La noirceur... Les ténèbres... L'obscurité... Des voix qui chuchotent, soufflent, murmurent, tels de petits cris d'animaux effrayés... D'où viennent les voix ? D'où ? Nawel a beau chercher, elle ne discerne rien. Il n'y a que le noir. Unique.
Non, ce n'est plus exactement du noir. Plutôt du bleu. Du bleu marine. Et il n'est plus unique. Une pâle lueur l'éclaire, comme une toile de tableau qui commencerait à brûler.
Plus la lueur s'étend, plus le bleu s'éclaircit. Bleu foncé, bleu pétrole, puis... bleu pro AT. Et la lueur, c'est celle de l'auberge d'enfance de Nawel en train de brûler. Quant aux voix voilées, elle se sont transformées en ricanement. Ainsi qu'en hurlement.
Un hurlement. Le hurlement de Mitsu.
Non... Non. Non !
– A l'aide !
Nawel se réveilla en sursaut. Le cœur battant, elle regarda autour d'elle.
Elle se trouvait dans une auberge appelée « Fort Destrier ». L'ambiance était amicale, la salle délicieusement chauffée par une immense cheminée, et la décoration joliment agencée sans pour autant s'enfoncer dans la lourdeur.
Dans cette atmosphère détendue et sous l'effet de la fatigue, elle s'était endormie. Un mauvais rêve. Ce n'était qu'un mauvais rêve. Un cauchemar aux reflets de souvenir sur fond de sang.
– Aidez-moi ! lança une nouvelle voix paniquée.
Nawel tourna la tête. Elle n'avait donc pas tout imaginé ! Quelqu'un avait bien crié pour appeler à l'aide ! Un homme, barbe mal rasée, torse puissant, cheveux brun, dont les yeux vert émeraude exsudaient d'angoisse.
– Ma femme est blessée non loin d'ici, elle a urgemment besoin de soin ! Y a-t-il un guérisseur dans cette salle ?
Nawel hésita, sa timidité l'empêchant de parler plus sûrement que des chaînes d'acier.
– S'il vous plaît, supplia-t-il.
Ce fut ce qui convainquit la kitsune. Si Mitsu avait été blessée, n'aurait-elle pas voulu que quelqu'un l'aide dans une pareille situation ?
Elle serrait les mâchoires devant la difficulté de ce qui l'attendait. Puis elle se leva et lança le plus fort possible.
– Je peux la sauver !
Toutes les têtes se tournèrent vers elle, et immédiatement elle se sentit rougir. Quant à l'inconnu, il ne s’embarrassa pas de parole. Il lui attrapa le bras et ils sortirent de l'auberge en un coup de vent.
– Ce n'est qu'à deux rues, expliqua-t-il tout en marchant d'un pas rapide. Fichus rebelles ! Nous avons beau avoir gagné, il en reste toujours un ou deux qui ne peuvent s'empêcher de faire les malins ! Si je n'avais pas été là...
Nawel se pétrifia.
Un partisan. C'était un partisan d'Aile Ténébreuse. Peut-être même l'un de ceux qui avaient détruit l'endroit où elle avait vécu, qui sait ?
Que faire à présent ? S'enfuir en courant ? Rester ici ?
Elle n'eut pas le temps de réfléchir plus longtemps qu'ils étaient déjà arrivés sur le lieu du combat. Le corps de trois hommes gisaient au sol, déchiquetés dans une sauvagerie sans nom. Au centre, une femme gisait, évanouie.
– Je n'ai pas oser la déplacer, se justifia le pro AT. J'ai eu peur que cela n'aggrave la situation et... que t'arrive-t-il ?
Cela avait été plus fort qu'elle : Nawel avait vomi devant l'horreur qui s'étalait devant ses yeux. Comment pouvait-on être aussi cruel ? Aussi... pervers ?
– Hé, lança l'homme en lui attrapant le bras, tu n'es pas venue ici pour faire la mijaurée. Soigne ma femme ! Maintenant !
