L’aube était proche. Une légère brise soufflait dans l’obscurité encore présente, et le village était plongé dans le silence. Personne n’était encore levé, mais ça ne saurait tarder. Sunaï traversa la rue principale de la bourgade, guettant tout bruit suspect. Il faisait encore nuit mais plus pour longtemps : elle ne devait pas perdre de temps. Elle tourna dans une rue adjacente, ôta le capuchon de sa tête avant d’abandonner son manteau sur de vieux cageots. Il ne ferait que la gêner. Elle se retourna une dernière fois pour vérifier les alentours, puis accéléra le pas vers son objectif. Elle mit environ cinq minutes à arriver devant le palier d’une grande bâtisse en pierre à étage, sûrement l’une des plus belles maisons du village, et s’arrêta un instant. C’était bien ici. Seuls des nobles ou de riches entrepreneurs pouvaient vivre dans une telle maison, et grâce à son repérage de la veille, elle était sûre de trouver ce qu’elle cherchait, et savait également où chercher.
L’adolescente leva les yeux. L’horizon commençait déjà à se colorer d’orange. Déterminée, elle posa son regard sur le rebord de la fenêtre la plus proche. D’un pas assuré, elle s’avança vers le palier, s’agrippa au léger renfoncement présent au-dessus de la porte, puis commença son ascension en prenant appui sur la poignée de la porte. Elle tendit le bras gauche pour prendre appui sur le rebord de la fenêtre. Une fois sa prise sûre, elle avança également sa main droite. Soudain, un bruit dans la rue la fit stopper net. Sous le coup de la surprise, son pied dérapa et elle se retrouva pendue dans le vide, les mains serrées sur la bordure de la fenêtre, les pieds raclant la surface du mur. Il se passa quelques secondes avant que son pied droit trouve une légère surface. Elle n’hésita pas une seconde et poussa avec force sur son appui de fortune, ce qui lui permit de monter sur le rebord de l’ouverture. Légèrement essoufflée, elle jeta un regard dans la rue pour essayer de trouver l’origine du bruit qui l’avait dérangée. Elle ne vit rien : la rue était totalement déserte. Sûrement un chat qui passait par là. Les genoux de la fille, qui s’étaient râpés contre le mur, saignaient légèrement, mais elle n’y fit pas attention. Elle continua son ascension jusqu’au deuxième étage, cette fois-ci sans accroc. D’un geste vif, elle sortit un objet métallique de la poche de son short, et entreprit de forcer l’ouverture. C’étaient de vieilles vitres, et il n’était pas difficile pour elle de les ouvrir de l’extérieur. Après un léger craquement, elle put entrer.
La pièce dans laquelle elle se retrouva était grande, joliment décorée. Des tapis de marque recouvraient la majorité du plancher, quelques tableaux étaient accrochés aux murs, et beaucoup de meubles en bois massif agrémentaient la pièce. L’adolescente marcha d’un pas feutré sur le plancher jusqu’à un tapis, de façon à être encore plus discrète. Elle passa devant un grand miroir sur pied et s’arrêta un instant. Cela faisait un moment qu’elle n’avait pas vu son reflet, peut-être quatre mois. Désormais, sa peau avait souffert du soleil et elle avait bronzé. Ses cheveux bruns, autrefois si bien coiffés, avaient poussé et étaient devenus très secs. Ses yeux marron passèrent ensuite en revue son accoutrement : un vieux tee-shirt blanc maintenant gris de saleté, et un short noir lui arrivant mi-cuisse, des chaussures aux semelles usées. Elle se préoccupait peu de son apparence, néanmoins elle fut contente de remarquer qu’elle s’était endurcie et que ses bras ainsi que ses jambes paraissaient plus vigoureux.
