[Mieux vaut tard que jamais, non ?]
La bibliothèque, comme à son habitude, était emplie d'une ambiance studieuse. Le doux parfum du papier se mêlait aux senteurs de l'encre, et formait un cadre agréable, propre à séduire bien des érudits. S’y trouvaient de nombreux sages habitués à tourner des pages et à découvrir sous une épaisse poussière de lourds secrets, surplombés par de hautes étagères qui regorgeaient de mystères consignés mais à présent oubliés.
Sen'tsura était moins savante que Selian, mais compensait en magnificence. Ainsi, les êtres non avertis y allaient plus volontiers. Des personnes plus vulgaires et plus simples à convertir, bien qu'elles fussent suffisamment intéressantes par leur quête de savoir en ces lieux.
Il allait sans dire que le grand prêtre de Zelphos était plus volontiers accueilli dans le vert pays que dans la blanche contrée, et que son choix était plus volontiers effectué par défaut. S'il n'avait déjà englouti la majorité du savoir qu'il pouvait trouver là-bas, il en aurait été fort dépité.
De tous ceux qui l'entouraient, assis à leur table et ne se préoccupant de lui, peu étaient dignes d'attention. Entre les médiocres qui cherchaient par la magie un réconfort à leurs problèmes personnels, l'argent ou le pouvoir et les lunatiques qui n'avaient pas le courage de travailler assidument, il était ardu de trouver la perle rare qui l'aiderait à accomplir ses projets. Sans évoquer ceux n'ayant pas la moindre vocation dans ce domaine, et venant pour d'autres buts. Il ne se réjouissait pas de cet état des choses, mais devait admettre qu’il le servait par d’autres aspects, car il doutait que Terra eût pu survivre à un plus grand nombre de mages rendus fous par le pouvoir.
Pour un élu, capable grâce à la foi et à la magie, aux sœurs jumelles du pouvoir, de sauver le monde, il se trouvait cent inaptes. Pour un élu, seul un sur dix le comprenait ; les démons faisaient peur, et nul ne doutait qu’ils mettraient la Terre à feu et à sang. Si on ne les aidait pas, il y avait une chance, mais la trahison leur profitait. Sur ces « élus » qui trahissaient leur royaume pour, beaucoup le faisaient pour sauver leur vie, d’autre par calcul. Très rares étaient ceux qui comprenaient ces motifs, et il ne pouvait que s’en réjouir. Percé à jour, son plan global impliquait la destruction de l’humanité et de tous les démons, afin que leurs mondes réunis puissent jouir du repos.
Il devait encore survivre, et représenter aux yeux de tous l’Empire au même titre qu’Aile Ténébreuse. Son nom était craint plus que révéré, mais qu’importe ; dans le futur, tous l’auraient oublié, car plus personne n’existerait.
Le bruit restait faible, mais il entendait bien des murmures ; son âge n’avait pas tant détérioré ses sens, et il captait les paroles de ceux qui l’environnaient. Certaines étaient futiles, d’autres intelligentes mais déjà connues de lui. Un chuchotement plus fort que les autres avait lieu plusieurs tables plus loin, vers un rayonnage consacré à l’astronomie. Un ancien se faisait vilipender par un jeune, qui semblait écœuré au regard de son profil.
La discrétion était vitale pour écouter les autres. Le Grand Prêtre se leva et s’approcha nonchalamment des étagères, à la recherche d’un livre. Il en ouvrait un, le fermait après un instant, en avançant d’une démarche débile, pour attester de sa vieillesse, et ainsi tromper ceux qu’il voulait comprendre.
Leur voix était celle rencontrée à travers la contrée glacée, et telle était leur patois. Ils parlaient rapidement, et seule la colère avait haussé le ton du plus jeune, qui depuis s’était modéré en le voyant se lever. Sans de longues années passées sur le sol de givre, Alastair n’aurait jamais pu saisir leurs propos. Reposant le volume et cherchant attentivement quelque chose au ras du sol, il entendit la discussion suivante :
Le plus ancien avait renoncé à la magie, en ayant vu ce qu’elle pouvait faire des années plus tôt, lorsque les démons avaient pris Ciel, suite à leur invocation. Un geste qu’il estimait noble, et que le jeune trouvait stupide, car lié à une fuite, au gâchis d’un pouvoir formidable. Pour lui, celui qui avait été son maître, au vu des nombreuses formules de politesse et de respect qui tentaient cet opprobre, avait perdu l’esprit. Il n’égalait certes pas les plus grands mages, mais il était l’un des meilleurs qu’il ait connu et était capable de nombreuses choses.