Sous la sécheresse et la brutalité du ton employé, Nawel se mit à trembler. Étant parfaitement consciente que ça ne ferait qu'attiser la colère et le désespoir du partisan, elle tenta avec peine de se maîtriser et se dirigea d'un pas mal assuré vers le corps de la jeune femme.
Elle sentait le regard de l'homme sur elle. Un regard pressant, insistant, brûlant... un regard qui l'emplissait d'une rage virulente, une rage qui lui faisait peur. Elle détestait ceux qui se ralliaient à Aile Ténébreuse, encore plus les guerriers assoiffés de sang. Elle ne l'aimait pas. Pire, elle le haïssait. Pourquoi soigner sa femme, lui qui avait causé tant de souffrance ? Et la famille des rebelles qu'il avait tués, y avait-il pensé ?
– Alors ?
Il s'impatientait. Nawel s'agenouilla et observa la jeune femme. Son souffle se heurta quand elle vit le magnifique visage aux traits fins encadré d'une cascade dorée, avec un peu plus bas, non loin d'un cou gracile et blanc, une affreuse plaie d'où suintait un liquide écarlate. Aussitôt, sa haine disparut, remplacée par la honte. Comment pouvait-elle se soucier de si cet homme était bon ou mal alors que sa femme se trouvait au bord de la mort ?
Il lui fallait oublier. Oublier les partisans d'Aile Ténébreuse, oublier son passé, oublier qui elle était. Qu'il ne reste plus que le formidable pouvoir qui coulait dans ses veines, un pouvoir qui lui avait été octroyé dans le but de guérir tous ceux qui le souhaitaient. Sans aucune exception.
Elle posa d'une main légère ses doigts sur la blessure et ferma les yeux. Prit une profonde inspiration et s'éclaircit la gorge. Et, excluant la totalité de ce qui l'entourait, elle se mit à chanter.
Son chant envahit son corps et le corps de la femme à ses côtés. La musique s'infiltra jusqu'au plus profond de son être, ordonnant aux cellules d'accomplir leur travail, au sang d'arrêter de couler, aux vaisseaux de se réordonner. La mélodie tissa sa toile de notes et de sons, fit disparaître la douleur, referma la blessure, dans une douce harmonie bienveillante et caressante.
Le pro AT contemplait, émerveillé, le miracle qui se déroulait devant lui. Mais Nawel ne le remarquait pas. Elle ne voyait plus rien. Elle n'était plus qu'écoute, écoute de la merveilleuse alchimie qu'elle était la seule à pouvoir activer ainsi.
Enfin, quelques minutes plus tard, une éternité plus tard, elle se tut. Elle ouvrit les yeux, en même temps que la jeune femme ouvrait les siens.
L'homme se précipita à ses côtés, sans plus se soucier de Nawel qu'il bouscula sans ménagement.
– Lisa, tu vas bien ? Tu m'entends ?
De là où elle était, Nawel la vit sourire.
– Je... je crois.
Son mari sourit à son tour et se pencha pour l'embrasser. Quant à la kitsune, elle leur tourna le dos et s'éloigna discrètement. Elle avait accompli sa part du travail, il ne lui servait à rien de rester ici.
– Hé, attend !
Elle fit volte-face. L'homme sortit une bourse de sa poche qu'il lui lança.
– Merci, lâcha-t-il, une lueur de reconnaissance dans les yeux, avant de se détourner d'elle.
Nawel ramassa la bourse, étonnée. Lui, un partisan d'Aile Ténébreuse, qui avait assassiné trois rebelles sans sourciller, la remerciait ? C'était à n'y rien comprendre.
Un poème lui vint soudain en tête, un poème qu'elle ne se rappelait pas avoir lu un jour, mais qui recelait pourtant des accents de vérité :
« Dans la noirceur des ténèbres,
Qui ensorcellent.
Au plus profond,
Cachée,
Une petite étincelle. »
Un vent chaud souffla, s'engouffrant dans ses cheveux. Elle ferma les yeux. Rit. Puis murmura :
– Une petite étincelle...