Si d’ordinaire, Zalde profitait plutôt des débuts de soirée pour faire diverses activités, et n’atterrissait dans les bars qu’en pleine nuit, cette fois-ci il désirait un peu de repos. Pouvoir s’installer sur le tabouret à côté d’un comptoir, comme il était à présent, correspondait plutôt bien. Et tant pis que l’établissement sentait le vieux marin malade et que les injures fusaient à gauche et à droite. Tout comme les verres et les bouteilles, à vrai dire. Après avoir penché la tête pour éviter de justesse l’une de ses dernières, l’homme passa enfin une commande :

- Une bière. N’importe laquelle.
- J’veux un jus de fruit !
- Un alcool fort.

Bien entendu, le barman n’entendit que Zalde, et apporta rapidement une chope d’un liquide ressemblant, plus ou moins en tous cas et seulement de loin, à de la bière. L’odeur faisait penser à un mélange d’eau de vaisselle et à des légumes plus très frais qui auraient macéré dedans bien trop longtemps. Sans pour autant qu’il ne soit expliqué le pourquoi du comment il pouvait y avoir ce genre de contenu dans cette boisson alcoolisée. L’elfe était habitué à ce genre de comportement, certains patrons d’établissements ayant tendance, par racisme, à garder une petite réserve beaucoup plus dégueulasse pour l’offrir aux membres d’une espèce qu’ils n’appréciaient pas. Ce n’était pas bien grave, ce n’était pas pour boire de toute façon. Il commanderait la suite à un autre membre du personnel, ou se servirait par lui-même.

- C’est ce genre d’établissement encore, hein ?
- Ouaip.
- On va lui faire payer ça ?
- Nope.
- On va trouver un client ?
- Nous ne sommes pas là pour ça. On se repose un peu, ce soir. Je suis fatigué.
- Moi pas !
- Déjà, tu n’as aucun effort physique à faire. Et en plus, tu ne brilles pas par ton travail intellectuel. Pas étonnant.

Le gros avantage d’un établissement tel que celui-ci, c’était que Zalde pouvait parler à ses autres personnalités sans que personne ne s’en rende compte, ou n’y fasse attention – Pas que cela le dérange outre mesure habituellement de base, cependant. Il y avait trop de bruits, trop de gens bourrés, trop de gens qui n’en avaient simplement rien à faire que pour remarquer que l’elfe se parlait tout seul. Soit. Il s’empara d’une des petites fioles qu’il trimballait dans son sac, et en vida le contenu d’un coup sec.

Laissant sa drogue faire de l’effet, Zalde observa tout autour de lui, tentant de se relaxer un peu.

C'est une Bellira totalement épuisée par sa journée en mer qui poussa la porte du bar ce soir là. Habituellement, un petit raid ne lui faisait pas un aussi grand effet. Il faut dire que, d'habitude, elle n'avait que quelques marins plus costauds à massacrer et le restant des moussaillons malingres se prosternait aux pieds de la Yogaï et de son équipage en les suppliant de les épargner. Mais cette fois, elle avait abordé par mégarde deux navires de la flotte de guerre d'Abran Kaï. Disons que quand l'équipage ennemi est composé entièrement de guerriers, c'est plus dur de se faire respecter.

Après cette aventure, la Capitaine du Marsouin voulut aller dépenser quelques-unes des pièces qu'elle venait d'acquérir. C'est ainsi qu'elle se retrouva à la porte de ce petit établissement où personne ne viendrait chercher des noises à une Amazone. Quand la jeune femme entra, la première chose qu'elle remarqua fut une place qu'on aurait dit destiné pour elle au comptoir. La deuxième chose fut les injures lancés à qui mieux-mieux et l'odeur de vieilles fripouilles des mers qui avaient manifestement oublié à quoi servait une baignoire. Et finalement, la troisième chose, quand elle s'assit enfin, fut son voisin de tabouret qui avait l'air un peu drogué ou quelque chose du genre. Ce qui la surprit, car celui-ci est un elfe. Mais bon... Ces temps-ci, cette race avait tendance à faire des trucs bizarres. La pirate aux cheveux bleus commanda d'une voix assez forte pour couvrir le vacarme:

Une bière, s'il vous plaît.

