Assis au bout d'une longue table de banquet, l'hôte, un jeune homme d'une grande élégance tout de noir vêtu, lançait un charmant sourire à ses convives tandis que des domestiques débarrassaient la table. Malgré les braises rougeoyant dans l'âtre de la cheminée, vestiges du feu qui y brûlait quelques minutes plus tôt éclairant de sa chaleureuse lumière le parquet de bois, un froid incompréhensible semblait avoir gelé les invités. Crispés, ils se tenaient tous attablés, pétrifiés à l'image des têtes empaillés de chèvres ornant les murs, faisant face à une nappe débarrassée de tout festin où ne reposaient que quelques coupes propres. Au cœur de l'attention générale, une unique bouteille remplie au trois-quarts trônait, point de convergence de tous les regards.
Une heure plus tôt, néanmoins, tous avaient mis le pied dans les lieux le sourire aux lèvres, certains de ce qu'ils prévoyaient faire. Fussent-ils d'extraction modeste ou aisée, humains ou non, tous s'étaient vu traités avec le même profond respect de la part de leur hôte ainsi que des serviteurs, installés selon un schéma de place prédéfini et indépendant du rang social. Pour l'élégant jeune homme qui les accueillait, tous s'étaient avérés identiques à ses yeux, car tous répondaient à un même titre, celui d'assassin. Appelés dans le but de parler affaires, ils s'étaient ainsi retrouvés à la table cérémoniale de ce manoir loué pour l'occasion, profitant d'un agréable repas avant de pouvoir passer au réel entretien pour lequel ils avaient tous été appelés. Cependant, entre professionnels habitués au métier, la plupart prétendirent ne pas être assoiffés lorsqu'on leur proposa de la boisson. Au grand désappointement de l'hôte, beaucoup soupçonnaient que ce dernier prévoyait en faire mourir durant la soirée pour affirmer son autorité, et que la boisson risquait d'être empoisonnée et de, tôt ou tard, faire des victimes.
Lorsque le festin toucha à sa fin et que les serviteurs eurent ramassés tous les couverts à l'exception de ceux non utilisés, soit un grand nombre de coupes, l'hôte s'empara d'une cuillère pour donner des coups répétés à sa propre coupe, également propre, libérant un son cristallin qui ne tarda pas à éveiller l'attention de tous les convives. Posant alors l'instrument sur la table lorsque le silence fut, il se leva dignement et pris la parole.
- Chers amis, commença-t-il d'une voix claire, si nous nous retrouvons aujourd'hui tous ensemble à cette table, c'est avant tout pour palabrer entre hommes et femmes d'affaires.
Il marqua une brève pause et balaya l'assemblée du regard. Chacun devinait avec aisance le sens caché derrière ses derniers mots.
- En cette froide région des Glaces, comme vous serez probablement au courant, la Congrégation de la nuit n'est à ce jour toujours pas parvenue à contrôler la totalité les activités la concernant. Bien qu'elle ait réussi à diminuer les tensions vis à vis de l'autorité impériale suite au célèbre enlèvement connu de tous ici présent, il semblerait que des groupuscules aient saisi cette déplorable occasion afin de proclamer leur indépendance sans le consentement d'en haut.
Aucune surprise parmi les convives, tous avaient pris la peine de se renseigner bien à l'avance et savaient que leur hôte souhaitait aborder aussi brièvement que possible cette "indépendance". Celui-ci continua son discours.
- Avant que quiconque ne puisse quitter la salle, je souhaiterais donc que nous décidions tous ensemble des mesures à prendre face au comportement des contrevenants et...
- Contrevenants ?
Cette dernière question provenait du centre de la table. Il s'agissait d'un homme grand de taille, à la silhouette bien sculptée et aux épaules solides, sur lesquelles tombaient en cascade des cheveux d'un noir de jais. Seuls les yeux du maître de la réception tournèrent dans la direction de l'audacieux tandis que quelques murmures s'élevèrent dans la salle.
- Monsieur Rudolph, me trompe-je ?
- C'est bien cela. Vous venez de qualifier les indépendants de contrevenants. Néanmoins, aucune législation ne vous donne l'autorité de les qualifier de la sorte. Il s'agit d'hommes d'affaires, tout comme vous et moi, qui auront jugé pouvoir travailler sans dépendre d'une guilde éloignée et peu influente ici, comme vous venez de le mentionner.
Quelques chuchotements approbateurs circulèrent parmi les invités, bon nombre d'entre eux supportant intérieurement le dénommé Rudolph sans oser prendre la parole par eux-mêmes.
