Ces derniers mois avaient vu un profond changement s'opérer dans la mentalité de Saeros. Sa rencontre avec Luz, la victoire de l'Empire sur les rebelles… autant de tournants qui avaient à la fois conforté et bouleversé sa vision du monde. En cet instant précis, il se sentait surtout très fatigué. Il passait de plus en plus de nuits blanches, plongé dans son travail, à noyer ses doutes dans une activité redoublée et une agitation anxieuse qui lui ressemblait fort peu. Il avait les traits tirés, des cernes sous les yeux, et une certaine lassitude se lisait dans la manière dont ses épaule étaient constamment affaissées. Le magicien faisait toutefois d'importants efforts pour maintenir les apparences, et une personne qui ne l'avait jamais connu aurait probablement été incapable de réaliser qu'il n'était pas dans son état normal. Son visage gardait une impassibilité de glace, ses yeux semblaient tout aussi perçants que d'habitude, et on ne lisait aucune lueur de doute dans son regard. Il était aussi élégamment vêtu que d'ordinaire, politesse diplomatique oblige, d'un uniforme d'apparat doublé d'une cuirasse étincelante. 

Saeros serra brusquement les poings et contracta les mâchoires. 

C'était Aile-Ténébreuse en personne qui lui avait imposé ce choix vestimentaire, dans le but avoué d'étaler devant leurs ennemis d'hier la majesté et la puissance de l'empire. En mission diplomatique dans un territoire hostile, il aurait largement préféré une tenue moins provocante, mais il n'avait pas eu son mot à dire sur le sujet. Un Conseiller Noir n'était que l'un des multiples pion sur l'échiquier du maître, et les pions se devaient d'obéir sans broncher. Cet état de fait ne l'avait jamais dérangé avant sa rencontre avec Luz, car jeune elfe avait toujours considéré qu'être parvenu à échanger sa liberté - concept stupide et abstrait - contre plus de pouvoir - chose réelle et bien tangible - avait toujours été la meilleure décision de toute sa vie. Mais à présent qu'il repensait à Luz, dragonne inconditionnellement indépendante, une douleur l'étreignait à un endroit qu'il avait cru mort depuis longtemps : son cœur. 

Le jeune elfe décontracta ses muscles et se détendît brutalement. L'éclat de colère qui avait un instant allumé son regard à la pensée de sa servitude s'éteignit peu à peu et ses yeux redevinrent froids et inexpressifs. Ce n'était pas le moment de penser à des décisions sur lesquelles il ne pouvait revenir, songea t-il, et le regret ne lui apporterait rien de bon. Il avait une mission à remplir, une mission périlleuse, et il devait se concentrer un minimum s'il souhaitait s'en sortir en vie. Il allait bientôt être présenté au fameux Harrald Wallah, roi de Saline, et au nom d'Aile-Ténébreuse son maître, il allait négocier avec lui. À partie de cet instant précis, Saeros cessa d'être une personne de chair et de sang. Il devint un simple objet, l'écho de la voix lointaine de son maître, un relai dont la volonté propre avait été effacée. 

Si Saeros avait été pleinement en possession de ses moyens, il aurait probablement apprécié l'ironie de sa situation. Auparavant, bien qu'il ait servi l'Empereur avec obéissance, il avait toujours conservé une certaine forme d'indépendance (qu'il manifestait le plus généralement par son sarcasme à toute épreuve) et il cherchait constamment le moyen de prendre le dessus sur son maître, dans l'espoir utopique d'un jour le remplacer. En le plongeant dans un océan de doutes, Luz avait provoqué sur Saeros le contraire de l'effet libérateur qu'elle avait escomptée. Terrifié par la possibilité qu'il se soit trompé, qu'il ait fait fausse route en troquant sa liberté, il s'était plongé à corps perdu dans le déni et avait redoublé d'efforts dans son travail de "pion". Il était devenu une marionnette sans âme ni conscience, un jouet contrôlé jusque dans le choix de son apparence vestimentaire, comme si on lui avait lavé le cerveau pour ne laisser de lui qu'une page blanche sur laquelle l'empereur avait été libre d'imprimer sa marque. 

Saeros ne s'aperçut qu'ils étaient arrivé qu'au moment ou la coque de leur embarcation heurta le rebord du quai de Cardrak. Avec toute la grâce d'un automate mal-huilé, il franchit la passerelle qu'on avait installée entre le pont et la terre ferme, accompagné d'une escorte d'une vingtaine de gardes dont il avait quasiment oublié la présence pendant le long trajet. Le froid qui régnait en ces terres gelées lui mordit la peau, mais cela ne sembla pas le réveiller de sa transe. Lui et ses hommes furent conduits à travers la cité jusqu'à la résidence du Roi, mais il ne fit attention ni aux alentours, ni aux badauds qui scrutaient leur cortège avec un mélange de mépris et de haine dans le regard. Une fois arrivés au palais, on les conduisit jusqu'à une salle richement décorée où siégeait un homme sur un trône surélevé. Dès qu'il eut franchi le seuil de la pièce, Saeros oublia sa location par rapport au reste du palais, si elle était située à l'étage ou au rez-de-chaussée, et le chemins parcourut pour y parvenir. Il était dans un état de déliquescence mentale bien trop avancé pour se souvenir de choses de si peu d'importance. Il oublia également si l'on avait pensé à désarmer ses hommes à l'entrée, mais il était sûr qu'on ne les avait pas arrêtés car il pouvait sentir leur présence à ses côtés. En tout cas, on ne l'avait pas encore fouillé, lui, mais c'était probablement pour la simple et bonne raison qu'il était visiblement désarmé, et que quiconque avait entendu parler du Conseiller savait qu'il était de toute façon incapable de manier le moindre objet tranchant. 