Pensant quelques secondes au racisme grandissant dans cette ville, elle prit la peine de se lever et de spécifié au barman en l'agrippant par le collet:

Et de ton meilleur cru, sinon tu finiras pendu par les pieds au mat de mon navire entrain de te vider de ton sang, est-ce bien clair?

Le petit homme apeuré hocha vivement la tête, ce qui satisfit Bellira qui le lâcha et retourna s'asseoir pendant qu'il filait lui chercher un verre. Quand sa chope arriva enfin, elle la goûta espérant ne pas avoir à commettre un meurtre ce soir. Tuer des gens pour le plaisir c'était pas trop son truc. Et à son grand soulagement, elle n'aurait pas à le faire. La jeune femme regarda la foule autour d'elle et finit par faire un sourire à son voisin qui avait préalablement tourné le regard dans sa direction.

Un sourire ? Il s’agissait bien de la dernière chose qu’il s’imaginait voir dans le coin. Surtout envers un elfe. La façon dont la demoiselle avait demandé – ordonné serait plus exact – au patron de lui apporter sa boisson n’était pas non plus un indice qui laissait deviner la possibilité d’un tel geste. Mais soit. Zalde fit de son mieux pour le rendre sans avoir l’air trop inquiétant. Il était agréable de voir quelqu’un avec un visage plus ou moins amical, même pour un dégénéré comme lui. Ou peut-être était-ce la drogue qui aidait à interpréter les choses comme cela ?

- Sympathique, votre façon de faire votre commande.
- Sympathique n’est pas le mot que j’aurais utilisé.

Vidant au sol son verre rempli de l’affreuse concoction qui lui avait été servie plus tôt, l’elfe fit un signe au barman. Tant qu’il était sous la crainte de la jeune femme, il n’y aurait aucun effort à faire pour recevoir quelque chose de correct. Il lui tendit son verre, sans le moindre mot, faisant simplement comprendre par son regard que le sort qui l’attendait s’il recommençait son manège serait bien pire que celui dont il avait été menacé par l’inconnue aux cheveux bleus.

- Zalde.
- Tu devrais perdre cette habitude de donner ton nom dès que tu adresses la parole à quelqu’un.

S’efforçant de continuer à sourire de manière normale et de ne pas arborer son sourire plus malsain qu’il possédait habituellement, il montra d’un geste de la tête la salle pleine à craquer. Il ne pût s’empêcher de remarquer, et de se renseigner :

- Vous ne ressemblez pas au public habituel de ce genre d’établissement.
- Ca, elle n’a pas le profil du marin bedonnant qui n’a plus vu la mer depuis longtemps, c’est certain.
- Et je ne peux m’empêcher d’être curieux et de vous demander ce qui vous a amené ici. Si je peux me permettre la question, bien entendu.

S’emparant de la bière, cette fois-ci parfaitement normale, qui venait de lui être servie, il se mit à la déguster, non sans avoir y avoir vidé le contenu d’une autre fiole. Il n’était pas du genre à faire la discussion juste pour le fait de discuter, mais il n’avait rien d’autre à faire ce soir-là. Et tant qu’à passer son temps au comptoir d’un bar, autant que ce soit en compagnie de quelqu’un.

Que Zalde lui rende son sourire et engage la conversation la surpris légèrement. Il n'avait pas l'air de ce genre de personne. Et intérieurement, elle le soupçonnait d'être au moins dix fois plus dangereux qu'elle. Le regard que l'elfe lança au patron quand il commanda de nouveau confirma sa théorie. Elle dit :

Je suis Bellira, enchantée Zalde. Je suis venu ici pour ne pas avoir d'ennui avec les gardes et les autres pirates, si tu veux vraiment savoir. D'habitude, je serais restée à bord de mon navire avec mon équipage, mais, ça ne me tentait pas trop ce soir.

La pirate repensa avec dégoût à sa dernière soirée avec «les filles» comme elles s’appelaient entre elles. Ce n'était pas vraiment le genre de soirée à la garçonne, comme il avait habituellement, avec des jeux d'argent, de l'alcool et des danses endiablées. La nuit dernière, les filles avaient décidés que, pour changer un peu, ce serait une soirée maquillage, vernis, coiffure et sortie. Et ce, sans même demander l'avis de Raven et de Bellira. Les deux femmes ont du supporter les babillages à propos de tel et tel vêtement ou garçon et les jeunes matelots qui se donnaient le devoir de les pomponner pendant des heures jusqu'à ce que les autres sortent en ville, ce que sa seconde et elle-même évitèrent de justesse en prétextant devoir surveiller le Marsouin. Ce comportement trop coquet l'hérissait.

