Messaline avait depuis quelques temps prit ses quartiers dans les ports du nord des plaines, baignés par les eaux claires de la grande mer dont les courants charriaient des eaux chaudes et des navires aux cales chargées de richesses et de marins désoeuvrés. Bien sûr, cela n'avait pas le prestige des belles cités qu'elle avait connues mais il y avait là une animation sans cesse renouvelée, tant de vie, de choses à voir, à faire et à tenter qu'elle ne se lassait jamais de parcourir les quais bruyants de ces cités maritimes envahies d'étrangers de tous horizons. Ce matin là, elle déambulait tranquillement sur le port, environnée de ses voiles et de ses beaux atours de putain flamboyante, avec cette allure indolente d'impératrice dévoyée qu'elle affectait souvent et qui ne manquait jamais d'attirer l'oeil. Elle ne cherchait pas particulièrement à trouver des clients, pas à cette heure du jour où il y avait encore tant à faire avant d'aller dépenser son pécule dans les tavernes; elle restait toutefois à l'affût, des fois qu'elle tombe pas hasard sur un beau parti, l'état de ses finances ne lui permettant guère de faire la fine bouche quand une bonne occasion se présentait.

D'un geste souple et discret, elle déroba un beau fruit mûr dans le panier d'un marchand affairé, et s'en fut de son pas tranquille se repaître tranquillement de son butin tout en marchant. Le jour était clair, et le vent frais soufflait de la mer en gonflant les voiles des navires à quai; beaucoup de commerçants, beaucoup de soldats, aussi. Elle s'en accomodait comme tout un chacun, et veillait toujours à ne pas tomber dans les ennuis.

Portant le fruit à sa bouche, elle releva les yeux un instant, et son regard rencontra celui d'un grand homme au visage balafré qui se détourna aussitôt d'elle, comme s'il était gêné. Sans doute l'avait-il déjà observée depuis un moment déjà, mais ce geste de pudeur soudain amusa la jeune femme qui, l'air de rien, continua à avancer vers lui. Messaline s'amusait beaucoup de la culpabilité que semblaient ressentir certains à l'idée de la convoiter, comme s'ils se reprochaient des pensées impures rien qu'à la regarder.
Elle eut un sourire fugace et croqua dans le fruit, feignant de ne plus prêter attention à l'inconnu, poursuivant sa promenade en ignorant avec superbe ceux qui n'avaient pas les mêmes scrupules que lui à l'observer sans détours. Tranquille et trompeuse comme une chatte en maraude, elle s'avançait toujours, veillant à rester dans son champ de vision, jetant parfois un coup d'oeil dans sa direction, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus ignorer sa présence. Toutefois, elle faisait comme si cela ne lui importait peu, mais en vérité elle avait envie de se jouer de lui comme elle se jouait de tous les autres, juste pour voir où tout cela pourrait aller.

Il était clair que l'inconnu n'avait guère envie d'attirer l'attention de Messaline sur lui, ce qui n'était pas le cas d'autres qui, la voyant ne pas leur prêter la moindre attention, s'enhardissaient parfois dans des éclats de voix qu'elle ignorait avec superbe. Elle passa près de l'homme dans un bruissement de voiles et de bijoux, laissant derrière elle le vestige d'une odeur de tubéreuse et de poivre et lui tourna le dos tandis qu'elle entendait ses paroles, une simple question polie, rien de plus. Il n'était manifestement pas très doué pour aborder les dames, mais il avait eu au moins le mérite d'essayer, et de manière déjà plus élégante que ceux qui s'étaient permis de l'interpeller sur sa route.
La jeune femme prit soin de laisser passer un silence et puis s'arrêta à quelques pas de lui et se retourna, l'air vaguement amusée. Ses yeux bruns semblaient le jauger, à présent qu'elle était plus proche de lui, et on y devinait l'ombre d'un sourire insolent tandis qu'elle le détaillait sans gêne. Il avait tout de ces mercenaires que l'on croisait si souvent, de passage ça et là en quête d'aventure et d'argent, de ceux qui hantaient les tavernes et les quais du port et qui formaient une clientèle plutôt intéressante pour Messaline. Plutôt imposant, la mine ombrageuse et le regard fier, il n'était pas plus désagréable à regarder que les autres gens de sa sorte, et il y avait au fond de son regard une lueur d'intelligence vive qui éclairait avantageusement sa physionomie plutôt rude.