Le colosse assis sur le trône en bout de salle les contemplait fixement, une expression indéchiffrable plaquée sur le visage. Ses yeux gris étaient durs, froids comme l'acier, mais Saeros ne détourna pas les siens quand l'homme plongea son regard dans les pupilles violettes. Le visage anguleux de l'homme n'était pas dénué d'un certain charme, et ses traits exprimaient la force de caractère ainsi qu'une certaine intransigeance morale. Ses cheveux blonds et sa barbe grisonnante accentuaient la ressemblance avec les antique déités nordiques que ses ancêtres vénéraient autrefois. Assis majestueusement sur son trône, Harald Wallah dit "le fort", méritait bien, réalisa t-il, son surnom. 

Saeros enregistra tous ces détails en un instant, sans que jamais ses yeux n'expriment autre chose que le néant qui habitait les créatures habituellement dénuées de volonté propre. Il fit alors un pas en avant et s'inclina profondément devant le Roi. Il fut d'une manière assez détachée (et s'il avait été dans son état normal, il se serait reproché une telle futilité), assez satisfait par la révérence qu'il parvint à produire, naturelle malgré sa raideur actuelle, et non-dénuée d'une certaine grâce. 

Il resta ainsi incliné, attendant patiemment que le maître des lieux décide de prendre la parole pour lui donner l'autorisation de se redresser.

Harald fixait son fils, calme et intransigeant. Ce dernier, de retour de l'arrière pays, avait appris la nouvelle de l'arrivée du conseiller noir, et quelle avait été sa surprise lorsque son père lui avait affirmé avoir accepté de discuter avec le serviteur de leur pire ennemi. Alrik, à mesure qu'il prenait de l'âge et, donc, de la confiance, laissait de plus en plus échapper son humeur, reconnue par tous comme celle de son grand-père. Ses yeux, ceux de sa mère, s'étaient embrasés d'une colère qu'il cultivait depuis son enfance, fruit de sa culture salinéenne et des évènements uniques s'étant déroulés depuis presque quinze ans.

« Nous devrions lui planter nos lames dans sa nuque à peine eut-il posé le pied à terre ! Ce traître à sa race ! S'il vient parlementer, c'est bien qu'ils nous craignent ! Executons-le, et prenons Terre ! »

Dans les appartements royaux, la plupart des personnes présentes observaient la scène avec les gestes de ceux qui ne savent plus où se mettre. Harald, attablé, mâchait sa viande tout en observant sa propre chair prendre les traits furieux que son paternel avait l'habitude d'exprimer. De la fureur, de la haine, de l'impatience. Etait-ce la fougue de la jeunesse qui obscurcissait à ce point la raison de son fils ? Surement, mais également son amour débordant pour sa patrie, et son irrésistible attirance pour la gloire et la reconnaissance. Finissant son morceau avec une tranquilité qui aurait pu passer pour de la lassitude, Harald porta un regard agacé sur le prince.

« N'as-tu donc tiré aucune leçon de Galaad ? Cet homme était l'un des meilleurs combattants qu'il m'ait été donné de voir, et quels sont les résultats de son impatience ? Il a conduit à la mort les siens, et la bêtise de nos alliés leur a coûté de nombreux hommes. Si le démon s'adresse à nous, c'est qu'il sait que nous représentons encore le seul obstacle qui le tienne hors de portée d'une domination totale, et il est hors de question de commettre les mêmes erreurs que les Terriens. »

L'indiscutable logique de Harald s'était toujours montrée efficace, et il aurait été absurde de le traiter de couard ou de lâche. Même l'esprit confus par la rage d'Alrik devait reconnaître que les plans de son père étaient d'une toute autre catégorie que sa stratégie primaire et impérialiste. Contenant des paroles qu'il aurait surement regretté, le prince se morfondit dans la contemplation vide du plat sous ses yeux ; il avait faim d'autres choses, il voulait tuer les ennemis de Saline.

« Nous verrons ce qu'il a à dire, cet Yggdrasil, conclut Harald, levant ses yeux vers Agnès, les deux devinant pertinemment ce que pouvait signifier la venue d'un conseiller du démon. »

C'était donc l'esprit curieux de savoir quel venin allait cracher la vipère se trouvant devant lui que Harald avait accueilli le conseiller noir, son acolyte bardé de cicatrices et ses gardes, plusieurs jours après. Tous fouillés et désarmés, ils avaient été amenés dans la salle du trône, habituel lieu d'acceuil des audiances, pour débattre du bien fondé de leur venue. Si Harald avait eu vent de plusieurs noms, celui de Saeros Yggdrasil devait surement plus parler à ses anciens alliés les elfes, à présent serviteurs, eux aussi, des desseins obscures du démon. Ce conseiller noir, vêtu des plus belles parures vestimentaires, se trouvait être de la pire des espèces, celle qui trahit les siens pour son confort, sa personne. Ses longs cheveux blancs cascadant tels autant de serpents vicieux encadraient les traits fins d'un visage malsain, au regard mystifiant. Ses pupilles démoniaques trahissaient à elles seules son appartenance, et il ne faisait aucun doute qu'Alrik aurait pris grand plaisir à éteindre la lumière qui brillait en leur sein. Le prince était malheureusement absent, envoyé à plusieurs lieux sous les ordres de son père.