C'est à ce moment que son tatouage vivant voulut faire son tour. Bellira sentit le dauphin bleu remonter le long de sa colonne vertébrale pour ensuite venir sautiller sur sa joue, comme à chaque fois. Ce maudit dauphin choisissait toujours le mauvais moment pour paraître en public. Mais elle ne s'en préoccuperait pas ce soir. Intimement, elle priait pour que l'elfe pense que c'était une hallucination dut à la drogue. Elle finit par briser le silence en ajoutant tout en essayant de garder un air naturel:

Et toi non plus tu ne ressembles pas aux canailles qui traînent ici. Pour quelle raison es-tu venu ici?

Même si elle ne voyait pas vraiment pourquoi elle voudrait le savoir, c'était simplement pour lui faire oublier son maudit dauphin.

Les Zalde écoutèrent ce que disait la jeune femme, se rendant compte que quelque chose la gênait. Il n’y prêta pas plus attention que cela, voyant clairement qu’elle cherchait à faire dévier le sujet ou, au moins, à ne plus y penser. Mieux valait dont ne pas lui faire remarquer cela. Il eut un petit rire amusé quand elle lui demanda la raison de sa présence à lui, en précisant qu’il n’avait pas l’air d’être une canaille. Il se demandait, l’espace d’un instant, comment elle le voyait, mais ne préféra pas demander.

- Une petite soirée de repos, pour ma part.
- Moi je ne suis que là parce que Zalde nous a conduit ici.

Le drogué s’étonna lui-même de l’honnêteté de sa réponse. Il n’avait pas forcément l’habitude de ne rien avoir à cacher, et trouvait cela fort étrange. Pas d’inquiétude, même légère, quant au risque de se faire démasquer, pas de besoin d’inventer une histoire abracadabrante si l’autre désirait en savoir plus... Ce n’était pas agréable. Il manquait quelque chose, Zalde se sentait... Vide.

La foule autour d’eux avait l’air de s’être calmée, et personne ne semblait plus entamé par l’alcool qu’un autre. C’était dommage, Zalde aurait bien aimé une petite bagarre pour mettre du mouvement. Et pour voir comment se débrouillerait son interlocutrice actuelle, pour ne pas avoir à improviser dans l’éventualité où il la mettrait en colère et qu’il devrait se défendre. Ce n’était cependant pas à l’ordre du jour pour l’instant, donc il préféra enquêter un peu plus :

- Pirate, donc ?
- C’est cool les pirates.
- Rien que de penser aux bateaux me donne le mal de mer...
- Je suis certain que vous avez des histoires intéressantes à raconter sur vos virées en mer, je me trompe ?

Sans attendre la moindre réponse, il s’empara d’une nouvelle fiole et la tendit à la demoiselle. Peut-être n’était-elle pas intéressée, mais il estima qu’il s’agissait de la moindre des choses. Et puis, après tout, cela ne pouvait qu’égayer l’ambiance et rendre la conversation bien plus... Extravagante.

- Et si jamais le cœur vous en dit...

Puisque l'elfe ne semblait même pas avoir aperçu le tatouage bougeant sur la peau de la Yogaï, celle-ci se détendit. La sincérité flagrante de Zalde quant à sa réponse était louable. Il lui prouvait d'une certaine manière qu'il commençait déjà à lui faire confiance. De son côté, Bellira était toujours quelque peu réticente à lui accorder sa confiance. Le regard légèrement calculateur de l'elfe, à moins que ce soit seulement une étincelle de folie, lui faisait toujours froid dans le dos. Elle lui répondit:

Oui, je suis une pirate et tu ne te trompes pas. Les histoires de «mes virées en mer», si l'on peut appeler ça comme ça, sont surement intéressantes pour qui n'a jamais pris la mer...

Quand Zalde lui tendit la fiole, elle comprit tout de suite ce que c'était. Elle repoussa doucement la main de l'elfe qui tenait la fiole et dit:

Non merci. La dernière fois que j'ai pris ce genre de choses, je l'ai amèrement regretté, donc je ne souhaite pas tenter ma chance une deuxième fois.


