Cela avait bien commencé quelque part, puisqu'à toute histoire il faut un début. Toujours une première fois, un premier pas, un premier mot. Messaline devait pour toujours se souvenir de ce moment, bien qu'à force de vapeurs et de dérives, cette mémoire si vive de ses premiers émois se fusse quelque peu érodée, noyée dans l'irréel, un peu comme un rêve ancien dont la trace perdure au-delà des années.
D'abord, il y avait eu l'obscurité. Comme une graine en stase, Messaline était restée dans les ténèbres qu'elle peuplait de ses songes, cherchant dans le savoir et la lecture ce qu'elle ne pourrait jamais espérer autrement qu'en rêve. Le silence, oh, le silence, avait duré des années, des années sans nombre, fissurées de fièvres, hantées par l'ombre d'une mort qui ne viendrait jamais comme une délivrance mais seulement comme l'accomplissement d'une promesse qui tarde encore et encore. Et puis, soudain, l'éclaircie que l'on n'espère plus, soudain le jour, et la lumière.
Lentement, Messaline se leva, laissant la pièce dans la douce lueur tamisée du jour mourant. L'été à son mitan brûlait de tous ses feux derrière les persiennes et les rideaux tirés, comme une vibration pressante, comme un appel. Depuis qu'elle s'était rétablie, les murs de cette pièce, cette chambre comme un cocon qui l'avait toujours protégée de tout, cet écrin paisible renfermé dans sa solitude était devenu étouffant, comme une prison, une cage remplie des vestiges de ses nuits de souffrances, encore peuplé des fantômes de ses maux. Elle ne supportait plus l'enfermement, elle ne supportait plus la vie moribonde qu'elle menait, toujours à se ménager, toujours à se préserver, et soudain tout son être s'étouffait et se sentait dépérir à gaspiller cette énergie nouvelle entre quatre murs. Messaline voulait s'enfuir, Messaline voulait partir et chaque fibre de son être s'enflammait d'une vie nouvelle, comme une seconde naissance, comme si la vie qui lui avait été refusée à son premier jour lui venait enfin, et que dans ses veines le sang s'écoulait comme un torrent.
La jeune fille se glissa hors de sa chambre, silencieuse comme un spectre, et passa dans l'ombre de tous ces lieux familiers, discrète et furtive comme une sourirs en déroute. Dehors, quelque chose l'attendait. Oh, elle connaissait bien les lieux secrets, les recoins cachés, là où couraient les serviteurs comme des rats affairés, loin du regard des maitres. A cheval entre deux mondes, elle connaissait si bien l'un et l'autre que le manoir n'avait plus de secret pour elle et ce fut sans hâte qu'elle alla sans se faire voir jusqu'aux jardins clos de hauts murs, cet antichambre du monde, cette factice nature qui était le seul extérieur qui lui ait été jamais donné à voir. Là, les fleurs écloses, fourbues de soleil, exhalaient de lourds parfums de pétales froissés et de sève brûlante. Le ciel vague, encore bleuté, se nimbait dans le crépuscule de lueurs flamboyantes et de nuées d'or sombre. C'était son heure favorite entre toutes, comme elle suspendue, à cheval entre l'ombre et la lumière, entre le jour et la nuit. Tout était calme, et les gens de la maisonnée se terraient encore dans les parties souterraiens du manoir pour échapper aux dernières chaleurs. Il faisait lourd, encore; mais cela ne la gênait pas, et elle sentait les vestiges de derniers feux du jour lui brûler la peau et la chair, mais cela était bon, et son souffle oppressé s'échappait dans un sourire. Qu'il était bon de ressentir... L'herbe ployait sous ses pas, sèche et rêche comme un vieux pelage, et le murmure des fontaines troublait le silence d'une douce mélopée. Et puis, l'air de rien, elle se hâta vers le lieu où un grenadier luxuriant s'adossait à la façade, son tronc mince ployant sous le poids des fruits et des fleurs. Elle se glissa au milieu des feuillages comme un spectre, dérangeant à peine les branchages entremêlés, ses pas connaissant par coeur le chemin qui menait à cette petite ouverture, ce trou de souris que les domestiques empruntaient pour aller et venir loin du regard de leurs maitres. Nul autre que les valets ne semblaient connaitre cet endroit mais l'on cache peu de choses à une enfant curieuse et dévorée d'ennui... Là, quelques planches assemblées par des cordages et couvertes de mousse dissimulaient aux regards une petite percée dans le mur d'enceinte du jardin, assez grande pour laisser passer quelqu'un de point trop corpulent. Cela menait à la venelle jouxtant la demeure et les quartiers des serviteurs, et ils l'utilisaient chaque fois qu'ils avaient à faire loin du regard de leur seigneur.