« Passons cette comédie, Elfe. Que vient faire le conseiller noir sur mes terres ? »

En effet. Personne n'était d'humeur à supporter les courbettes du missionnaire. Les politesses sauteraient aussi, Saeros Yggdrasil ne méritait pas qu'on lui parle comme à un homme. C'était une entité versée dans le mal, dont la langue rodée aux mensonges n'était propre qu'à s'exprimer sans tergiverser en ces lieux. S'il tenait à cette vie qu'il avait épargnée en vendant son âme à l'infâme, il avait tout intérêt à être direct et répondre sans détours à l'impatience des salinéens.

Bjørn avait beau servir Harald aussi fidèlement qu’il était humainement possible, incapable de remettre en cause ses décisions et prêt à y laisser sa vie s’il le fallait, il avait accueilli la nouvelle avec dépit. S’il considérait la philosophie du Roi comme la meilleure chose qui ait pu arriver à Saline depuis bien longtemps, il partageait sur ce sujet-là le même point de vue qu’Alrik ; peu importe le discours qu’il souhaitait leur faire entendre, ce serviteur du démon méritait de mourir, de payer le prix du sang pour tous ces frères qu’ils avaient perdus, pour tous ces orphelins, ces veuves et ces parents éplorés. Ce ne serait qu’une mince consolation, évidemment, et si Bjergsen avait pris le temps d’y réfléchir un peu plus longtemps, alors certes aurait-il admis que l’idée était mauvaise. Harald était bien plus sage et l’avait déduit à l’instant même où la missive lui était parvenue – tandis que Bjørn, lui, s’en offusqua immédiatement pour mieux enrager lorsque Harald laissa entendre qu’il comptait répondre favorablement à cette requête. Bjergsen n’avait rien dit, n’aurait jamais osé dire quoi que ce soit, mais son silence parlait de manière bien plus éloquente que n’importe quel discours aux oreilles de son monarque. Alors même que le salinéen se levait un peu brusquement, prenant congé à demi-mots pour mieux tourner les talons, celui-ci l’interpella pour le forcer à se retourner ; pour la première fois depuis des années, Bjørn hésita une seconde avant de s’exécuter, le bruit entêtant d’une rare colère bourdonnant dans ses oreilles. Ses lèvres restèrent hermétiquement closes mais son regard brûlait de la même fureur, l’aveuglant assez pour lui faire soutenir celui d’Harald avec impertinence.

« - Yggdrasil Saeros est déjà mort. Les Salinéens seront bien plus consolés d'une victoire sur le démon que d'une exécution sous la colère. Je vais l'écouter, et nous verrons bien ce qu'il adviendra. Œil pour œil, Bjergsen, mais ne finissons pas aveugles. »

*

Bien malin était celui qui pouvait prétendre si Bjørn avait été capable de comprendre le choix de son Roi ou, à défaut, de calmer sa propre insurrection. Harald lui-même, si prompt à lire entre les lignes de ses expressions, à deviner ses pensées les plus profondes et à anticiper ses mots avant même qu’il ne les formule, ne saurait percer ce tout nouveau masque de placidité renfermée dont le salinéen se paraît. Immobile aux côtés du trône le châtain fit discrètement craquer sa nuque lorsque le groupe d’impériaux pénétra sur la salle du trône, calmant son impatience pour mieux leur présentant une expression de mépris qui se retrouvait chez la plupart des salinéens présents dans la grande salle. La vérité, c’est que Bjørn refusait de se calmer et luttait puérilement contre le raisonnement du Roi qui, s’il l’avait laissé faire, aurait depuis longtemps atteint sa propre raison. La vérité, c’est qu’il avait peur de se calmer : dans son esprit débile cela s’amalgamait à une forme de pardon qu’il refusait d’offrir à ces partisans du démon, à ces traîtres qui vendaient leur amour-propre pour une once de pouvoir. Partagé, déchiré par ce conflit perpétuel Bjergsen luttait néanmoins contre la lassitude qui en découlait pour mieux tenir à la seule chose en laquelle il n’avait jamais douté ; du coin de l’œil il observa l’expression d’Harald pour mieux reporter son attention sur les intrus, un mince rictus déformant ses lèvres à la courbette de l’elfe pour mieux se perdre dans un silence contemplatif. Écouter, pour voir ce qu’il pourrait bien advenir.

Le jeune magicien se redressa très lentement et fixa ses yeux sur un point légèrement au dessus de la tête du Roi. Il ne souhaitait pas provoquer la colère de son hôte, et ignorait si fixer son regard de démon dans les yeux gris-clairs d'Harald serait considéré ou non comme une insulte.