- Et bien, mon cher monsieur Rudolph, il me semble que, tout comme moi, vous n'appréciez pas les boissons alcoolisées, puisque vous possédiez votre propre gourde. Laissez-moi vous dire que vous n'êtes pas plus à l'abri de ce que j'ai préparé que tous les autres convives ici présent.
Les yeux de son interlocuteur s'écarquillèrent tandis que les murmures reprenaient avec fureur parmi les invités, chacun doutant désormais des intentions de leur hôte. Saisissant de nouveau sa cuillère, ce dernier fit résonner de nouveau le son cristallin qu'émettait sa coupe dans la pièce, demandant le silence avant de reprendre la parole.
- Comme le savez, la Congrégation souhaite que les assassins par contrat, dont elle est le représentant immédiat aux yeux des autorités extérieures, conservent un certain aspect professionnel ainsi qu'une discipline dont elle puisse s'assurer tant que le travail se fait sous sa tutelle. Or, laisser de groupuscules comme ceux auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés, notamment en cette région où les relations s'avèrent tendues, pourrait marquer l'échec des tentatives diplomatiques de renouer avec les Glaces ces dernières années. Cerise sur le gâteau, j'ai appris récemment qu'un contrat avait été posé sur la tête d'un des membres de la Congrégation par un de ces groupes indépendants...
Choisissant le bon moment pour s'arrêter et respirer, l'hôte attendit que son dernier argument fasse effet sur son auditoire. Malgré les commentaires choqués et désapprobateurs vis à vis de l'attitude des indépendants, le maître de la conférence savait bien que bon nombre d'entre eux travaillaient avec ceux qu'il qualifiait de contrevenants, s'ils n'étaient pas directement des dirigeants des groupuscules. Bien qu'il comptait leur donner une chance de revenir vers la Congrégation de la nuit, il prévoyait que la plupart ne suivraient pas et persisteraient dans leur erreur. Cependant, il possédait la solution qui préviendrait toute trahison.
- Ainsi donc, pour en reprendre là où nous étions avant l'intervention de notre cher ami, je souhaiterais que nous décidions tous ensemble des mesures à prendre face au comportement des contrevenants et, par conséquent, je proposerais un vote simple. Que tous ceux ici présents prêts à se montrer dignes représentants de la Congrégation de la nuit lèvent la main, promettant ainsi de guider les brebis perdues vers le troupeau, ou de les offrir au loup en cas de résistance.
Toutes les mains se levèrent unanimement, comme si un marionnettiste venait de tirer sur un fil lié simultanément à plusieurs pantins. Certains bras se tendirent avec fermeté, d'autres tressaillirent comme pour résister à un mouvement forcé, contre leur gré. Ce fut ce tressaillement que nota le locuteur, esquissant un rictus moqueur. Tous comprirent que s'ils venaient de lever la main, c'était parce qu'il avait décidé qu'il en serait ainsi, et les avait tous fait agir par ce qui ne pouvait qu'être de la magie. En les forçant de la sorte à lever le bras, il venait de remarquer tous ceux qui avaient hésités à rejoindre le mouvement, tous ceux qui l'auraient peut-être fait en retard pour servir leurs propres intérêts, nourrissant la guilde de leurs hypocrites promesses. Pour l'hôte, il s'agissait là d'une confirmation, il avait bien réussi à piéger dans le manoir les traîtres qui ne se rendraient pas à la Congrégation, face auxquels il devrait faire usage de son ultime solution.
- La motion est donc adoptée ! lança-t-il d'un air allègre.
- Avons-nous terminé, alors ? demanda une voix féminine provenant de l'autre bout de la table.
- Nous avons terminé ce pourquoi je vous ai tous convoqué, effectivement. L'entretien fut aussi bref que promis. Néanmoins, avant de nous quitter, c'est avec tristesse que je dois constater que beaucoup auront négligé de boire au cours de la soirée...
Tous accordèrent subitement encore plus d'intérêt aux paroles de leur hôte, qui possédait le don de séduire son auditoire. Chacun se demandait alors s'il comptait avouer avoir empoisonné la boisson, ou si, au contraire, il comptait les forcer à l'ingérer d'une façon ou d'une autre avant de quitter les lieux.
- Ce qui m'attriste le plus, voyez-vous, c'est qu'un tel refus de boire à ma table représente à mes yeux à la fois un manque de respect, mais également de confiance. Je doute bien que nous puissions tous collaborer ensemble avec le manque de ces deux notions. De ce fait, je souhaiterais vous annoncer qu'il n'y avait nul poison dans votre boisson, mesdames et messieurs qui auront accepté de se désaltérer à ma table, et que vous ne mourrez pas à la suite de cette soirée.
