Le souffle régulier des dormeurs lui parvenait des pièces voisines, l’incitant à garder les yeux ouverts sans qu’il ne soit réellement consentant. La nuit était sombre, l’ambiance pesante et le silence de Kveta le mettait irrémédiablement mal à l’aise : fils de Cardrak, élevé dans la capitale de Saline, habitué au bruit, aux gueulards et autres tourments auditifs, il ne trouvait sommeil qu’au milieu du brouhaha, bercé par l’animation d’une cité qui ne s’éteignait jamais réellement. Ennuyé, Bjørn se décida à se redresser dans le lit d’appoint que ses hôtes avaient eu l’amabilité de lui accorder, lui qui était prompt à se contenter d’un canapé ou d’un coin dans une grange ; il avait toujours su rester humble malgré la chance insolente qui l’avait mené au poste à responsabilités qu’il occupait désormais et si les Glaces connaissaient son nom à défaut de toujours replacer sa tête, Bjergsen n’était pas de ceux qui se préoccupait des manières plus que nécessaire. Respirant la sécheresse de l’air, le barbare se sentit une seconde le mal du pays avant de réaliser qu’il n’était qu’à quelques kilomètres de Cardrak ; il se sentait étranger dans ce village perdu aux frontières de la Toundra – et puis il réalisa. La Toundra. Bien sûr il y avait déjà mis les pieds, il y avait très, très longtemps, alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Son frère aîné et son père l’y avaient guidé le temps d’une visite à de la famille perdue plus loin dans l’arrière-pays de Saline, à la faveur d’une partie de chasse quelconque. Un élan de nostalgie lui étreignit bêtement la gorge, mais Bjørn était simplement soumis aux règles les plus primales de sa nature : il était un homme d’action et le silence ne lui saillait pas. Si l’ironie cosmique était de son côté peut-être pourrait-il espérer croiser la route d’un bandit, d’un fermier saoul ou d’une bestiole.

Il ne s’était pas perdu trop loin, assez pour deviner les hauteurs de Mulrinia, ressentir les aspérités glacées du sol qui tremblait sous ses pieds, frissonner aux températures inhospitalières. Le froid, il y était habitué ; celui qui régnait sur la Toundra, néanmoins, était pernicieux, sournois et fourbe. On croyait s’y habituer, le contrer, même, mais la gelure emprisonnait nos membres avant même qu’on ne le réalise et réagir rapidement était alors la seule alternative de survie à disposition. Il n’était qu’à une demi-heure de Kveta mais pourtant Bjergsen ressentait ce vice, cette ambiance presque vivante qui se dégageait de ces étendues enneigées lorsqu’elles n’étaient pas gelées, sinon les deux en même temps. Tournant sur lui-même, le salinéen tenta de ressentir au mieux ce malaise silencieux, le vent sifflant ses tympans et le blanc qui bouffait l’horizon l’aveuglant presque de son manteau immaculé. Retenant son souffle, il tenta de se sentir vivant ; certains disaient que la Toundra était leur seul amour, qu’il les faisait vibrer comme jamais, mais Bjørn dut se rendre à l’évidence : il se sentait toujours aussi vide.

Puis, brisant le silence ambiant, des rugissements et pas précipités parvinrent à attiser sa curiosité, l’incitant à river son regard en direction du grabuge pour mieux hausser un sourcil intrigué à la scène étrange qui se déroulait non loin de lui : un homme courait à en perdre haleine, poursuivi par.. le barbare n’arrivait pas encore tout à fait à définir ce dont il s’agissait à cause de la distance. Plissant les yeux, il tenta de palier son manque d’acuité visuelle sans encore réaliser l’ampleur de la stupidité de son acte : en temps normal, sans la fatigue et la lassitude, sans doute, il aurait réagi autrement, bien plus vite, bien plus efficacement. Presque atterré d’être témoin d’une telle originalité, Bjergsen s’apprêtait à observer le duo passer devant lui au pas de courses, spectateur de cette scène hors du temps, lorsque le bipède décida d’effectuer un changement de direction, venant directement se heurter contre lui. Cela ne fut pas plus mal, dans le fond : comme arraché à un rêve ubuesque Bjørn sembla se ressaisir, baissant les yeux sur le décapuchonné pour mieux ciller son étonnement. Petit un : que faisait un humain chétif et visiblement sans défenses paumé dans la Toundra à une heure pareille ? Petit deux : que faisait un Har’koa solitaire à chasser aussi près des frontières et de la vie citadine ? Petit trois : mais que Diable lui-même foutait-il ici ?! La bête grogna son mécontentement lorsqu’elle sembla remarquer sa présence mais le concerné sembla ne pas en être étonné ; des années à croire en Cervin Mir l’avait habitué à tenir les bêtes en respect, mais celle-ci était beaucoup trop grosse pour que cette intimidation divine ne la dissuade d’abandonner sa proie. Probablement essaierait-elle de la jouer plus finement, moins bourrin, tout au plus. Sa main glissa dans son dos par-dessus son épaule pour mieux dégainer son labrys. Une bonne chose qu’il ne s’en séparait jamais, songea-t-il alors qu’il tendait la main pour se saisir de l’inopportun et l’aider à le remettre debout sans quitter la bestiole blanche des yeux un peu plus loin.