La nuance non-dissimulée de dégoût  qui suintait des paroles du Roi ne lui avait pas échappé, et il devinait aisément quelle en était la cause. Pour des nationalistes quasiment xénophobes comme les Salinéens, un homme qui avait trahi son peuple était le pire des individus, un misérable cafard qui ne méritait rien d'autre qu'une prompte exécution par la calcination. Le magicien fut momentanément amusé par leur attitude si prévisible. L'espace d'un instant, l'ancien Saeros refit surface, et les coins de ses lèvres  faillirent se tordre en un sourire supérieur. Ce qu'il pouvait mépriser ce genre d'individus ! Qu'était ce donc qu'un peuple, pour commencer ? Une association de personnes défendant des intérêts communs, une culture commune ? Mais voyons, qu'est ce qui le forçait lui, Saeros Yggdrasil, à être rattaché à son peuple ? Parce que les elfes avaient des oreilles pointues et pas Aile-Ténébreuse, il était censé leur rester fidèle ? Quelle blague ! La vérité c'est qu'il n'avait jamais trahi personne, parce qu'il n'avait jamais accordé sa loyauté à quiconque d'autre que lui même ! Non, il avait beau se creuser la tête, il ne voyait vraiment pas quel prétendu "devoir moral" pouvait le pousser à assurer la protection de ses frères de race. Qu'ils se débrouillent seuls, tout comme lui avait été forcé de le faire ! Si ils n'en étaient pas capables, c'est qu'ils étaient faibles et qu'ils ne méritaient en conséquence rien d'autre que d'être détruits et réduits à néant. 

Mais il n'avait ni l'envie, ni la patience de faire comprendre son point de vue à ses hôtes. D'ailleurs, il n'était même pas là pour ça. Il ravala donc promptement les propos sarcastiques qui menaçaient de se déverser de son gosier, et son attitude resta celle d'un diplomate raisonnable et poli. Quand il ouvrit la bouche, ce fut d'une voix parfaitement calme, monocorde et impersonnelle, qu'il s'adressa à l'assemblée des Salinéens. 

- Aile-Ténébreuse mon maître vous présente ses respects, et salue la ténacité dont ont su faire preuve les soldats des Glaces durant le conflit qui les a récemment opposés à l'Empire.

Saeros ne semblait pas être particulièrement dérangé par le fait de rester debout au milieu de la salle de trône. Il ne transférait pas régulièrement son poids d'une jambe à l'autre, comme ont pourtant  l'habitude de le faire les gens qui restent un long moment debout. Au contraire, il restait droit comme un piquet, les yeux toujours fixés sur le point imaginaire au dessus de la tête du Roi. 

- Toutefois, si honorable que fut leur combat, l'Empereur estime que le sang des hommes de nos deux nations a assez coulé. Les Glaces sont lointaines, et le seigneur Aile-Ténébreuse doit s'occuper de problèmes plus pressants que celui que vous pourriez représenter. Je dis bien "pourriez", car un conflit entre nos deux contrées n'est pas inévitable. Le combat des rebelles n'a jamais été le votre, et c'est la sagesse qui guida votre esprit quand vous décidâtes, contrairement aux autres membres du Triumvirat, de ne pas envoyer vos troupes sur Terre. À quoi bon ? La seule chose qui vous préoccupe est la sécurité de votre peuple, et l'Empereur comprend parfaitement cela. Vous engager dans une guerre que, de notre côté, nous ne désirons en aucun cas provoquer, ne fera que remettre inutilement en cause cette sûreté.

Saeros s'arrêta une minute, comme pour reprendre son souffle. Aucune chaleur ne transparaissait des paroles qu'il venait de prononcer, pas la moindre once de conviction. Elles étaient toutefois l'expression de réalités simples et sincères, et ne semblaient pas travestir la réalité de la situation géo-politique de Terra à l'heure actuelle. 

- Si les Glaces ne cherchent pas à nuire à l'Empire, l'Empire ne cherchera pas à nuire aux Glaces, et nos deux nations resteront en paix jusqu'à ce que le Soleil se lève à l'ouest pour se coucher à l'est, que la Terre s'effondre sur elle même, ou que les Cerfs aux sabots légers commencent à paître dans les nuages. Ne vous êtes vous pas déjà engagés sur cette voie, Nobles Salinéens, quand vous avez choisi de ne pas intervenir directement dans le conflit opposant les rebelles à l'Empire ? Ce que nous désirerions à présent, c'est que l'ensemble des Glaces adopte cette juste politique, et que les deux plus grandes puissances de ce monde ne s'entre-déchirent pas pour le plus grand malheur des peuples Terra.

Saeros se fichait éperdument du destin des peuples de Terra. Il était cependant vrai, après tout, que la guerre ne pouvait rien leur apporter de bon. En ce sens, il n'avait pas vraiment menti. 

- Ce que l'empereur désire est donc que vous parveniez à… convaincre les autres membres du Triumvirat d'adopter cette sage attitude de neutralité, pour que nous puissions vivre en parfaite harmonie les uns avec les autres

Quand il en eut terminé, il se redressa légèrement et garda la tête bien droite, refusant obstinément de prêter attention à l'hostilité des Salinéens qui les encerclaient. Un imposant guerrier aux cheveux châtains qui se tenait à proximité du trône capta cependant son attention. Bien qu'il fasse de gros efforts pour le dissimuler, l'homme semblait furieux, et si les regards avaient le pouvoir de tuer, alors le Conseiller Noir serait sûrement déjà mort à l'heure qu'il était. Quand les yeux de Saeros se posèrent sur les prunelles remplies de haine du guerrier, il se sentit tout à coup soulagé d'avoir une créature aussi puissante que Zaïthan à ses côtés. Le magicien contempla encore un petit instant cet homme couvert de cicatrices, puis reporta son attention sur le trône et l'homme qui siégeait dessus, attendant patiemment sa réponse.