-Est-ce là tout ce que vous avez trouvé pour attirer mon attention? Répliqua-elle alors que l'amorce d'un sourire moqueur étirait le coin de ses lèvres.

Elle fit un pas vers lui, détachant du bout des doigts un peu de la chair du fruit qu'elle tenait, ses yeux sombres le fixant toujours à la dérobée derrière le rideau frémissant de ses longs cils.

-Je vous accorde toutefois que vous l'avez fait bien plus poliment que la plupart des gens, il faut le reconnaître.

Ses lourdes paupières fardées se soulèverent lentement quand elle le fixa dans les yeux. Même s'il faisait pour l'heure preuve de bien plus de politesse que la moyenne, elle ne se faisait aucune illusion à son propos, pas plus qu'elle ne s'en faisait à propos de tous les autres et comme toujours feignait de se montrer aussi sincère que pouvait le paraître une demoiselle de sa sorte, embusquée derrière ses faux-semblants.

-Pour vous répondre, je viens de Feu.

A sa manière de se vêtir et de parler, cela devenait évident. Elle n'était pas d'ici et ne s'en cachait pas.

Messaline porta à sa bouche un morceau du fruit en le jaugeant du regard, sans se départir de son sourire. Il ne se démontait pas, c'était une bonne chose, le signe que ce pourrait être bien plus intéressant qu'on aurait pu le croire au premier abord. Elle haussa légèrement un sourcil et l'observa en silence pendant un moment, le laissant discourir à sa guise.

-Je vois, dit-elle en essuyant ses lèvres d'un geste du pouce.

Elle aurait bien ri si elle avait eu ne serait-ce qu'un aperçu des pensées de l'étranger, à cet instant. Elle se fichait bien de ce qu'il était advenu des siens après son départ. La richesse et la noblesse des Azalaiah étaient les meilleurs passeports pour la survie, fut-ce face aux armées d'Aile Ténébreuse. Et puis, même si leur demeure avait été réduite en cendres, cela ne lui tirerait pas des larmes.

-Accomplir son but, mmh? Et quel était-il me concernant, messire? Lança-elle avec une pointe d'insolence et ce même petit sourire de chat sur son joli visage.

Elle se doutait déjà de la réponse, mais elle adorait voir les hommes dans leurs petits souliers quand ils devaient avouer franchement les choses. Certains y parvenaient, avec plus ou moins d'élégance, mais les autres faisaient en général le choix de la lâcheté, ce qui la faisait toujours beaucoup rire. Tourmenter son prochain était un de ses loisirs préférés lorsqu'elle était désoeuvrée.

Messaline leva les yeux au ciel avec un soupçon de lassitude quand elle le vit se décomposer à ses paroles. Elle avait manifestement prononcé le mot de trop... Mais il se reprit bien vite et lorsqu'il lui expliqua le fond de sa pensée, elle ne put retenir un rire incrédule, et posa une main sur son épaule dans un geste faussement compatissant.

-Que vous soyez baron ou grand seigneur, je doute que vous soyez jamais assez riche pour vous permettre de m'acheter, dit-elle d'une voix très douce.

Elle se pencha vers lui et baissa la voix avec un petit sourire en coin.

-Je suis bien au-dessus de vos moyens, croyez-moi, chuchota-elle avec un clin d'oeil.

La belle se redressa, et exécuta une courbette compliquée, saluant à la manière des gens de Feu. ça n'était pas parce que le personnage ne lui inspirait plus grande sympathie que cela la dispensait de se montrer polie, après tout. Quant à sa proposition d'aller hors de la ville... Pas question. Même s'il ne semblait pas menaçant, elle s'avait d'expérience que de s'éloigner dans un endroit peu fréquenté en compagnie d'un inconnu était rarement une très bonne idée. Pour le moment, mieux valait s'en tenir à un endroit où elle pourrait fuir et se fondre dans la foule sans difficultés en cas de pépin.

-Mon nom est Messaline, répondit-elle en se redressant, rajustant le col de sa robe légère qui retombait de manière trop insistante sur sa poitrine.

Elle observa un instant les environs et eut un petit haussement d'épaules.

-Restons sur le port, il y a ici bien plus de choses à voir qu'à l'extérieur, ne trouvez-vous pas?

Il serait bien plus facile de mettre les voiles ici, quand elle s'en serait lassé. Mais pour le moment, elle n'avait rien de mieux à faire et qui sait, elle pourrait peut-être tirer quelque chose de lui.