Et là, juste de l'autre, côté, il y avait la ville. Messaline s'arrêta un instant, fébrile, presque, si proche... Et puis, sans hésitation, elle s'engouffra dans l'ouverture, les mains tremblantes, le coeur battant comme s'il se hâtait de rattraper toutes ces années d'inertie, et ne put s'empêcher de rire, très doucement, quand elle fut parvenue de l'autre côté. Soudain, tout derrière elle lui semblait sans valeur et elle s'en fut, vite, très vite, se hâtant sur ses pieds hésitants, sans même savoir où elle allait, juste pour échapper à l'isolement de sa prison, juste pour savoir, à la toute fin, ce que cela faisait que de vivre.
Soudain, elle était libre. Soudain il n'y avait plus de murs, plus de murmures, plus de maladie, plus rien qu'elle et le monde qui grondait, s'agitait, vociférait comme une bête furieuse, ce monde qui n'attendait qu'elle comme un fruit ouvert qui n'attend plus qu'on le goûte. Soudain, plus de cage, soudain son propre corps lui obéissait enfin et elle se prit à courir, follement, atteignant le bout de la rue qui menait à une artère plus vaste et sillonnée d'une foule plus nombreuse à mesure que le crépuscule s'avançait. La vie revenait peu à peu à l'air libre et les gens de la ville désertaient les galeries et les rues souterraines pour revenir goûter aux souffles léger du soir, alors que l'on s'attardait sur le pas des portes dans la fumée des narguilés et les cris des hirondelles. On la prit pour folle, sans doute, mais ah, peu importe! Messaline s'en fichait, Messaline voulait vivre et elle sentait son souffle se tarir dans sa poitrine, sa gorge et ses membres devenir douloureux, s'épuiser et se dérober sous elle mais qu'importe!
Elle finit par s'effondrer près d'une fontaine, au centre d'une placette encore déserte où quelques promeneurs déambulaient dans la lumière du soir. Elle essayait encore de reprendre sa respiration, haletante et heureuse, quand elle reprit sa marche, un peu vacillante, échangeant quelques pièces contre une grenade qu'elle fendit d'un coup d'ongles. Autour d'elle tout sombrait dans l'irréel, alors que la nuit tombait doucement comme un voile dans le lever de la lune. Des flambeaux et des lanternes, dans les auvents des maisons, remplaçaient peu à peu la lumière mourante du soleil, et les flammes vacillaient dans la brise comme une onde courante, faisant de longues ombres mouvantes sur les murs des maisons, éclairant les façades de vifs éclats qui révélaient ça et là un vitrail précieux ou une ombre embusquée derrière un panneau ajouré. Lentement, comme vidée, Messaline s'en fut de nouveau, satisfaite et vacante comme une outre pleine de rien. Du bout des doigts, elle portait à sa bouche les grains rouges sang de la grenade, et le goût du fruit sur sa langue apportait un réconfort nouveau à son corps fatigué et assoiffé. Son coeur battait encore très fort et elle sentait ses muscles protester à chaque pas contre cet effort soudain, mais elle était heureuse, alors, au milieu de tous ces gens aux robes bariolées, aux visages innombrables, au milieu des sourires, des cris et des chansons.