« - Ne tourne jamais le dos à un prédateur, imbécile. l’insulte n’était pas réellement une figure d’offense, juste une évidence que Bjergsen voulait faire rentrer de la manière forte dans la tête de son compagnon d’infortune. Surtout ce genre-ci. Si tu voulais te suicider tu ne pourrais pas mieux t’y prendre. rajouta-t-il en l’éloignant un peu de lui, pour ne pas donner une simple cible immobile à la bestiole et ainsi augmenter leurs chances de réaction ; si elle continuait à grogner à distance il ne doutait pas une seconde qu’elle ne tarderait pas à passer à l’action de nouveau. Et il faudra vraiment que tu m’expliques ce que tu as fait pour la mettre dans un état pareil.. »

Si la réplique du garçon arracha un bref rictus amusé à Bjørn, celui-ci dut admettre qu’il avait raison : quand bien même sa présence – et les raisons qui allaient avec – lui paraissaient insensés, dans un tel lieu, il suffisait de rajouter un Har’koa à l’équation pour réaliser qu’il n’était déjà plus l’heure aux explications. S’il désirait savoir le pourquoi du comment était, en soi, une excellente question : au fond, la lassitude avait beau l’avoir sensiblement abandonné, Bjergsen n’était pas de ceux dont la curiosité savait les porter aussi loin que le voulait leurs indiscrétions. Certes, son héroïsme inné, allié avec sa tendance impromptue à filer un coup de main à ceux qui en avaient besoin, le mêlaient au schmilblick et l’incombaient presque naturellement d’en connaître les tenants et aboutissants ; quant à savoir ce que lui-même en pensait, ça, c’était une autre histoire. Probablement pas moins.

Du coin de l’œil, le salinéen jugea l’inconnu avec un désarroi quelconque, de ceux qu’il réservait à ceux qu’il oubliait assez vite pour ne pas s’en formaliser, mais n’eut pas le temps d’en rajouter davantage que la bête, en un grognement sourd, se jetait sur lui. La rapidité n’était pas le domaine de Bjørn qui aurait tout aussi bien pu lui couper la tête s’il avait été d’une réactivité clair ; manque de chance, il eut simplement le réflexe défensif de lever son labrys pour intercepter la mâchoire du fauve sur son manche, reculant d’un pas sous la force du choc, se replaçant pour mieux retrouver une prise – l’Har’koa était un chasseur aguerri, cependant, et s’était déjà éloigné d’un bond. Bjergsen jura, ce faisant, l’avoir entendu ronronner un quelconque plaisir vicelard, mais déjà son compagnon d’infortune reprenait la parole, lui arrachant un ricanement nasal désabusé.

« - Ce que je préconise ? Profiter du fait que vous n’êtes pas armés pour vous abandonner à votre sort le temps de faire diversion serait probablement la meilleure stratégie. l’ironie était palpable tandis que le salinéen raffermissait sa prise sur son arme, suivant le petit manège du duo des yeux sans intervenir à son tour, plongeant simplement sa main dans sa poche pour en retirer un petit couteau de chasse ; pas grand-chose, mais déjà mieux que rien. Attrapez. lança-t-il à l’intention de l’inconnu, alliant le geste à la parole pour lui lancer l’arme – vaille que vaille, il préférait le voir avec ça entre les doigts plutôt que dénudé au possible face au fauve. Je l’épuise, vous trouvez les failles. Il est déjà blessé, considérons-nous chanceux ; ça vous va, comme tactique ? »

Bjørn n’attendit pas de réponse et s’élança à son tour, CARDRAK ! et dans son élan la poudreuse se souleva comme un manteau abandonné là par un guerrier probablement assez taré pour déchaîner sa colère sur la première bête venue, aussi prédatrice que meurtrière pouvait-elle être. Mais qui était réellement le prédateur, dans l’histoire ? Lui, encore bouffé par la certitude d’avoir échoué, encore rongé par la colère, la haine, le manquement du devoir ; l’Har’koa n’était qu’un simple Har’koa mais il prenait des allures de Viimer Skygge, d’elfe malingre, d’explosions dévastatrices qui ne manqueraient pas de blesser n’importe qui, lui en premier. Le fauve rugit à l’affront, lui présenta ses crocs, esquiva le tranchant de la hache d’un bond gracile ; profitant de l’opportunité que Bjergsen lui offrait il tenta de refermer sa mâchoire sur sa cheville mais le barbare avait prévu le coup et intercepta l’offensive d’une parade, coinçant sa garde sous la dent du fauve pour mieux le repousser d’un coup de pied dans le flanc.

Moins résistant, moins endurant, certes, probablement ; que la bête garde farouchement ses avantages, néanmoins, Bjørn n’en avait cure : y trouvant là l’opportunité exceptionnelle de se défouler, il plaçait – inconsciemment – sa vie entre les mains d’un quelconque inconnu nourri du simple espoir que la redevance l’incite à agir en sa faveur. La situation ne l’effrayait pourtant pas et le voilà, barbare violent et torturé, se lançant dans une danse macabre avec le fauve le plus dangereux des Glaces et dont les grognements faisaient échos à son propre souffle puissant. Que Cervin Mir lui en soit témoin ; la vengeance brûlait ses pupilles et aveuglait son bon sens.