'image du Justicier solitaire. Le marchand à qui il s'adressait s'inclinait presque devant lui. La sirène s'était alors rendue compte qu'elle le connaissait très peu. Mais qui était-il au juste ?

Tout s'accéléra le jour où il vit à travers Eldenn ce dont il avait le plus besoin : une arme. Il l'observait tandis qu'elle marchait au bord de la mer. L'eau à ses pieds semblait en rythme avec le balancement de ses bras. Après plusieurs autres observations, ses pensées s'étaient confirmées. Cette sirène avait un lien magique très puissant avec son élément, ce qui lui permettait en quelques sortes de le maitriser, même involontairement. Intriguant... et surtout intéressant. A partir de cet instant, elle était devenue sa protégée.
Un programme chargé se mit en place. Tout d'abord, l'Homme étala à Eldenn ses conclusions et l'aida à mieux comprendre son pouvoir. Pour les autres disciplines, sa méthode d'apprentissage consistait à observer, dans la vie quotidienne, ce qu'il avait à lui apprendre. Leurs passages en ville servaient à analyser discrètement la technique des voleurs et la traque charmeuse des courtisanes. La jeune fille s'était certes posée des questions sur le pourquoi de cette initiation, mais ce qu'elle était en train devenir l'exaltait plus que tout.

Quatre années. Quatre années qui avaient transformé Eldenn, dix-sept ans, en une séduisante machine à tuer. L'observation avait fait place à l'action. Vol, traque, premier crime à Sent'sura au nom de l'Homme. Cette mission avait permis d'éclaircir quelque peu l'identité de ce dernier. Il était un pirate-voleur-assassin déserteur. Le pourquoi restait encore flou. Il avait jugé Sen'rin idéale pour rester cacher. La sirène avait bien évidemment fait une courte apparition à Miraï, pour revenir le cœur lourd suite à la disparition de sa mère. Pire encore, tous se préparaient à une attaque imminente d'Aile Ténébreuse. Mais l'Homme et Eldenn étaient préoccupés par un tout autre problème. Les habitants froussards de l'île commençaient à manifester haut et fort leur méfiance vis-à-vis d'eux. Un Deux-Pattes et ses témoins juraient que la fille était une créature dangereuse, une sirène plus précisément. D'autres ajoutaient que sa beauté hypnotiseuse n'en était que la preuve. « Et cet homme va ramener ces tueuses sur notre île ! ».

Un mois après ce désordre, le duo se réveilla brusquement avec l'attaque de pirates, visiblement des ennemis de l'Homme. Ils s'acharnèrent surtout sur lui après les avoir séparés. Le Capitaine, un Deux-Pattes gras totalement alcoolisé, ordonna qu'on le mette à genoux avant de le toiser de haut.

« Alors, les rumeurs disaient vraies ! Mon cher traitre Jon, tranquillement installé sur son p'tit îlot, à élever une de ces diablesses ! HA ! »

L'Homme, ou plutôt Jon, fixait le sol, inflexible. On aurait pu croire qu'il faisait ses dernières prières, dans le plus grand calme, alors qu'en face de lui les Deux-Pattes peinaient à contrôler Eldenn. Le Capitaine tournait autour de son ancien membre d'équipage en imitant un soupire exagéré. Arrivé derrière lui, il le redressa en lui tirant les cheveux et caressa son cou de sa lame.

« Tu sais ce qui arrive aux déserteurs, n'est-ce pas mon bon Jon ? Et aux fous qui suppriment des membres de mon équipage, qu'en est-il à ton avis ? »

Suite au cris d'un des Deux-Pattes que la sirène venait de mordre, le Capitaine leva enfin les yeux vers elle. Il la détailla un instant avant de rire à gorge déployée.

« Mais pour qui prends-tu ce vieux charlatant ? Qu'a-t-il bien pu te raconter pour qu'une créature comme toi lui tombe dans les bras ? Si tu me le permets, mon p'tit Jon, j'vais arranger ça... »

Il commença le récit sur le passé de l'Homme d'une voix méprisante. L'équipage du Capitaine Boylan s'était fait attaquer par trois sirènes. Ils en capturèrent une, et attendirent de faire halte sur la Muerta pour lui couper la queue et en faire un bon prix. C'était sans compter sur sa fuite grâce à Jon, son meilleur matelot, qui était tombé fou amoureux d'elle. Il ordonna à l'intéressé de dévoiler la suite qu'il mourrait d'envie de savoir. L'Homme restait serein, les yeux rivés sur le ciel gris. Il révéla qu'il avait décidé de quitter le navire avec elle, ne supportant plus d'être témoin de la barbarie des marins sur la sirène. Il lui avait fabriqué une boite à musique pour lui prouver son soutien. Durant leur fuite, Jon avait été obligé de tuer trois de ses compagnons. Arrivés sur l'île en barque, la créature avait disparue au bout d'une journée et ne s'était plus jamais montrée. Et lui l'attendait toujours. Alors que les notes de la boite à musique de Daïlé traversaient l'esprit d'Eldenn, Boylan trancha sans plus de fantaisie la gorge de Jon.