Elle observait, alors, les us et les manières de chacun, comme elle l'avait toujours fait. Comme on s'était toujours dispensé de lui donner la moindre éducation car c'eut été une perte de temps, elle s'était contentée d'imiter ce qu'elle voyait, reproduisant encore et encore les gestes et les paroles, les attitudes des uns et des autres, feignant de la plus haute noblesses aux plus viles manières. Elle s'étonna qu'on la remarque, que certains se retournassent sur son passage avec des regards étonnés, et son orgueil se satisfit pleinement de cette attention nouvelle; là, elle était autre chose, autre chose que la petite bâtarde dont on ne savait que faire. Oh, c'était bien agréable, et elle s'en repartit avec un peu plus de joie au coeur, devant toutes les promesses que l'avenir lui susurrait à l'oreille. Il sembla à Messaline, alors qu'elle se perdait dans les dédales et les places qu'elle n'aurait jamais assez d'une vie pour profiter de tout cela; sa curiosité dévorante la faisait s'attarder sur chaque chose qu'elle voyait, et son esprit étourdi de sensations semblait perdu, comme dans une ivresse joyeuse, comme dans un rêve rempli d’inconcevables beautés. Elle ne sut jamais vraiment combien de temps elle passa là, perdue dans l’agitation de la ville, perdue dans les remous de ce songe éveillé qui la mena jusqu'aux rues souterraines de la ville, dans les lueurs des lanternes bariolées et les fumerolles parfumées de ceux qui, sur le pas de leurs portes, s'adonnaient à quelques ivresses vaporeuses.
C'est en allant étancher sa soif dans le murmure d'une fontaine que Messaline la vit. Elle se tenait assise, recroquevillée sur elle-même, tirant de longues bouffées sur une petite pipe en terre, courbée comme une vieille tortue aux mouvements d'une lenteur tranquille. Ses yeux blancs et opaques ne clignaient pas, et restaient fixés dans le vide, sans voir l'agitation de la rue, alors qu'elle laissait échapper de sa bouche édentée quelques vapeurs odorantes. Messaline la dévisagea un moment, et puis ne s'en préoccupa plus, jusqu'à ce que, dans un sursaut, elle voie le regard aveugle de la vieille femme se tourner vers elle.
-Tu sembles bien joyeuse, ma fille, dit la vieille femme d'une voix étonnamment claire.
Elle laissa échapper un gloussement aigu, qui fit frissonner Messaline.
-Tu as bien raison. Approche.
D'une geste de sa main sèche comme la serre d'un rapace, elle lui fit signe de venir, plus près, plus près encore, jusqu'à ce que ses doigts noueux se referment sur le poignet de Messaline en l'obligeant à se baisser.
-Nul en ce monde ne te verra vieillir, et jamais tu ne connaîtra l'hiver. Vis, ma fille, car jamais tes pétales ne seront fanées.
Elle chuchota ces mots à son oreille d'un ton pressé, si vite que la jeune fille n'en comprit pas le sens, tout d'abord, et s'écarta d'elle avec effroi, sous le regard mort de la femme qui la mettait si mal à l'aise. Celle-ci poussa un nouveau rire devant la surprise de Messaline, et puis eut un signe de tête, courbant son cou ridé dans un signe poli.
-Fais silence sur ces mots, Messaline, fais silence.