La jeune fille détourna la tête et se dirigea prestement vers un lourd meuble ancien. Le noble qu’elle avait croisé la veille vivait dans cette maison, et elle savait où se trouvaient ses bijoux de grande valeur. Elle n’était pas restée dans ce village pourri pour rien. Elle allait repartir avec un joli butin et penserait peut-être à s’acheter de nouveaux vêtements et une toilette digne de ce nom. Elle ressortit une nouvelle fois sa tige métallique pour déverrouiller le premier tiroir du meuble. Celui-ci ne contenait qu’un empilement de vieux livres et elle entreprit d’ouvrir le deuxième tiroir. Après un cliquetis agréable, il s’ouvrit, et l’adolescente sourit devant sa trouvaille : des bijoux en or, quelques rubis et émeraude brillaient et déversaient leurs couleurs dans la pièce. Elle avait empoigné plusieurs colliers lorsqu’une voix retentit derrière elle :
- Alors, on joue aux voleurs nocturnes ?Elle se retourna vivement, surprise. Elle n’avait entendu aucun bruit, pourtant, elle était douée pour ça. Ses mois de cavale lui avaient appris à repérer le moindre détail. Elle se retrouva devant un garçon aux cheveux châtains ébouriffés, qui devait avoir son âge, ou à peine plus. Habillé tout en noir, il portait à sa ceinture une sacoche de cuir. Un sourire aux lèvres, il tendit la main vers elle, paume ouverte.
- Maintenant, donne-moi ça, lança-t-il en inclinant la tête vers sa main resserrée sur les bijoux.
La surprise passée, l’adolescente se redressa et elle retrouva son assurance. Elle avait confiance en elle. Les adultes ne lui faisaient pas peur, alors un garçon de son âge encore moins.
- Quoi, tu crois que je vais te les donner tranquillement et que je vais me rendre bien sagement ? ricanna-t-elle.
T’es qui, un domestique ?Un rayon de soleil traversa la fenêtre ouverte, venant éclairer la pièce subitement. L’aube était là. Elle devait se dépêcher avant que les propriétaires de la maison ne se réveillent. Le garçon sembla penser la même chose :
- Tiens, il fait déjà jour... Voilà pourquoi, si tu ne veux pas me les donner tout de suite, je vais te les prendre par la force. Je ne tiens pas à m’attarder ici. Il semblerait qu’on ait tous les deux décidé de voler ces pigeons le même jour. Seulement, je ne repartirai pas d’ici les mains vides. - Eh bien, nous voilà confrontés à un problème. Parce que je n’ai pas l’intention de repartir bredouille. Comme on dit, le premier arrivé, le premier servi ? Alors maintenant, dégage, répondit l’adolescente avec hargne.
Un bruit au rez-de-chaussée les fit tous deux tourner la tête vers la porte menant sur un couloir. Les nobles étaient levés. Il sembla même qu’une personne commençait à monter les escaliers. Le garçon se tourna vers elle, beaucoup plus sérieux.
- Très bien, tu ne me laisses pas le choix…Il s’élança vers elle. La jeune fille s’était préparée. Seulement, au moment où il arriva à sa hauteur, il se déplaça brusquement vers la droite, refermant sa main sur son poignet. Qu’est-ce que c’était ? Il était arrivé juste devant elle et elle s’était préparée pour le frapper, mais sa position avait brusquement changée. De la téléportation ? Non, ce n’était pas ça. C’était autre chose, mais la jeune fille n’avait pas le temps d’y réfléchir. Il se servait de son pouvoir ? Très bien, elle allait utiliser le sien. Elle n’aimait pas ça, n’ayant pas vraiment encore la maîtrise de ses capacités, mais elle n’avait pas le choix. Elle fit courir le long de son bras une petite décharge électrique. Surpris, le garçon retira vivement sa main de son poignet.
- Tu me prends pour une fillette inoffensive, c’est ça ? lança-t-elle, se retournant vivement pour enfoncer son poing resserré sur les bijoux dans le ventre du garçon.
Les deux adolescents commencèrent une lutte acharnée mais la plus silencieuse possible. A chaque instant, ils pouvaient entendre les pas lents de quelqu’un montant les escaliers. Il ne leur restait que quelques dizaines de secondes, au grand maximum. La seule issue désormais était la fenêtre grande ouverte par laquelle l’adolescente était entrée.