Messaline éclata d'un rire vif quand elle entendit la réponse d'Haestrom. Elle ne s'attendait pas à une réponse pareille, et il venait soudain de remonter dans son estime malgré le fait qu'il la considérât manifestement comme une pouilleuse, chose qu'elle se devait de corriger au plus vite.

-Une pauvre roturière, vraiment? Ah, mon ami, sachez donc que la moitié de mon sang vaut au moins celui de dix de vos ancêtres, aussi valeureux qu'ils aient été. Seulement la moitié, j'en conviens, car pour ce qui est de savoir quel mal peut apporter la naissance d'un bâtard dans une maisonnée, j'en sais quelque chose...

Elle s'inclina profondément et de manière assez théâtrale. Elle adorait plus tout au monde choquer les bonnes âmes par sa vie dévoyée et sa naissance souillée. La moitié de son sang, oui, seulement la moitié, celui que lui avait légué sa mère et qui s'était mêlé dans ses veines à celui d'un inconnu.

-Vous avez devant vous un digne exemple d'une fille tout ce qu'il y a de plus bâtarde, dit-elle comme on déclare fièrement un titre.

Se redressant, elle lui lança un sourire adorable, mais dans ses yeux gisait comme une menace, diffuse, une incandescence soudaine qui enflammait ses pupilles.

-Roturière peut-être, qui sait, j'ignore tout de mon père, mais je ne vous permettrai pas d'insulter la moitié de mon sang de la sorte, cher presque-baron.

Sa souillure, sa bâtardise, elle les portait en étendard, pour que cela ne serve plus jamais d'arme contre elle. Le reste du monde ne lui pardonnerait ni sa naissance, ni son existence, alors autant faire une fierté du peu d'identité qu'on lui avait laissée. Elle avait toujours grandi dans les marges, entre deux mondes, et poursuivait ainsi sa route, des tavernes les plus infâmes aux couches de soie des puissants et de tous ceux qui pouvaient débourser assez pour ses beaux yeux. Pas de doute, elle avait affaire à un noble, elle reconnaissait sans peine cette arrogance qu'ils avaient tous, celle de leur titre, de leur rang et de la gloire d'une lignée.

-Vous avez une haute opinion de vous-mêmes, dit-elle en lui prenant doucement le bras pour l'entraîner avec elle le long du quai. Et vous êtes prudent, quant aux fâcheuses conséquences de coucheries vagabondes. Cela ne vous rend guère intéressant pour mon commerce, j'en conviens, mais c'est tout à votre honneur.

Elle se serra un peu plus contre lui, observant le grand navire qui abordait lentement la rade et soulevait sur ses flancs de hautes vagues couronnées d'écume. Ce faisant, elle baissa la voix pour lui chuchoter à l'oreille:

-Pour ce qui est de cela, il ne tient qu'à vous de le vérifier... Mais comme je vous le disais, messire Haestrom, je suis bien trop chère pour vous.

Messaline leva les yeux au ciel avec un petit sourire.

-Ah, l'éducation que l'on donne aux enfants nobles est d'un ennui... Grâce aux Dieux, j'ai pu y échapper.

Pas tant que cela, à bien l'observer: dans sa manière de parler, de se tenir, on distinguait tout de même les traces d'une certaine instruction, et toute sa gestuelle était celle d'une jeune femme de bonne famille et non d'une simple fille du peuple. Messaline avait toujours eu un certain talent pour imiter les manières des autres et avait parfaitement assimilé le comportement qu'on était en droit d'attendre d'une personne issue de la haute noblesse comme l'était la famille de sa mère et de son père adoptif.

Elle eut un petit rire et lui décocha un sourire malin tandis qu'il complimentait sa façon de mener son commerce.

-Voilà un éloge que j'apprécie, fut-ce venant de quelqu'un qui ne semble pas se prêter au jeu.

Ah, ça, pour ce qui était d'atteindre son but quoi qu'il arrive, on pouvait dire sans exagération que Messaline ne rencontrait jamais que peu d'obstacles et renonçait encore moins. Il y avait en elle un entêtement qui n'avait réellement cédé que devant les vissicitudes des maux dont elle souffrait, et ses caprices faisaient loi, pour elle.
Elle sourit encore, d'une expression soudain plus amère, à ses paroles. Ne jamais oublier qui l'on est, à ce qu'on dit. Le reste du monde ne l'oublie jamais, lui, et ne se prive jamais de le rappeler. Partout dans le regard des gens elle voyait son reflet, bâtarde et fille de putain, et même s'ils se taisaient, elle savait quelles étaient leurs pensées au fond d'eux. Et pour ne plus jamais en souffrir, elle avait endossé ce rôle qui lui allait comme un gant, avait fait siennes les armes de ses ennemis.