Silence. Une pluie diluvienne tomba soudain, comme si les cieux même pleuraient la mort de l'Homme. Un violent orage approchait. Malgré cela, le Capitaine donna l'ordre d'emprunter les chaloupes avec lesquelles l'équipage était arrivé jusqu'à terre. Encore médusée, Eldenn ne supportait pas le poids de ce qu'elle venait de perdre : tout. Néanmoins, elle gardait un sang-froid remarquable. Elle n'était plus la fillette d'antan, et encore moins cloitrée dans un aquarium. Elle était encore libre.
Arrivée sur le pont, ses mains furent ligotées, une corde attachée au mat autour du pied, la bouche bandée. Certains jubilaient déjà de ce qu'elle pourrai leur apporter : « 'pparemment, si tu bouffes une écaille de sirène, tu d'viens insensible à leur chant ! » ; « Ouai, ou si ca s'trouve, tu d'viens mi-poisson toi aussi ! ». Navrant. Dans le vacarme des ordres et des vagues violentes, le navire prit le large, laissant l'île disparaître dans la brume comme un rêve. Au moment où Eldenn se perdit dans les méandres de sa haine enfouie, le Capitaine lui releva délicatement le menton. Il la dévorait de ses yeux ivres.

« Mais pour cela, il nous faut la sirène... Et non l'humaine. Tu attendras sagement que nous arrivions à bon port, hein ? En attendant, impressionne-moi ! »

Il s'installa en compagnie de ses bouteilles sur ce qui ressemblait à un trône royal, avant de brayer « La robe ! ». Un de ses hommes sortit d'une cabine, une tenue de danseuse dans les mains qu'il lança aux pieds de la jeune fille. Elle accepta d'enfiler ce morceau de tissu provocateur que s'ils la laissaient se changer en cabine. On libéra ses mains, mais pas son pied, ni sa bouche. Sous le regard satisfait de Boylan, et de la musique entrainante jouée par les pirates, une danse mortelle commença. D'abord des pas lents et souples, qui devenaient de plus en plus sensuels. La danseuse esquissa un sourire. Un sourire cruel. Elle se laissa elle-même emportée par le sentiment de folie qui émanait de cette danse. Le son, la pluie, la tempête... Les gestes amples de ses bras provoquaient le déferlement des vagues sur la coque, accentuant l'ambiance démente. Il lui fallait entrainer les hommes dans un univers de charme et de cauchemar. Le Capitaine y contribua lorsqu'il se lança soudainement vers sa captive pour lui arrachée le bandage qui cachait ses lèvres. Il voulut l'embrasser. Échappant à son étreinte, la sirène entama sans plus attendre un chant berçant tout le navire. Les violons et percussions s'évanouirent dans la folle symphonie de l'océan en colère, de la pluie battante et des craquements sinistres du pont. Les Deux-Pattes ne tardèrent pas à abandonner leurs postes, hypnotisés par le désir de tomber dans les bras d'Eldenn. Celle-ci, tout en continuant sa danse et son chant, attendit qu'ils soient assez proches pour valser autour d'eux, les frôler et... soutirer une arme. La lame qu'elle possédait à présent lui permit de couper la corde qui la retenait au mat. Là où ses pas là guidaient, une mare de sang giclait. La tuerie cessa lorsque le dernier homme tomba. Mais les yeux de la danseuse fixaient encore ceux de Boylan. Dans son expression neutre, figée, seul son regard témoignait de la terreur qui l'habitait en voyant avancer vers lui la fille ensanglantée.

Plus tard, sur les îles de la Muerta, on parlait d'une épave revenue tout droit de l'enfer, l'équipage vidé de son sang. Le réputé Capitaine Boylan avait été ligoté au gouvernail, et la moitié de son visage dévoré par on ne sait quelle créature.

Ces victimes réveillèrent en Eldenn un plaisir viscéral de voir périr ses ennemis sous son charme. Sa vanité la poussa à entasser les carcasses de navires comme des trophées au Cimetière des Épaves. Une partie d'elle répondait dorénavant aux légendes concernant sa race : la sirène tueuse.


«On rentre à la maison...»

Un homme humait l'air salée depuis son bâtiment en marche. Sa mine déconfite était à l'image de ses tourments. L'Eau venait de capituler suite à la bataille décevante contre les forces d'Aile Ténébreuse. Les temps s'annonçaient critiques pour ce Rebelle de Galaad. Il détacha ses yeux de l'horizon sans fin dans un long soupire avant de rester figé de stupéfaction. Une jolie rouquine le toisait avec un malicieux sourire, adossée au bord du pont.

« Je n'ai pas encore été cuite à la broche... Ça veut dire que vous avez été satisfait je suppose ? »

Cela fait maintenant 6 ans qu'Eldenn s'est joint aux forces Rebelles en tant que Messagère et Sentinelle des Océans. Elle avait une dette envers eux, et la soumission de son peuple à Aile Ténébreuse n'avait fait que confirmer son choix. Des missions l'ont déjà envoyé à Luitra et Sent'sura. Ses capacités raciales font d'elle une messagère plus qu'utile entre les deux continents et les îles. Les nombreux lacs lui permettent de parcourir de longues distances qui demandent plus de trois jours de route. Pour perfectionner ce que lui a enseigné l'Homme (ou peut-être pour avoir le plaisir d'éliminer des pirates), elle s'est faite une réputation de Chasseuse de prime.