Le conseiller noir avait ce don si particulier des diplomates de passer pour des imbéciles ou des ignorants, quand bien même ils étaient eux-mêmes persuadés de l'incohérence de leurs propos ou de leurs mensonges. A l'écouter, Aile Ténébreuse était un souverain préoccupé par le sort des siens, et sous le fardeau d'une conscience à l’égare des vies qu'il sacrifiait. Qui avait vu la noirceur de l'âme qui habitait le démon ne pouvait que s'offusquer de pareilles foutaises ; leur ennemi avait soif de destruction et si plaisir il avait, c'était bien celui que lui procurait la vue du sang. Impassible roc perché sur un trône occupé depuis un millénaire par la même dynastie, Harald avait plongé tout son dédain dans les pupilles évasives de son interlocuteur, laqué d'une puissance qui le dépassait et le consumerait à la moindre incartade. S'il avait suivi les raisonnements et les coutumes de ses ancêtres, Harald aurait fait pendre au bout de chaînes chacun des hommes du conseiller, et aurait mit sur la pointe d'une pique sa tête si savamment remplie. Mais, et qu'Olraf Örmaghaden lui-même lui pardonne ses pensées, aucun Roi salinéen n'avait eu à combattre un ennemi aussi puissant et malsain qu'Aile Ténébreuse. Saeros Yggdrasil, cet Elfe tout ce qu'il y avait de plus coupable aux yeux d'un salinéen, n'avait pas été envoyé par hasard. Si l'empereur démoniaque était aussi renseigné que ses victoires le laissaient deviner, ce dernier avait dû vite conclure ce qu'il adviendrait d'un de ses sbires s'il l'envoyait parlementer avec le roi de Saline. La seule tension de Bjergsen, palpable à des mètres pour qui savait sentir ces choses-là, témoignait bien de l'incroyable miracle que représentait la survie, jusqu'ici, des étrangers impérialistes.

« Si vous pensiez être en territoire neutre, vous êtes bien plus stupide que vous ne le laissez paraître. »

En effet, Saline ne s'était jamais proclamée neutre. Le refus de Harald d'envoyer des troupes en Terre avait toujours relevé de la stratégie, et il suffisait de voir quel échec avait été celui de Galaad pour comprendre que les salinéens auraient subi le même massacre que leurs alliés s'ils avaient suivi Issendra.

« Vous êtes à Cardrak, conseiller. »

Après trente années de règne à Cardrak, les gardes royaux avaient appris à lire les moindres signes de Harald. Il suffit de quelques notes de ses doigts sur le tableau qui s'étalait sous yeux pour que les salinéens présents prennent en otage sous leurs armes les gorges des impériaux accompagnant le conseiller noir. Il suffisait d'un ordre, et une vingtaine de gorges déverseraient leur sang impur sur le dallage et la pierre déjà imprégnés de plus crasses exécutions de l'histoire des Glaces.
Subtilement, du dos de sa main, Harald balaya l'assemblée des ennemis soumis, donnant l'ordre qu'on les emmène à l'extérieur, où les attendaient la morsure du sud et le vide mortel des falaises qui entouraient le château. Le groupe des otages se divisa en deux, l'un sortit par la droite, l'autre par la gauche. A présent, il ne restait plus que le conseiller noir pour témoigner de la présence des impériaux, son acolyte aux cicatrices se trouvant à l'extérieur, lui aussi.

« Je ne vous ai pas fait venir pour écouter vos histoires, mais pour faire passer un message. »

Sur ce, Harald se leva de son siège, descendant les marches qui le séparait de l'elfe, marquant de plus en plus le contraste de leurs silhouettes. La frêle stature du conseiller n'aurait été qu'une brindille entre les bras du souverain, sa vie était sienne désormais. Baissant ses yeux sur son visage famélique, il tira de ses prunelles obscures l'essence nécessaire à sa mission.

« Je veux que les fils et filles de Terra, du Volcan d'Enid aux Montagnes Noires, des plaines mystiques à Volcania, sachent qu'ils trouveront refuge à Cardrak. Que les enfants de notre monde, craintifs de cette vermine que vous servez, nous rejoignent pour devenir des hommes et des femmes libres. Qu'ils trouveront en notre cité un foyer, et une promesse; nous rendrons leurs terres et leur honneur aux peuples bafoués. »

Harald ne l'avait pas hurlé, mais l'avait dit assez fort pour que toute la salle entende le discours. A un mètre à peine de distance de Saeros, il tendait son bras vers sa poitrine, lui plaquant contre sa tunique sa main. Entre les doigts ornés de bagues du géant salinéen, un étui de cuir, dont dépassait un parchemin dont les quelques lignes apparentes trahissaient une écriture élégante, et les quelques mots qui venaient d'être prononcés.

Saeros ne fit aucune attention à l'étui que plaquait le roi contre sa tunique. Il se tourna légèrement vers l'arrière et jeta un coup d'œil dans la direction de la grande porte par laquelle venaient de sortir Zaïthan et ses gardes. Une expression d'agacement passa fugitivement sur ses traits.

- Vous venez de faire une grossière erreur.

Il baissa sa tête vers l'étui et le papier qui en dépassait. 