Brusquement, le garçon roula sur le sol et se releva très rapidement derrière son dos. D’un geste agile, il referma son bras sur le cou de la jeune fille. Celle-ci allait riposter lorsqu’elle sentit le métal froid d’une lame sur sa gorge. Elle resta immobile. Désormais, seuls leurs souffles respectifs troublaient le silence de la pièce. Le garçon souffla à son oreille :
- Je ne crois pas que tu sois en position de négocier. Maintenant, lâche les bijoux.- Tu es sûr de toi ? Je crois que tu devrais un peu mieux analyser la situation, ajouta la fille dans un souffle.
Sur ces paroles, elle enfonça légèrement la pointe de la dague entre les côtes du garçon. Elle avait sorti cette arme de sa ceinture quelques secondes auparavant. Dorénavant, si l’on voulait peindre un tableau de la scène, voici ce que l’on pourrait observer : un garçon, le bras droit refermé autour d’une jeune fille, appuyant légèrement la lame d’un couteau sur le cou de celle-ci. Son bras gauche, quant à lui, était resserré autour de la taille de la fille, l’empêchant de bouger. Seulement, la fille en question, le poing refermé sur la garde d’une dague, avait placé son bras légèrement en arrière de son dos, de façon à ce que la lame de la dague vienne titiller les côtes de son agresseur. Sa main droite, quant à elle, était toujours aussi serrée sur les bijoux.
- Je vois que tu as de la ressource. On fait quoi, maintenant ? On attend sagement l’arrivée des pigeons ? questionna le garçon d’une voix tranquille. Il semblait presque s’amuser.
- Tu me lâches, je retire la dague et tu me laisses partir. Ensuite, je…- Rory, tu es là ? Je croyais que tu étais au rez-de…Un homme fit irruption dans la pièce et s’interrompit devant la scène. Les deux adolescents restèrent figés dans cette position peu confortable pendant quelques secondes qui leur parurent très longues. L’homme, surpris, fit courir son regard sur eux, regard qui s’arrêta ensuite sur les bijoux que tenait encore l’adolescente. Soudain, comme un seul homme, les deux adolescents se jetèrent sur lui. La fille lui assena un coup de pied dans le flanc. L’homme se plia en deux, et à peine s’était-il redressé que le garçon lui avait placé son couteau sous la gorge.
- Vous hurlez, et je vous tue, menaça-t-il.Bizarrement, l’homme se mit à rire. L’adolescente ne comprit pas la raison de cet accès d’hilarité. Elle avança d’un pas. Ou plutôt, elle tenta d’avancer d’un pas. Elle se rendit compte qu’elle ne pouvait plus bouger, elle était totalement paralysée. Le garçon, quant à lui, semblait lutter contre une force invisible qui l’empêchait de maintenir son bras autour du cou de l’homme. Soudain, elle comprit. Merde, pourquoi était-elle tombée sur un utilisateur de télékinésie ? Quelle était la probabilité de tomber sur une telle personne ?
- Vous pensiez que j’étais un vieil homme incapable de me défendre ? Grâce à Dieu, j’ai beaucoup plus d’expérience que vous, et vous n’êtes pas les premiers gamins à essayer de me plumer !Sunaï fut brusquement projetée dans les airs. Elle heurta violemment le mur derrière elle et le choc sur son crâne la laissa assommée sur le coup.
--
Quelques heures plus tard, la jeune fille se réveilla dans une pièce sombre et humide. Elle tenta de se rappeler vaguement comment elle avait atterri ici. Elle se redressa et s’assit contre un mur. Une douleur lui lancinait le crâne. De la lumière filtrait à travers une ouverture striée de barreaux en fer, au-dessus d’elle.
- Bien dormi ? lança une voix ironique de l’autre bout de la pièce.
On dirait qu’il nous a balancés à la prison de la ville.Elle tourna la tête, et reconnu le garçon malgré l’obscurité. Elle remarqua également qu’ils se trouvaient tous les deux dans une cellule crasseuse aux barreaux rouillés.
- Toi, enfoiré, c’est à cause de toi que je me retrouve ici ! s’exclama l’adolescente, dédaigneuse.
- Je pourrais dire la même chose. Tu n’avais qu’à me donner les bijoux bien sagement.- C’est ça. Tu crois parler à qui ?- A une gamine prétentieuse ?En réponse, la fille ramassa un vieux caillou qu’elle trouva près d’elle et le lança sur le garçon, décidée à lui faire mal. Elle le rata de quelques centimètres.