Messaline haussa un sourcil quand Haestrom se pencha à son oreille alors qu'ils arrivaient près du navire en train d'accoster. Il était plus malin qu'il n'en avait l'air, tout compte fait, et de toute manière elle n'avait rien de mieux à faire ce matin-là.

-Et bien, pourquoi pas? Il se peut que j'y retrouve quelques connaissances, allez savoir?

Elle sourit en levant les yeux vers les huniers et les voiles qui battaient dans le vent du large, dans la forêts de mâts où les marins s'affairaient à des hauteurs vertigineuses.

-Et même sans cela, la compagnie d'une dame de ma sorte peut être un précieux sésame.

Messaline eut un mouvement de recul, surprise par le choc soudain et le fracas du bois brisé. Elle se reprit bien vite et observa avec intérêt l'agitation qui gagnait le navire, qui ressemblait soudain à une fourmilière affolée. Un fin petit sourire lui vint quand elle entendit les paroles d'Haestrom et elle lui lança un regard amusé.

-Vraiment? Nul besoin de faire des taches sur le pont, la diplomatie peut régler plus de choses encore que la violence, et c'est tellement plus reposant...

Elle baissa la voix, lui chuchotant à l'oreille:

-Laissez moi faire, et regardez bien.

Et puis, elle se retourna juste au moment où le capitaine qui était jusque là occupé à lancer des ordres aux marins, se dirigeait vers eux d'un air furieux. Messaline l'intercepta alors qu'il allait s'adresser à Haestrom, et lui prit délicatement le bras avec l'un de ses charmants sourire de céleste entourloupeuse pour se pencher légèrement vers lui. Le bruit ambiant couvrit sa voix, si bien que personne d'autre qu'eux ne put entendre ce qui se disait. La main de la jeune femme s'était posée sur l'épaule du marin, et elle ne le quitta pas durant tout l'échange. Elle tournait le dos à son compagnon, si bien que celui-ci pouvait sans doute voir le visage de l'homme par-dessus son épaule, et la colère s'apaiser brusquement tandis qu'il baissait discrètement les yeux sur elle.

Ce qu'elle faisait était risqué, très risqué, même. Elle n'utilisait que rarement son pouvoir si elle pouvait l'éviter, mais l'envie d'en remontrer à Haestrom était trop forte pour qu'elle se prive de ce petit plaisir. Elle n'eut pas à dire grand chose, avant que le capitaine ne s'excuse vaguement et tombe le nez en avant dans le piège de sa voix et de son don. Il ne se rendit même pas compte de l'influence qu'il subissait, et c'est tout sourire que Messaline s'en retourna vers son compagnon, avec la permission de visiter le navire et la promesse d'un nouveau client pour ce soir.

-Vous voyez, dit-elle d'un ton joyeux en lançant un clin d'oeil à Haestrom. Il y a toujours un moyen de s'entendre. Allons, venez, il doit y avoir une belle vue, à la proue.

Ce disant, elle l'entraîna à sa suite, adressant un petit signe de la main au capitaine qui l'observait avec l'air de ne pas avoir très bien saisi ce qui venait de se passer.

La dame se sépara de Haestrom quelques temps tandis que le calme du navire ressemblait désormais à un essaim de guêpes très en colère. Elle précisa à Haestrom de la laisser faire et observer ses talents de négociatrice. Les marins, qui restaient, se dirigeaient vers eux, ce qui entraîna le réflexe de mettre sa main sur la poignée de son arme. Jusqu'à ce que la dame de Feu chuchota des mots au capitaine du bâtiment qui s'apaisa immédiatement malgré le trou sur le pont. Il avait l'air complètement sous l'emprise de Messaline, les marins se ravisèrent sous les ordres de leur capitaine. Puis elle revint en faisant un clin d'oeil à Haestrom, le capitaine semblait un peu perdu. Tandis qu'elle l'emmenait en direction de la proue, le vent devenait plus puissant, entraînant des vagues plus grande qui faisait tanguer légèrement le navire de gauche à droite.