Si tous avaient réagi comme lui, si tous les humains devant les excès que pouvaient provoquer la magie, s’étaient mis à respecter la Nature et à être responsables, abandonnant les sortilèges, il n’aurait plus eu qu’à tenter de renvoyer les démons, au lieu de tout faire pour ouvrir une faille qui mettrait les mondes à feu et à sang. Il était cependant de son devoir de détourner la seule personne sage qu’il ait vu, et à lui faire joindre les rangs de ceux qu’elle détestait. Il devait essayer, et réussirait, car il ne pouvait échouer.
Aucun des volumes n’était intéressant. Ils ne faisaient que reprendre ce qui avait déjà été prouvé sans s’attarder sur le sujet ; combien de ressources avaient été gaspillées pour les produire ?
Alastair se retourna et s’avança vers les deux habitants des glaces. Il parla alors, sans trace d’accent, dans la langue qu’ils avaient employée. Il jaugea ses interlocuteurs, et sa voix fut douce, embrassant leurs vœux. Celui du plus vieux était de retrouver l’appel de la magie, qu’il avait perdu dans l’horreur de la conquête ; il devait donc comprendre que la conquête était nécessaire. Il mit en avant bien des faits peu connus pour en établir la nécessité et fit du carnage un premier pas vers la compréhension des peuples ; l’Empire était stable, et les excès des démons contrôlés à présent, et c’était la magie qui avait permis la rencontre des mondes et rendu en un sens ce monde meilleur. La véritable divinité, en attestaient ses pouvoirs, avait été découverte, et elle venait de l’essence de l’autre monde.
Sa langue de miel glissait des arguments pour distraire le disciple, qui voulait le pouvoir et un monde meilleur, grâce à la fougue de sa jeunesse. Il devait convaincre les deux, où l’un raisonnerait l’autre, et alors il aurait échoué. Or, il ne pouvait se le permettre. Ces arguments montraient le changement dans l’histoire, avec la primauté de cet événement. La grandeur de la magie appelait la grandeur de ceux qui avaient permis cela, et les disciples étaient demandés. Les démons pouvaient apprendre aux humains et les humains pouvaient leur enseigner des sortilèges, entres autres. Il ne servait donc à rien de demeurer cloîtré.
Leurs questions étaient justes. Le massacre de Flore était terrible, mais des humains auraient-ils fait autre chose, en voyant un peuple sans défense dans un monde qui ne leur appartenait pas ? Certain en auraient profité. Il s’agissait d’une minorité bruyante qui éclipsait la majorité silencieuse, et nuisait aux démons. L’ordre était à présent entre les mains d’Aile Ténébreuse, et l’aider permettrait d’empêcher d’autres déboires.
Il était bien vieux, et avait besoin d’aide afin d’ouvrir un lien entre les mondes, afin que tous puissent vivre en paix, et que la peur ne soit plus. L’incompréhension avait créé des désastres, mais elle ne serait plus. Alastair avait besoin de leur soutien, et ne pourrait l'acquérir qu'avec leur adhésion dans l'Empire ; non pas pour servir sous Aile Ténébreuse mais pour être ses collègues, en tant que mage.
Il pourrait leur transmettre son savoir, et ne demandait en échange que la promesse de l'aider à établir le pont entre les mondes pour permettre la compréhension entre les peuples et la fin des guerres de territoire, et avant l'accomplissement de ce grand projet, la régulation de l'Empire à ses côtés. Terra ne devait pas sombrer dans le chaos, et s'ils luttaient à sa survie, le monde en serait meilleur.
A cause de son verbe, ils se laissèrent tromper ; et Alastair pleura intérieurement la perte de sagesse qui en résultait, car celui qui l'avait compris trahissait ses idéaux pour se rallier à ceux factices qu'il lui donnait.