- Tu viens d’où ? demanda-t-il.
- Je ne vois pas en quoi ça te regarde.Un silence s’installa. Sunaï se demandait désormais quel genre de pouvoir il avait. Elle n’avait toujours pas compris comment il avait pu la prendre de vitesse, lors de leur affrontement.
- Tu comptes rester dans ton silence arrogant encore longtemps ou tu as l’intention de te montrer un peu plus sociable de façon à ce qu’on sorte d’ici ?- Je n’ai pas besoin de toi pour sortir d’ici, je me débrouille très bien toute seule.- Tu t’appelles comment ? demanda-t-il, ignorant totalement sa réponse.
- Je t’emmerde.- Amusant, comme prénom.L’adolescente serra les dents. Le garçon commençait à lui taper sur les nerfs. S’il continuait comme ça, elle allait finir par l’assassiner et le laisser pourrir dans cette cellule.
- Moi, c’est Arthadel. Je ne compte pas rester ici plus longtemps, ajouta-t-il en se levant et en avançant vers elle.
J’ai entendu dire que le pigeon de tout à l’heure possédait beaucoup plus de bijoux que ce qu’on a trouvé dans le tiroir, ce matin. Si on mettait la main sur tout ce qu’il a, on pourrait séparer le butin en deux. Même divisé, le butin total de chacun devrait être plus élevé que ce qu’il y avait dans le tiroir. Tu es de la partie ? questionna-t-il en lui tendant la main.
Ce
qu’on avait trouvé dans le tiroir ? Il plaisantait ? Ce
qu’elle avait trouvé, oui ! Sunaï croisa les bras, dans une position de clair refus. Cependant, sa proposition n’était pas mauvaise. Elle non plus ne voulait pas s’attarder ici. Et elle n’avait pas non plus l’intention de repartir sans rien faire. Soit elle aurait finalement la main sur les bijoux, soit elle aurait une vengeance bien méritée avec le noble qui les avait envoyés là. Elle laissa passer quelques secondes durant lesquelles elle le fusilla du regard.
Elle ne l’avait pas remarqué jusque-là, mais Arthadel avait de profondes cicatrices sur le poignet, et elle se demanda un instant dans quelles circonstances il les avait reçues. Ce détail eut son effet sur Sunaï. Si au premier abord elle n’appréciait pas Arthadel, surtout après qu’il ait fait rater son vol si bien préparé, il était un peu comme elle, au fond, même si elle ne le connaissait pas. Un jeune jeté dans les rues à cause d’évènements quelconques, luttant pour sa survie, réduit à voler pour ne pas crever de faim au fond d’une ruelle. Elle commença à voir le garçon sous un autre jour, comme une personne qui lui ressemblait, comme un égal voire un possible allié. Ce qui était en soi une belle évolution, Sunaï étant en général très fermée envers les inconnus, attribuant rarement sa confiance.
Arthadel surprit son regard sur ses cicatrices, mais il ne fit rien. Il attendait, la regardant droit dans les yeux, la main toujours tendue. Enfin, elle tendit le bras et serra la main d’Arthadel.
- Très bien, annonça-t-elle.
Pour toute réponse, Arthadel l’aida à se lever.
- Et moi… c’est Sunaï, ajouta-t-elle après une brève hésitation.
Elle donnait rarement son vrai nom, pourtant cette fois-ci elle fut sincère.
Arthadel et Sunaï entreprirent d’examiner leur cellule, cherchant une éventuelle issue. Le sol était un mélange de pierre et de terre battue, les barreaux étaient vieux et mal entretenus. Un vieil homme se trouvait endormi dans une cellule non loin, mais mis à part lui, les autres cellules étaient vides. La prison ne devait pas servir souvent – après tout, il était vrai que la ville dans laquelle ils avaient tenté leur vol n’était pas très grande –, ou alors ils ne se trouvaient pas dans les quartiers très sécurisés. Ils avaient sûrement d’autres chats à fouetter que de s’occuper de deux pauvres voleurs sans le sou.