La jeune fille n'eut qu'un rire nerveux comme réponse, et la regarda s'en aller, lente et courbée, clopinant sur ses pieds nus, alors que les gens s'écartaient autour d'elle, sans la voir. Restée seule, Messaline s'attarda longtemps auprès de la fontaine, glacée jusqu'à l'os par les funestes paroles de la vieille femme, contemplant son reflet brouillée dans les flots de l'eau claire. Oh, elle ne devait jamais oublier, non, et toujours garder par devers elle ces paroles étranges, car après tout, à qui se confier, à qui dire qu'à la toute fin, elle savait fort bien ce qu'il adviendrait d'elle? Cela trouva comme un écho étrange, au fond d'elle; comme si, sans qu'elle en ait eu conscience, quelque chose, là, savait déjà ce qui allait arriver. Comme si la prophétesse n'avait fait que confirmer ce qu'elle savait déjà sans vouloir se l'avouer, comme si cela avait réveillé en elle l'écho d'une certitude qu'elle avait eue depuis l'enfance. Elle avait espéré, un temps; espéré pouvoir vivre et s'attarder en ce monde jusqu'à la vieillesse, et que tous les maux dont elle avait souffert ne seraient plus que de mauvais souvenirs, mais à présent elle savait que tout cela était vain. Depuis toujours, semblait-il, on l'avait condamnée et l'injustice de ce sort était autant une source de colère que de désespoir. Tout semblait lui rappeler que son existence ne tenait que du miracle, et qu'elle n'aurait jamais dû vivre, jamais dû atteindre cet âge, et que bientôt, le sort corrigerait cette erreur en la faisant disparaître, comme si elle n'avait jamais existé. Un profond abattement l'avait alors saisie, courbée sur les eaux claires de la fontaine, regardant son visage se fondre et s'effacer dans les remous avant de se dessiner de nouveau dans le miroir agité.
Nul en ce monde ne te verra vieillir.
De toute manière, qui s'en souciait, à part elle? Des tréfonds de son amertume, Messaline sourit, tout doucement. Mais qu'attendait-elle, alors? Elle n'avait pas le temps de se morfondre. Elle n'avait que le temps de profiter du monde, après tout; cela était déjà bien assez pour remplir ses jours, cela était bien assez pour l'occuper jusqu'à sa fin, si précoce soit-elle. Oh, le temps pressait, déjà, et la nuit susurrait de douces mélodies dans l'ombre mouvante des flambeaux. Elle n'avait pas le temps d'avoir peur, pas le temps d'hésiter, ni de reculer. Elle avait déjà tant attendu, des années sans nombre à se sentir mourir chaque jour un peu plus; il fallait que cela cesse. Que la mort vienne donc, tôt ou tard! Elle l'avait tant crue voir venir, tant de fois entendu les paroles murmurées dans son sommeil qui disaient qu'elle ne passerait pas la nuit, qu'il fallait s'y résoudre, elle était ainsi, trop fragile, elle ne pourrait jamais vivre bien longtemps...
Et ce soir-là, alors qu'on lui avait prédit sa fin, Messaline ne fit que renaitre, encore, à une existence nouvelle, comme pour relever le défi. Ah, on l'avait condamnée, avant même sa naissance? On l'avait faite ainsi qu'elle ne vivrait jamais longtemps? Et bien baste, que le destin se trouve une autre victime, elle ne voulait pas accepter son sort, elle ne voulait pas se terrer et craindre chaque jour de ne pas voir une nouvelle aube se lever, elle ne voulait pas s'endormir chaque soir en croyant que ce serait la dernière fois. Elle voulait vivre, envers et contre tout, et dans les feux ardents de la jeunesse, se consumaient toutes les craintes, car c'était ainsi que cela devait être, c'était ainsi qu'elle l'avait décidé.
Il y avait une légende, comme ça. Quelque chose qui lui revenait. Celle de Coré, la jeune fille, qui, ayant mangé trois pépins de grenade, ne put jamais s'en retourner auprès des siens et enterra pour toujours ce qu'elle avait été. Messaline sourit, détachant du bout des doigts un morceau du fruit qu'elle tenait encore à la main.
Quand elle s'en fut, dans les eaux de la fontaine, flottaient trois grains rouges sang. Un pour la promesse, ne jamais en parler. Un pour le serment, ne jamais oublier. Un dernier pour toutes ses dernières illusions, et l'enfance qui dans la nuit d'été venait de mourir. Comme dans le conte, Coré n'était plus et Perséphone venait de renaître dans les ténèbres.