- Vous pensez pouvoir menacer des émissaires impériaux ? Vous pensez pouvoir me donner des ordres ? Une seule créature sur Terra possède une telle autorité… et elle ne partage pas ce pouvoir. Je suis venu ici pour vous délivrer un Ultimatum, pas pour transmettre aux… peuples de Terra, un quelconque message de liberté et d'espoir. Vous pensez que ces moutons ont le pouvoir de nous renverser ? Ôtez vous cette idée de l'esprit ! Ils sont aussi impuissants que des animaux. Si vous désirez connaître une image de leur avenir, visualisez une botte piétinant un visage humain… pour l'éternité.

Sans se départir de son ton froid et impersonnel, les propos de l'Elfe s'étaient faits nettement plus agressifs, et une pointe de mépris commençait à percer dans sa voix. 

- Je vous ai donné une chance de gagner un peu de temps avant que le Seigneur Aile-Ténébreuse ne se soit décidé à s'occuper de vous. Ceci n'est pas une proposition négociable. Si vous ne vous rangez pas tout de suite au rang des nations neutres, ce sera la guerre, et elle pourrait survenir bien plus tôt que vous ne le pensez.

Le magicien tendit lentement la main et saisit le papier qui dépassait de son étui.   

- La guerre, Roi Harald, réfléchissez un peu à ce que cela représente. Que vous gagnez ou non, ce conflit sera long, meurtrier, et coûteux. Est-ce vraiment un pays en ruine que vous désirez transmettre à vos enfants ? Posez vous simplement la question : « Est-ce que cela en vaut véritablement la peine ? » La réponse devrait vous apparaître rapidement, éclatante comme le soleil à son zénith.

Avec une lenteur délibérée, Saeros froissa le papier et le laissa tomber par terre.

- À partir de cet instant, deux choix s'offrent à vous. Refuser ma généreuse proposition et demander à vos gardes de me capturer, de me torturer, puis de m'exécuter… ou alors accepter. La paix régnera sur votre royaume, et la prospérité continuera de favoriser votre peuple.


Une courte pause

- Il y a en revanche une chose qui ne se produira pas. Qui n'a pas la moindre chance de se produire. Je ne transmettrai pas votre message aux peuples du continent,  aux " fils et filles de Terra, du Volcan d'Enid aux Montagnes Noires ". Jamais. Quand bien même vous me le graveriez sur le front, je préfèrerais m'arracher la peau plutôt que de voir une telle chose imprimée sur mon visage. D'ailleurs, même si vous parveniez miraculeusement à annihiler ma volonté, l'empereur me tuerait plutôt que de voir l'un de ses conseillers propager de tels propos.

Le magicien observa distraitement l'étui de cuir vide qui était toujours fermement maintenu en place contre sa poitrine par la main massive du Roi. 

- Je vous donne une dernière chance de faire ce qui est le mieux pour votre peuple. Réfléchissez bien, car il n'y aura pas de troisième main tendue. Seulement le poing menaçant de la guerre et l'odeur métallique du sang.

Enfin le masque tombait. Le conseiller noir avait choisi de troquer ses pathétiques courbettes pour des menaces d'une inutilité plus grande encore. Apparemment, la réputation des souverains de Cardrak n'avait pas encore atteint les oreilles bouchées, il ne pouvait en être autrement, des traitres tels que Saeros Yggdrasil. Tout son discours, un mélange de menaces bonnes pour les elfes et à mille lieux de pouvoir faire sourciller un salinéen, ne sembla jamais s'interrompre, et ce fut avec une patience hors du commun qu'Harald, à un mètre de son ennemi à peine et l'un de ses poings collé à son torse, écouta jusqu'à la fin. Le venin du serpent ne l'atteignait pas. Avec une impassibilité digne des murailles de sa cité, il déposa ses yeux gris dans ceux du félon, ne bougeant pas d'un pouce lorsque le papier froissé tomba à ses pieds. Ce qu'avait pris Harald pour de la stupidité feintée chez Saeros s'était révélé être une réelle ignorance du monde dans lequel il venait d'entrer, à tel point qu'il semblait certain de toute son âme, ce qu'il en restait, de pouvoir convaincre le souverain salinéen en lui faisant miroiter la possibilité d'une trève qui pourrait lui apporter prospérité et sécurité.

Cardrak était bravoure, Cardrak était insoumission, Cardrak était violence. S'il était une honte et une promesse d'errance éternelle pour un fils de la cité millénaire, c'était bien l'abandon. Que de contes et de légendes, faits avérés d'autrefois et vénérés, résonnaient dans l'Histoire de la capitale salinéenne, pour autant de drames et de portraits détestables. Ceux qui avaient préféré une vie de regrets et de peur pour éviter l'instant salutaire d'une mort parfois violente étaient des âmes dévouées au dédain de tous et interdites de repos. Si Cardrak tenait encore depuis six mille ans, c'était parce que ses enfants n'avaient jamais craint de sombrer au plus profond des abysses, qu'elles étaient celles de leurs peurs ou celles de l'océan sur lequel ils combattaient encore. Quand Harald posait les yeus sur l'horizon, les vagues et l'écume de l'océan dansant sous son regard n'avaient pas les mêmes reflets bleu nuit que pour les autres ; un réel fils de Cardrak voyait une mer de sang, et la lune miroitée sur sa surface furieuse étaitpour lui un soleil brillant de promesses. Cette vision échappait bien trop souvent aux étrangers, et, en cette matinée de Kelrenn, on pouvait y voir un signe des ancêtres, le conseiller noir avait manqué de discernement. Coeur et esprit corrompu par les ténèbres de son maître démoniaque, il était aveugle dans un monde de lumière.