Un soupir de soulagement échappa à l'un des invités, au fond, tandis que d'autres lançaient un regard suspicieux à leur hôte ainsi qu'aux coupes propres qui n'avaient pas été débarrassées. L'hôte fit signe à l'un des domestiques de faire revenir la bouteille à peine entamée, la faisant poser au centre de la grande table.
- Néanmoins, laissez moi vous annoncer ce que je vous avais effectivement préparé : Tous ceux qui auront douté de moi et des intentions de la guilde s'effondrons dans quelques minutes, sans antidote. Le poison se trouvait dans vos couverts, et le seul antidote était le breuvage que j'avais pris le soin de vous servir. Que ceux qui comptaient trahir la Congrégation se prononcent et apaisent enfin leur soif, ou se taisent à jamais.
Ainsi arrivait-on à ce glacial instant où tous, à quelques exceptions près, observaient la bouteille avec cet air terrifié, figés sur place et osant à peine soulever la poitrine pour respirer. Se laissant tomber les cheveux devant les yeux, l'hôte s'était tu, incliné vers l'avant, et regardait l'expression des convives avec un sourire enchanté. Une main se risqua vers la bouteille avant de se retirer précipitamment. Tous savaient que s'ils se dénonçaient, ils finiraient par mourir tôt ou tard, confrontés de la sorte à la plus puissante guilde d'assassins depuis l'Hivers Eternel. Nul n'osa jusqu'à ce que le commanditaire du coup repris la parole.
- Plus qu'une trentaine de secondes avant que le premier ne tombe...
S'en fut trop pour l'un des convives, dont tout le monde reconnu la voix lorsqu'il ordonna qu'on lui fasse passer la bouteille. Se versant une généreuse rasade, il avala d'une traite le contenu de sa coupe avant de sourire d'un air de défi à son hôte. Il s'agissait du dénommé Rudolph. Bientôt, d'autres suivirent et burent à leur tour et, encouragés par leur nombre, défièrent à leur tour leur hôte du regard, certains portant même leur main là où ils étaient susceptibles d'avoir cachés quelques dagues ou aiguilles.
- Et trois... Deux... Un... MAGIE ! lança alors le maître de la soirée, sautant brusquement hors de son siège et claquant des doigts.
Un hurlement de personne qui s'étouffe retentit dans le manoir, bientôt suivi d'autres hurlements, l'orchestre lupin ne tarda pas à être accompagné des bruits mats émis par les corps qui tombaient lourdement au sol. Tous ceux qui venaient alors de boire, soit les deux tiers des convives, étaient désormais morts, décimés par la virulence du poison qu'ils venaient d'ingérer. Des exclamations se mirent alors à résonner en concert dans la salle, des cris et commentaires fusant jusqu'à ce que l'hôte ramène de nouveau le silence en usant de sa coupe ainsi que de sa cuillère.
- Chers collaborateurs, j'ai le plaisir de vous annoncer que désormais, nous pourrons tous travailler main dans la main sans craindre de trahison parmi nous. La Congrégation de la nuit compte sur vous pour renforcer sa prise sur les Glaces, et vous délègue le soin de s'occuper des assassins indépendants. Notre entretien est donc terminé, et je vous remercie encore une fois d'avoir accepté de venir y assister. Passez tous une bonne soirée.
Ayant abrégé la fin de la réunion, l'hôte se leva et quitta la salle, ouvrant le passage à ses nouveaux alliés. Filant dans les couloirs du manoir, il ne tarda pas à arriver à la terrasse arrière du manoir. Enfilant un chaud manteau avant de mettre pied dehors, il s'éclipsa alors dans le début de soirée, rabattant une capuche sur sa tête pour se protéger du vent glacial qui soufflait en cette région des glaces. S'élevant dans les airs grâce aux pouvoirs qu'il avait manifesté au cours de la conférence, il fila alors vers le cœur de la capitale de Selian, Luütra, sans laisser de traces derrière lui permettant à quiconque de le pister pour quelques représailles.
- Quels naïfs tout de même, pour croire qu'il m'était possible d'empoisonner de la porcelaine, songea-t-il, un sourire masqué par l'écharpe dont il s'enroulait le bas du visage. Qui d'autre que moi, Sven Arachnéa, aurait su convaincre ces traîtres d'ingérer de ce poison de leur plein gré, après le repas ? Je penserai à remercier Ayael, d'ailleurs, ses concoctions sont toujours aussi létales, même en faible quantité et mélangées à du vin.