Néanmoins, malgré le mauvais état des lieux, la porte de leur cellule était bel et bien verrouillée. Sunaï pensa aux couteaux qu’elle gardait toujours sur elle et porta la main à sa ceinture, dans l’intention d’essayer d’abîmer les vieux barreaux avec. Seulement, ses armes n’étaient plus là, ni le petit sac qui contenait le peu d’effets personnels qu’elle possédait. Sunaï serra les dents, soudain de mauvaise humeur. Elle se tourna vers Arthadel.
- Ils t’ont dépouillé, toi aussi ?Arthadel acquiesça, concentré à tester la résistance de la grille en forçant dessus.
- On pourrait sûrement s’en sortir à l’usure, à force de frapper dessus, tellement c’est vieux. L’ennui, c’est que ça risquerait d’alerter les gardes avec le boucan que cela occasionnerait… soupira Arthadel, essayant visiblement de chercher une autre solution moins bruyante.
Sunaï fouilla ses poches, en vain. Elle pensa alors à la tige métallique dont elle se servait habituellement pour crocheter les serrures. Elle retint son souffle. Elle avait pour habitude d’en garder plusieurs sur elle, au moins deux. Celle qu’elle avait utilisée le matin pour s’infiltrer chez le noble et qu’elle avait laissée dans sa poche n’était plus là, bien évidemment. Mais qu’en était-il pour celle glissée dans sa botte ? Avaient-ils pris la peine de vérifier jusque dans ses chaussures avant de la jeter en prison ?
La jeune femme se pencha et glissa sa main dans sa chaussure droite, à l’endroit habituel. Elle ne put retenir un sourire lorsqu’elle sentit le métal contre ses doigts. Avec ça, ils devraient pouvoir ouvrir ! Mais une fois sortis, où aller ? Ils ne connaissaient ni la configuration des lieux, ni le nombre de gardiens qui se trouvaient dans les parages… Et leurs affaires, avaient-ils une chance de les récupérer sans prendre trop de risques ? Etaient-elles entreposées dans une salle verrouillée, ou les gardes s’étaient-ils partagés ce qu’ils avaient trouvé utile avant de jeter le reste ?
Sunaï balaya ces interrogations. Elle ne pourrait pas être plus avancée en restant enfermée ici, il fallait donc tenter quelque chose. Elle se tourna vers Arthadel en souriant, tenant la tige métallique entre son pouce et son index.
- Avec un peu de chance, on pourrait sortir avec ça…Arthadel s’approcha pour observer son crochet, lorsqu’un bruit les figea tous les deux. Une porte qui s’ouvrait, un tintement de clés, et le tapotement caractéristique de lourdes bottes sur le sol de pierre. Les deux adolescents échangèrent un regard rapide, Sunaï remit prestement son crochet dans sa botte, puis ils s’affalèrent chacun contre les barreaux de leur cellule, à l’opposé l’un de l’autre. Ils ne devaient surtout pas laisser supposer qu’ils étaient en train de chercher un moyen de s’évader, ni qu’ils avaient peut-être un moyen sérieux de prendre la poudre d’escampette…
Les bruits de pas se rapprochèrent, et la jeune femme finit par apercevoir un homme brun d’une quarantaine d’années, visiblement un garde, même s’il n’avait pas d’uniforme particulier, ce qui témoignait du peu d’investissement accordé à cette prison. Il portait dans ses mains deux écuelles de ragoût peu alléchant. Lorsqu’il arriva à hauteur de leur cellule, il s’arrêta un instant, les jaugeant tour à tour.
- Enfin réveillés vous deux ? lança-t-il d’un ton sarcastique.
Il semblait de très bonne humeur. Il fit glisser leur repas par la petite trappe prévue à cet effet. Sunaï ne jeta pas même un regard sur l’assiette. Elle retint une exclamation de dépits. Forcément, il fallait que quelqu’un vienne au moment même où ils avaient trouvé un moyen de sortir d’ici ! Elle resta cependant impassible, bornée dans un silence arrogant. Même Arthadel, qui s’était montré blagueur avec elle, gardait le silence et observait l’homme calmement. En fait, ils pourraient presque paraître à leur aise dans cette cellule crasseuse, pour quelqu’un qui ne les avait pas vus se creuser la tête pour sortir quelques minutes plus tôt.