La main plaquée contre le torse de l'elfe relâcha l'étui de cuir qui roula plus loin, et d'un mouvement brusque vint saisir le conseiller par le col. Tenant presque en l'air l'étranger tant il lui semblait léger, Harald sortit son épée de son fourreau et, sans un bruit d'effort ni aucune exclamation, amorça un mouvement de son bras droit, promettant à l'elfe un trépas plus rapide qu'il ne le méritait.

La lame s'abattit sur le corps du pauvre Conseiller. Mais nulle goutte de sang n'eut le temps de tâcher le sol du palais du dirigeant de Saline. Lorsque l'épée trancha la chair de l'elfe, ce dernier s'illumina d'une lumière aveuglante, et explosa dans le seconde qui suivit. Un leurre, un clone piégé créé par le Conseiller Noir envoya voler le roi sur plusieurs mètres en arrière. La déflagration n'épargna pas l'humain, qui vit son visage -et plus largement toutes les parties de son corps non protégées par son armure- marqué de nombreuses brûlures. Le poignet qui agrippait le col de son adversaire fut brisé, et les plaques de son armure furent enfoncées dans son corps, lui provoquant une vive douleur au thorax. Les parties les plus résistantes et mobiles de son armure purent quant à elle le protéger efficacement, alors que tout les vêtements fait de tissu furent réduit en lambeau.

La lumière dégagée lors de l'explosion aveugla l'espace de quelques secondes l'assemblée, avant que tous ne remarque leur roi, allongé sur le sol, encore inconscient.

Peut-être qu’il n’aurait pas dû lui faire confiance, peut-être qu’il aurait dû faire en sorte de se faire écouter plus attentivement : ils n’étaient pas de confiance, aucuns d’entre eux. Ils ne jouaient pas les mêmes règles que ces hommes fiers à l’honneur exacerbé, ils ne vivaient pas le même Monde que tous ces résistants qui préféraient mourir que d’accorder une part de leur existence par peur ou convention. Bjørn n’y songea qu’une seconde, une seule seconde alors que la lumière l’éblouissait et que la chaleur soudaine lui forçait à esquisser un mouvement de recul. L’explosion pétaradait encore dans ses oreilles et son cœur battait violemment ses tempes alors qu’il réalisait l’ampleur de la situation : Harald avait beau être le meilleur Roi que Cardrak n’avait jamais connu – ou alors depuis bien trop longtemps – il avait eu tort d’accorder du crédit au conseiller noir et c’était en grande partie de sa propre faute. À défaut de lui ouvrir les yeux sur cette triste vérité, c’était à lui de prendre les risques à sa place. Ç’aurait été à lui d’emmagasiner la déflagration. Alors que tout le monde prenait peu à peu conscience de ce qu’il venait de se passer, Bjørn fit vivement volte-face pour poser un regard inquiet sur le corps inconscient de son Roi ; une simple œillade néanmoins suffit à lui faire évaluer la gravité de la situation et rassuré quant à la teneur relativement mineure des plaies, le barbare sut alors qu’il devait réagir et surtout agir rapidement car il était désormais la personne la mieux placée pour cela. Dégainant son labrys jusque là sagement rangé dans son dos d’un mouvement de bras, Bjergsen commença à prendre la direction des portes par lesquelles on avait fait sortir le reste de la troupe, le visage fermé et le regard dur ; si une rage instable y brûlait auparavant, on pouvait désormais y lire une colère froide, plus dangereuse encore que toutes les fureurs impulsives du salinéen.

« - Tuez-les. lança-t-il de sa voix puissante par-dessus son épaule, s’exprimant en salinéen comme si telle était l’idiome nécessaire à cette sentence irrévocable. Tuez-les tous. rajouta-t-il en un grondement plus sourd, aveuglé par cet affront qui commençait à se muer en affaire personnelle, blessant son ego dans ce qu’il considérait comme un manquement à son devoir. »
Le mouvement se mettait en marche tout autour de lui, les armes et armures cliquetant au rythme de l’exécution de ses ordres et Bjørn, désormais certain que ses pairs savaient quelle était la marche à suivre, arracha son regard des grandes portes menant sur l’extérieur pour tendre le bras vers la première personne qui se glissa au milieu de son champ visuel, pointant la pointe de son arme en direction de son buste pour l’interrompre dans son mouvement.
« - Je veux un médecin ici dans trente secondes. l’ordre était sèchement sous-entendu mais l’interpellé hocha la tête pour acquiescer, disparaissant en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire alors que, déjà, les conseillers qui se tenaient jusqu’ici dans un coin de la pièce s’étaient précipités auprès du Roi. »
Et quand bien Harald siégeait tout en haut de sa liste de priorités, Bjørn savait que ce n’était plus de son ressort. Saisissant la poignée de sa main libre, le bruit que la porte produit en claquant contre les murs sombres du château résonna encore longtemps derrière lui, symbolisant le ‘exécution’ qu’il n’avait pas prononcé mais que chacun semblait avoir entendu. Brièvement, alors qu’il défilait dans les couloirs pour rejoindre les otages alignés dans la cour, une ombre passa devant la fenêtre, assombrissant davantage encore son visage ; Bjergsen n’en pensa rien de plus qu’un des habituels temps orageux qui savait si bien alourdir le ciel de Cardrak et s’en voudra encore bien des années durant de ne pas avoir donné l’alerte à ce moment-là s’il avait seulement pris le temps de regarder à travers une meurtrière.