Une fois arrivé à l'avant du navire, on pouvait remarquer une petite figure de proue qui représentait une sirène, elle n'était pas très bien entretenue ni impressionnante au point de taper dans l'oeil des passants. On pouvait observer au loin la mer déchaînée et les navires qui tentaient de s'appareiller au port. Haestrom répondit à la dame de Feu:

-Oui, j'ai bien vu, je ne suis pas sûr que le terme entendre était bien approprié à ce qu'il vient de se passer, j'aurai plutôt dit ensorceler un équipage telle la sirène de la figure de proue.

Tandis que la bateau tanguait de plus en plus, Haestrom escalada la passerelle pour aller plus en avant vers le navire tout en s'accrochant au câble qui étaient relié à la pointe du navire et reprit:

-Dans le futur j'aurai un navire et je naviguerai sur les eaux de l'Océan Noire à la conquête des plus grands trésors!

Il marqua une pause, réfléchit quelques temps puis corrigea:

-Quoique je n'aurai pas le temps plus tard... Tant pis et puis de toute façon je préfère la terre, plus stable. dit-il alors que le navire continuait à se balancer sur l'eau. Tandis que Haestrom se ravisait et se redirigeait vers le sol plat et plus sécurisant du pont, il fit un clin d'oeil à la jeune femme en lui lançant:

-La sirène aurait-elle eut peur de tomber dans l'eau?

Messaline eut un petit rire satisfait et gratifia Haestrom d'un nouveau clin d'œil mystérieux.

-Tout le monde a ses petits secrets, messire. Les miens sont bien utiles dans ce genre de situations.

C'était le moins qu'on puisse dire. C'était jouer un jeu dangereux que d'utiliser son don avec des étrangers mais il y avait des moments où il fallait savoir prendre des risques, même si c'était simplement pour en mettre plein la vue à un parfait inconnu. La jeune femme le suivit jusqu'à la proue, prenant garde de ne pas trébucher sur le pont qui tanguait au rythme des vagues, jetant un regard curieux au trou béant qui avait transpercé les poutres et le plancher du navire. D'ici, l'agitation crevait les oreilles, mais l'avant du navire restait assez calme pour offrir une jolie vue sur le port. S'arrêtant à quelques pas de la figure de proue, elle laissa son compagnon s'avancer plus avant, et ne put s'empêcher de rire quand il bondit à l'avant en proclamant sa volonté de jouer au pirate. La mer et ses aventures exerçaient un bien étrange attrait sur les gens... Combien de nobles désargentés comme lui s'étaient-ils lancés dans la course, armant des navires parfois éphémères qui peuplaient encore les eaux de l'Océan Noir? Elle eut un fin sourire en l'observant d'un œil, tandis qu'il se détachait comme une ombre sur le fond du ciel radieux, drapé de sombres étoffes qui claquaient au vent du large. Ainsi posté sur l'avant du vaisseau, elle ne pouvait lui nier une certaine stature, mais qui n'aurait pas eu l'air d'un fier corsaire, juché de la sorte sur la tête d'une figure de proue?

Messaline eut une petite moue rieuse quand il redescendit près d'elle.

-Je peux comprendre, la vie en mer est très surfaite, si vous voulez mon avis.

Elle jeta un œil prudent par-dessus bord en réponse à sa taquinerie et rajusta ses voiles avec soin.

-Pardi, lança-elle vivement. Je ne voudrais pas me mouiller.

Se détourant d'un pas gracieux, elle alla s'accouder à la bordure du pont, observant le ballet des mouettes qui glapissaient dans les mâts et les cordages.

-Mais pourquoi ne le feriez-vous pas? Reprit-elle d'un air curieux. De ce que vous m'avez raconté, vous n'avez guère à perdre, pour le moment. Pourquoi ne pas trouver un navire et voguer à l'aventure? Au diable, le reste, il vaut mieux faire ce dont on a envie pendant qu'on le peut encore.

Une pause, puis il y eut dans son regard comme une ombre, amère, vénéneuse, qui se faufilait dans ses prunelles sombres comme un spectre en maraude.

-Peut-être que vous ne vivrez pas assez vieux pour avoir le temps d'avoir des regrets, acheva-elle en baissant imperceptiblement la voix.

Elle avait refusé de monter sur la tête de proue et Haestrom comprenait cela, il avait failli tomber à l'eau en s'y frottant. Il réflechit quelques instants à ce que venait de lui dire la dame de Feu, et dans sa tête c'était tout tracé. Il ne pouvait s'orienter vers une croisade maritime sans avoir remplit son devoir de Winterbear.