Comme pour les importuner davantage, l’homme traîna une chaise devant leur cellule, la tourna face à lui et s’assit à califourchon dessus, les coudes sur le dossier. Une lueur dorée attira le regard de Sunaï : un trousseau de clés dépassait de sa poche. Il y avait la liberté, là, inaccessible, à quelques mètres. L’adolescente se demanda si l’homme ne les narguait pas exprès.
- Cela faisait un moment que je n’avais pas eu de nouveaux visiteurs ici… ,lança-t-il soudain.
A part l’autre vieux qui n’a plus de conversation depuis un moment, ajouta-t-il avec un signe de tête vers le vieil homme toujours endormi quelques cellules plus loin, je n’ai pas l’occasion de parler beaucoup depuis quelques temps. Vous venez d’où, tous les deux ?Les deux adolescents restèrent muets. Sunaï ne lui donnerait pas la satisfaction de faire la causette avec lui. Elle ne comptait pas rester ici longtemps, de toute façon. Si le garde lui faisait le plaisir de ne pas trop s’attarder devant leur cellule, elle pourrait partir pendant la nuit. Depuis combien de temps étaient-ils ici ? Le soleil semblait décliner dehors d’après la faible luminosité de l’endroit. Ils avaient donc passé la journée enfermés depuis le matin de leur capture.
L’homme ne sembla pas se formaliser de leur silence. Au contraire, il sourit, avec une expression de supériorité peu dissimulée. Il croisa les bras sur le dossier de sa chaise, les observant tour à tour.
- Vous quitterez bientôt votre fier silence, assura-t-il.
Il n’y a pas grand-chose à faire ici, autant pour vous que pour moi. Et j’ai pris l’habitude d’écouter les histoires des prisonniers, par curiosité, pour passer le temps… En échange de quoi je peux m’arranger pour vous ramener de la nourriture un peu mieux reluisante… Au bout de quelques semaines ou quelques mois vous finirez par trouver le temps long, vous aussi.Eh bien, quelle chance qu’ils avaient là ! Une commère qui ne semblait pas disposé à les laisser seuls. Comment pouvaient-ils s’enfuir discrètement, dans ces conditions ? Arthadel répondit alors avec indolence :
- Quelques mois ? C’est cher payé pour un simple vol…L’homme eut une expression mêlée de cruauté et d’indifférence. Ils savaient tous les trois que peu importe la raison de leur enfermement ici, si personne n’avait assez d’argent dehors, ou si personne n’était là pour réclamer leur libération ou un procès, ils risqueraient fort de rester ici le restant de leurs jours. Personne ne se préoccupait de deux vagabonds au fond d’une prison miteuse d’une petite ville… Et aucun garde ici n’aurait assez de miséricorde pour les libérer.
Devant le mutisme des deux adolescents, le garde se mit alors à parler de tout et de rien, des rumeurs qu’il avait entendues çà et là, voire même de sa propre vie. Il continuait même lorsqu’il attendait une réponse qui ne venait pas, probablement persuadé qu’Arthadel et Sunaï finirait par participer à son petit jeu. Il semblait être ici seulement pour avoir des oreilles attentives, mais Sunaï le soupçonnait de prendre plaisir à étaler la liberté dont il jouissait devant les prisonniers. Et il resta là des heures, au grand dam de l’adolescente. Même lorsqu’il fut certain que la nuit était tombée, il était toujours là, sur sa chaise, les regardant à tour de rôle, les méprisant du haut de sa chaise, les assaillant de paroles dont les deux voleurs n’avaient strictement rien à faire, tenant d’attiser leur curiosité sur quelque sujet que ce soit. Son orgueil évident faisait de lui quelqu’un de facile à énerver, c’était peut-être quelque chose sur quoi ils pouvaient jouer pour le tromper ?