Effectivement, de très mauvais souvenirs ce rattachait à la première fois où elle avait essayé seulement pour l'expérience de prendre une de ces substances illicites. En fait, sur le coup s'était bien, mais après... Chassant ces souvenirs d'un revers de la main imaginaire, elle prit une gorgée de bière et lui demanda:

Sinon, as-tu un objectif d'avenir quelconque?

Bizarrement, la vie et les objectifs de son interlocuteur l’intéressaient. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais c'était comme ça.

Zalde écouta attentivement son interlocutrice. Un peu déçu peut-être de ne pas entendre une histoire de piraterie, avant de se rendre compte que cela valait peut-être mieux. Il avait effectivement tellement le mal de mer que rien qu’entendre parler d’un bateau sur l’eau le rendrait probablement malade... Il n’insista pas non plus quand elle refusa la drogue. Malgré les apparences, par moments, il comprenait parfaitement que tout le monde n’était pas spécialement dingue après cela. Commandant une nouvelle bière, il hocha la tête.

- C’est vous qui voyez.

Sa question suivante le surprit. Non seulement parce qu’il ne s’attendait pas à une telle question, mais parce qu’en plus il n’y avait jamais réfléchi. Sa surprise lui fit oublier de regarder la tête de la boisson qui lui avait été servie, et il eut bien des difficultés pour ne pas cracher au sol son contenu. Soit le serveur était stupide et oubliait tout rapidement, soit c’était un petit plaisantin qui tenait réellement à pourrir l’humeur des gens. Dans les deux cas, il mériterait une petite correction.

- Des objectifs d’avenirs ?
- Zalde réfléchirait de temps en temps à ce qu’il pourrait faire plus tard ?
- Je me demande bien ce qu’il va lui raconter.

L’elfe prit un air inspiré, comme en proie à une intense réflexion. Ce qui n’était pas totalement faux. Il ne réfléchissait simplement pas à sa réponse, mais en profitait plutôt pour élaborer un plan ou l’autre afin qu’une fois sa conversation avec la demoiselle finie, il puisse faire comprendre au barman un peu trop fermé au monde qu’il n’était clairement pas une bonne chose d’être raciste. Que cela pouvait lui apporter des ennuis.

- Je suppose qu’un jour je retournerai à Drayame. Voir comment cela se passe là-bas. Et peut-être m’y établir, devenir médecin... Même si les elfes ne sont pas sensibles aux maladies. Une vie paisible, et tranquille.
- Et se servir de ce rang pour empoisonner ces imbéciles qui t’ont vendu... Donné, pardon, au premier venu.
- Et guérir toutes les maladies du monde, et trouver un remède contre la faim...

Zalde se surprit à penser qu’au final, en combinaison avec l’idée de l’une de ses deux consciences, ce plan n’avait pas l’air si mal que cela. Mais pas tout de suite, il n’était clairement pas prêt de s’arrêter à trucider des gens à gauche et à droite. Souriant, il demanda :

- A vous. La piraterie pour la vie, ou cela n’est que passager ?

Quand Bellira entendit qu'il voulait devenir médecin, elle prit un air dubitatif. Zalde? Médecin? Elle n,y aurait jamais penser, mais bon, si c'était ce qu'il voulait... Mais elle et la piraterie, c'était à la vie à la mort. Elle dit alors avec une mine franche et déterminée:

Pour moi, la piraterie c'est pour toujours. J'adore mon métier et je ne l'échangerais pour rien au monde. Je n'arrêterai momentanément que si j'avais des filles à élever.

Sa dernière phrase lui avait littéralement glissé des lèvres. Pourquoi dire à un elfe qu'elle avait à peine rencontrer qu'elle voulait fonder une famille plus tard? Peut-être était-ce parce qu'elle commençait à lui faire confiance? Elle ne le savait pas vraiment. Pour la peine, elle maudit intérieurement sa grande bouche trop bavarde. Finissant sa chope d'un trait, elle en commanda une autre tout en lançant un regard mauvais au barman pour qu'il comprenne que sa menace tenait toujours. Puis elle tourna les yeux vers Zalde et après l'avoir fixer dans les yeux quelques secondes, elle se confirma intérieurement qu'elle lui faisait confiance. Ce qui était rare habituellement... C'était surement la franchise dont il faisait preuve envers elle qui lui avait permis de gagner sa confiance. Bah... Ça ne changeait pas grand chose de toute façon.

[Désoler pour le retard]