-J'ai malheureusement d'autres priorités que de devenir le roi des mers et océans. dit-il modestement tandis que Messaline lui racontait qu'il pourrait mourir prochainement et qu'il ne devait pas avoir de regrets.

-Des regrets, j'en ai déjà un énorme, mais c'est personnel et j'essaye de l'oublier en en parlant pas trop... Mais je peux vous assurer que je ne mourrai pas avant d'avoir atteint mon but de noblesse. Après je pourrai vivre librement et mourir en paix.

Comme à chaque fois qu'on parlait de mort à Haestrom, ce dernier regardait l'artefact qui pendouillait au bout de son collier, on ne savait jamais qu'il se mette à clignoter brièvement. Dans sa vie, il pouvait compter sur une main, le nombre de fois qu'il a clignoté à chaque fois, un gros bain de sang s'en suivait. Même s'il ne doutait pas de la sincérité des propos et du comportement de la jeune femme, il resta les yeux rivés dessus quelques instants avant de sentir un frisson dans son dos, un vent un peu plus froid lui avait soufflé dans le dos.
Tandis que le bateau s'en sortait bien et se soulevait au passage des petites vagues qui lui caressaient la coque, un bruit peu rassurant en ressortissait, il craquait beaucoup, si on voulait exagérer c'était comme-ci sous un arbre, on entendait celui-ci se déraciner. Il reprit alors en souriant:

-Vous voyez, je préférais être le roi des océans avec mes rames et ma barque, que sur ce bateau en pleine tempête, voire même être à la nage!

Il rejoint la dame, et s'accouda en avant pour voir au delà du bateau. Il le pouvait, il n'avait pas ce mal bizarre, dont on lui avait parler dans son enfance, qu'ont certaines personnes qui ne leur permettent pas d'être trop agiter sur un bateau sous peine de vomissements.

-Et vous, quel est votre rêve Ma Dame? dit-il en la regardant et d'un ton faux-sérieux et en fronçant uniquement le sourcil droit.

Messaline observa Haestrom d’un air curieux alors qu’il lui répondait avec un air un peu préoccupé. Elle examinait toujours avec le plus grand intérêt les réactions des autres à ce genre de propos, comme si elle se demandait ce que ça pouvait être d’avoir un but dans la vie, quelque chose à accomplir, une raison d’être sur terre. C’était toujours étonnant de voir tout ce qui pouvait se trahir, d’un regard, d’un froncement de sourcils, plus encore que par les paroles. Tandis qu’il fixait son pendentif comme s’il s’attendait à le voir faire autre chose que pendre à son cou, Messaline suivit son regard, détaillant le bijou avec grande attention. Mais il n’en dit pas plus, et reprit la parole, comme si de rien n’était.

La jeune femme observa au loin l’horizon assombri par une averse qui portait à eux un vent froid.

-Ce navire ne voguera plus guère, dans la tempête ou par beau temps, d’ici un long moment. C’est heureux qu’on n’aie pas mis cet accident sur le compte de ma présence, mais peut-être faudra-t-il songer à lever le camp avant que l’équipage ne change d’avis.

Elle se tut un instant, jouant distraitement avec une mèche de ses cheveux balayés par les rafales. Dans l’air marin, ses voiles, ses bijoux et sa chevelure ne cessaient de se soulever faiblement comme des ailes battantes qui faisaient s’entrechoquer les perles qui décoraient son col et les replis de sa robe, dévoilant sans pudeur les contours de sa silhouette. Le regard qu’il posa sur elle, exagérément sérieux, la fit rire doucement.

-Un rêve ? On ne laisse pas aux gens de ma sorte le loisir de rêver. Et quand bien même, pourquoi aurais-je besoin de m’encombrer avec ce genre de fardeaux ?

Il n’y avait aucune amertume ni dans ses paroles ni dans son regard alors qu’elle parlait. Il y avait même une sorte de gaieté dans sa voix, comme si elle parlait de quelque chose de tout à fait anodin. Pour elle, ça l’était, à vrai dire ; les songes et les projets étaient quelque chose qui lui étaient depuis longtemps trop lointains pour qu’elle se permette d’y songer. À quoi bon ? Elle n’en aurait pas le temps. Son existence n’était que néant et vacuité, et cela lui convenait très bien, car elle n’aurait jamais le temps de le regretter ni de savoir si cela avait été une erreur ou non.