Il fut le premier à sortir dans la cour et par-là même le premier à s’étonner du spectacle absurde qu’on lui présentait alors. S’immobilisant une seconde en haut des marches, il jeta d’abord un regard atterré à trois gardes qui semblaient complètement paumés, tremblant d’un mal qu’il ignorait ; ensuite, ses yeux se portèrent sur trois autres, dont les cris ne percèrent pas immédiatement son ouïe encore sifflante de l’explosion dont il avait été un peu plus tôt victime ; finalement, levant les yeux vers le ciel, son souffle se bloqua dans sa poitrine.
‘Viimer Skygge’ – ‘Conseiller’ – ‘Fuite’
Bjørn n’avait pas besoin d’en entendre davantage ; Bjørn refusait d’en entendre davantage. À sa droite se trouvait un prisonnier encore aligné contre les murs du château et le salinéen n’eut qu’un mouvement de bras à esquisser pour faire rouler sa tête, sans détacher une seule seconde ses yeux de la silhouette sombre déjà bien trop loin dans le ciel. Le massacre fut sanglant, sans aucunes chances de survie pour qui que ce soit et Bjergsen n’eut aucune hésitation, aucun remord. Le seul moment où il ouvrit la bouche fut pour ordonner à un groupuscule de garde d’aller fouiller le navire sur lequel le duo était arrivé de fond en comble et d’y tuer tous ceux qu’ils croiseraient, sans exceptions. Il n’en retira rien : ni gloire, ni satisfaction, ni soulagement. Pour la première fois se mettait à couler dans ses veines un poison acide et il surprit ses mains à trembler, sa tête à tourner, ses pensées à se désorganiser. Aveuglé par sa fureur, lui qui mettait un point d’honneur à ne jamais ressembler à ces êtres qu’il combattait, il tortura l’homme le plus terrorisé qu’il put trouver en laissant le poids de son labrys qu’il tenait du bout du manche dévorer peu à peu la chair de ses membres, d’abord ses jambes, puis ses bras, pour lui extorquer le nom de la créature qu’ils appelaient depuis bien trop longtemps par un patronyme qui le glorifiait.

Alors, debout au milieu de la cour ensanglantée, encadré par tous ces cadavres, Bjørn resta un long moment les yeux levés vers le ciel nuageux, la vision troublée d’une impatience qu’il ne saurait plus contenir très longtemps : Cardrak d’abord, ensuite le reste. Si Harald avait fait l’erreur de lui accorder une entrevue, Saeros venait de réveiller les fils de Saline : à bien des égards, l’inconscience de l’un comme l’autre venait de mettre en marche une machine qui dépassait encore le salinéen.
Le froid mordit sa peau longtemps avant que l’on ne s’éclaircisse la gorge dans son dos pour l’interpeller ; s’il ne réagit pas, l’inopportune l’informa d’une voix hésitante que le ‘Kejsare s’est réveillé’ et Bjergsen tourna les talons, passant aux côtés de la jeune femme sans un mot.

Spoiler:

Saeros émit un claquement de langue mécontent et rouvrit brutalement les yeux. Il avait perdu la connexion avec son clone au moment précis ou la lame du Roi s'était abattu sur sa gorge. Il attendit une seconde en silence. Un instant plus tard, une explosion fit trembler les vitres du palais et des cris de surprise retentirent à l'intérieur.

- Et bien... j'imagine que cela clôture les négociations, murmura lentement le jeune elfe.

On ne pouvait pas dire qu'il soit satisfait du résultat. Oh, bien sûr, il était quasiment évident que toute cette affaire allait se terminer ainsi depuis le début, mais il avait malgré tout espéré pouvoir convaincre le Roi d'accepter son offre. Connaissant le caractère Salinéen, il avait eu conscience de clore les chances d'aboutissement de sa mission au moment où il avait prononcé le mot "Ultimatum". Non…  les chances de trouver un compromis s'étaient éteintes encore avant cela, quand le Roi Harald avait pris en otage ses gardes et lui avait donné l'ordre de transmettre son ridicule message. Personne, personne, ne pouvait ainsi menacer des émissaires impériaux sans en subir les immédiates conséquences… Que ce soit un quelconque paysan des plaines ou le Roi de Saline en personne. 

Saeros émergea brutalement de ses réflexions quand une énorme patte écailleuse le saisit brusquement entre ses griffes. Le moindre souffle d'air fut éjecté de ses poumons et il fut incapable de réfléchir clairement pendant plusieurs minutes. En un sens, cela le soulagea. C'était reposant, parfois, de ne plus avoir à penser, de pouvoir simplement se laisser ballotter comme une poupée de chiffon entre les mains de quelqu'un d'autre.

Zaïthan volait vite, et le vent giflait le visage de l'elfe avec une telle force qu'il n'arrivait même plus à respirer correctement. Les griffes du dragon qui contractaient sporadiquement sa cage thoracique ne faisaient d'ailleurs rien pour améliorer sa situation. Sa vision commença à se brouiller et des étincelles dansèrent devant ses yeux. La fatigue d'avoir si longtemps maintenu son clone actif se fit soudain sentir et ses paupières se firent trop lourdes pour qu'il puisse plus longtemps les garder ouvertes. 

Avec un délicieux abandon, oublieux des projectiles de balistes qui sifflaient à seulement quelques mètres de sa personne, il se laissa sombrer dans l'inconscience.