Messaline se tourna vers lui, négligemment accoudée à la bordure du bateau, le menton posé au creux de sa main.

-La plupart des gens me plaignent pour cela. C’est triste, paraît-il, de n’avoir pas de rêves à accomplir. Je crois qu’ils ne comprennent pas, tout simplement : à ne rien espérer, on n’est jamais déçu, c’est pourtant aussi simple que ça.

Elle sourit, avec cette sorte de sérénité qui lui donnait parfois des airs de madone. Elle avait réduit son existence aux choses les plus simples et les plus essentielles, et c’était de cette manière qu’elle arrivait à se lever chaque matin en rendant plus supportable l’idée que chaque jour pouvait tout à fait être le dernier. Lâcher prise, sur tout : rien n’avait d’importance, car tout disparaîtrait tôt ou tard. C’était ainsi, et l’on ne faisait que s’épuiser en vain à vouloir bâtir des choses, à construire une existence, qui de toute manière les laisserait tous nus et sans substance aux portes des Limbes.

La dame de feu évoqua la possibilité de quitter le navire, très certainement car le "pouvoir de son chant de sirène" allait prendre fin dans un futur très proche et que les marins restant s'en prendraient à Haestrom et sa cavalière du moment. Elle répondit ensuite sans émotion au vagabond expliquant que les gens de sa sorte n'avait pas l'occasion d'avoir des rêves ou plutôt de les accomplir.

Haestrom trouva triste qu'elle n'ait pas un petit objectif, même insignifiant, elle pourrait avoir envie de voyager, de conquérir le coeur d'Aile Ténébreuse, mais rien de cela n'avait l'air de lui avoir traverser l'esprit. Point de vue qu'elle ne tarda pas à reprendre en évoquant ainsi le fait de ne jamais être déçu sur les objectifs non accomplis. Ça se tenait pensa Haestrom.

-Oui, c'est sûr que vu comme ça, ça peut se déféndre contre tout les arguments qu'on a pu vous proposer. Néanmoins, vous avez peut-être un but sans le savoir: survivre? Vous ne pensez pas?

Haestrom invita Messaline à quitter le navire brisé, et laisser les pauvres marins réparer les dégâts causés par la nature alors qu'il passa la main dans ses courts cheveux pour les remettre en place, le vent avait décoiffé le vagabond qui malgré qu'il en soit un, prenait soin de lui et de sa personne, un vrai noble déchu diront certains, mais disons plutôt un homme qui se respecte. Alors qu'ils s'apprêtaient à descendre, il entendit des aboiements familiers, il regarda par dessus le pont rapidement et aperçut son loup qui l'attendait sur le quai. Comment avait-il fait pour venir jusqu'ici sans être chassé.

-Ne faîtes pas attention au quadripède sur le quai, il ne vous mordra pas... normalement.dit-il alors que la bête remuait la queue à l'idée de retrouver son maître en pleine ville, chose qui n'arrangerait pas Haestrom, ce genre de bête transmet plus la peur aux riverains qu'autre chose.

Une fois arrivé à son niveau, il lui caressa rapidement le haut de son crâne, tandis que le loup tentait de lui donner des coups de mâchoires au niveau des bras et des mains. Haestrom regarda Messaline et poursuivit:

-C'est Whiteghost... Je l'ai trouvé auprès de sa mère morte il y a quelques années, je pouvais le porter à une main, maintenant je ne peux plus le porter du tout. dit-il en souriant à la jeune femme.

Messaline eut un charmant sourire embusqué derrière l’un de ses voiles, qu’elle ramena coquettement sur son visage pour ne plus laisser entrevoir que l’éclat de son regard insondable. Survivre ? À quoi bon ? Elle pourrait mourir d’un jour à l’autre. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il comprenne, et n’essayait même pas de le lui expliquer. Il fallait avoir connu cette sensation que tout était sur le fil, si fragile et si vain, pour avoir une idée de ce que c’était que de vivre avec cette menace constante suspendue au-dessus de la tête, de courir sans cesse avec la mort sur les talons.

— Si j’avais un but, je le saurais, croyez-moi, répliqua-elle d’une voix douce. Je ne m’attendais pas à ce que vous compreniez, peu importe.

La jeune femme le suivit, quittant le navire qui tanguait dans les vagues, non sans gratifier le capitaine d’un regard amusé tandis qu’il les regardait s’éloigner. Il avait l’air de n’avoir toujours pas saisi ce qui venait de se passer, ce qui arrangeait bien Messaline. Au moins cela leur avait-il permis de faire une agréable promenade.
Toujours au bras d’Haestrom, elle eut un sourire quand elle vit le loup qui jappait sur le quai dans leur direction ; cela ne sembla pas l’émouvoir outre mesure, cela semblait être une chose commune à beaucoup d’aventuriers de toutes sortes de se munir d’un compagnon de voyage, avec des crocs suffisamment solides pour les défendre en cas de problèmes. Elle n’avait pas particulièrement peur des animaux, bien qu’elle n’eut guère à en croiser au cours de ses pérégrinations essentiellement citadines, et avait en général un bon contact avec eux. On n’était jamais trop prudent, cependant, et elle sourit de nouveau avec une pointe d’amusement quand l’homme lui promit qu’il ne lui ferait pas de mal.

— Normalement ? Dit-elle en s’approchant. Espérons alors que je ne ferais pas exception.

Le loup avait belle allure, puissant et massif comme le sont ceux de sa race, le pelage gonflé par le vent qui faisait comme une vaste crinière sur col. Elle ne put s’empêcher de sourire de nouveau, avec une pointe de tendresse amusée qui passa brièvement sur son visage. Il n’y avait guère que le charmant et sincère spectacle d’un animal heureux de retrouver son maître qui pouvait de la sorte réveiller chez elle ce genre de sentiments.

— Il est magnifique, dit-elle en se baissant pour tendre lentement la main vers le loup.

Elle ne bougea pas, laissant à Whiteghost le temps de s’avancer vers elle s’il le souhaitait, restant à distance raisonnable pour ne pas le surprendre.

— Et il semble très attaché à vous, reprit-elle avec un sourire. Si vous l’avez recueilli tout jeune, cela n’est pas étonnant. Ce doit être un compagnon fidèle, et j’imagine sans peine qu’on doit y réfléchir à deux fois avant de vous chercher noise en sa présence...

Il y avait en effet quelque chose de très dissuasif en la présence du loup, même s’il était pour l’heure trop occupé à faire la fête à Haestrom en jappant joyeusement. On n’avait guère besoin de réfléchir très longtemps pour comprendre qu’en cas de problème, il n’aurait aucune peine à faire déguerpir d’éventuels agresseurs.

-Être l'exception est parfois gratifiant, cela voudrait dire que vous n'êtes pas comme les autres, mais c'est vrai que dans ce cas là je préfererais être une personne banale. dit-il en plaisantant.

Elle avait l'air subjugué par la bête, elle le trouvait magnifique. Le frère de Haestrom lui avait dit lorsqu'il était beaucoup plus jeune, "si tu as une bête à quatre pattes avec un poil doux et soigneux et à la bouille mignonne, tu pourras parler avec toutes les femmes que tu veux." Il vit alors Messaline tenter de caresser la bête avec prudence, en laissant cette dernière rapprocher sa gueule d'elle même à la main tel un autre félin qui se met automatiquement dans vos pattes et se caressent lui même sur ses maîtres. La dame de feu reprit en émettant l'hypothèse que le vagabond ne doit pas avoir beaucoup de problème avec un monstre pareil, le jeune homme rectifia alors:

-Détrompez-vous, lorsque je dois régler des comptes avec des personnes que je n'apprécie pas, il est rarement auprès de moi, il reste dans les alentours, mais si le combat commence, il viendra peut-être dix secondes après, l'adversaire ignorant totalement que cette aide précieuse vienne me porter patte forte. Parfois même il arrive et regarde le combat se dérouler sans vraiment agir, il me supporte comme un fan d'un gladiateur dans une arène en quelque sorte. Mais le pire qu'il puisse faire est que ce soit le premier à attaquer un ravisseur alors que je tentais de calmer la situation. Mais oui, il est fidèle, robuste et bon combattant, ça fait un très bon compagnon de route pour un vagabond. Parfois même il chasse pour moi, c'est très agréable.

Il pensa quelques secondes avant de reprendre en souriant:

-On dirait que je veux vous le vendre mais comme vous me le dîtes si bien: "il est bien trop chère pour vous."dit-il en esquissant un clin d'oeil taquin. Mais rassurez vous, même la fortune de tous les mysticiens réunis ne rachèterait pas l'attachement que j'ai pour cette bête.