Mais il était intelligent, très intelligent, un habitué des prisonniers, cela se sentait. Il ne s’approcha jamais de leur cellule, laissant sa gorge et les clés dans sa poche hors de portée de leurs mains. Même en parlant parfois de la prison dans laquelle ils se trouvaient, il ne donna aucun détail sur la configuration des lieux, combien de collègues il avait si jamais il en avait, rien.
Il était fort à ce jeu-là, mais Sunaï également. Elle pouvait être très patiente lorsqu’elle le souhaitait. Elle attendrait une occasion de faire quelque chose, le provoquer peut-être, sinon il finirait bien par repartir ou par s’endormir. Arthadel devait penser la même chose car il s’était installé confortablement dans la cellule, époussetant les manches de son manteau comme s’il était simplement dans une salle d’attente. Ils s’ignoraient comme de purs inconnus, décidés à ne pas sortir un seul mot devant l’étranger, mais étrangement, une sorte de complicité s’installa entre eux. Peut-être était-ce dû au fait qu’ils étaient tous les deux des vagabonds, ou simplement parce qu’ils étaient temporairement alliés, Sunaï n’en savait rien. Mais ils arrivaient parfois à se comprendre avec quelques regards (Tu as vu les clés dans sa poche ? Tu as vu par quel côté du couloir il est arrivé ?).
- Il n’a pas eu de chance, comme vous, ajouta l’homme après avoir parlé d’un brigand s’étant fait capturer par un mage.
Vous pensiez sérieusement pouvoir voler le noble le plus important de la ville, tous les deux ? Vous êtes un peu stupides, non ? Vous étiez dans un sale état lorsqu’il vous a amenés ici ! ria-t-il.
Sunaï sortit soudain de son mutisme, ignorant l’insulte.
- Parce qu’il nous a ramené lui-même ?Elle voyait mal un noble prendre la peine de les conduire lui-même en prison.
- Il voulait s’assurer que vous ne seriez pas prêts de sortir d’ici avant un bon moment, répondit l’homme, indifférent.
Sunaï se leva et se rapprocha des grilles, refermant ses doigts sur les barreaux pour être le plus près possible, sautant sur l’occasion.
- Je vois, répliqua-t-elle d’un ton hautain.
Combien a-t-il payé ? Combien vaut votre obéissance ?A ce moment-là, elle ne faisait presque pas semblant d’être de mauvaise humeur. Elle portait en horreur ces riches qui se permettaient de s’acheter tout et n’importe quoi, jusqu’à la liberté des autres. Cela lui rappelait trop sa famille tant détestée qu’elle avait fuie. Elle ne pouvait s’empêcher de ne pas apprécier ce genre de personnes, tout comme ceux qui se faisaient corrompre comme l’homme en face d’elle.
Sunaï vit du coin de l’œil qu’Arthadel se redressait. Il devait se demander pourquoi elle réagissait soudain de cette façon et ne devait pas être dupe. Il se tenait prêt à agir si jamais. Mais elle lui fut reconnaissante de ne pas approcher aussi, cela ne ferait qu’augmenter la vigilance du gardien.
Celui-ci porta également son attention sur elle, appréciant peu l’insolence et le mépris avec lesquels elle lui parlait. Il se leva également pour se rapprocher et mieux la jauger, mais toujours en restant hors de portée. Sunaï se mordit l’intérieur de la joue. Il fallait absolument qu’elle puisse le toucher… Elle ne maîtrisait pas encore bien ses capacités, ses décharges étaient en général peu puissantes. Mais elle pouvait quand même, dans le meilleur des cas, sans compter l’effet de surprise, laisser un adulte étourdi quelques secondes. Cela serait-il suffisant ? Il fallait déjà qu’elle puisse l’atteindre.
- Sûrement mieux que la tienne, rétorqua le garde sur le même ton. Il ne devait pas être habitué à ce qu’on lui parle de cette manière, encore moins venant d’une fille de seize ans.
Et c’est une voleuse qui veut me faire la leçon ?- Je préfère être une voleuse et vivre comme je l’entends plutôt que de lécher le cul des bourgeois.Elle était rarement vulgaire, mais à cet instant elle faisait tout pour le mettre en colère. Que cela lui donne envie de la frapper ou de les laisser seuls, peu importe, dans les deux cas ils pouvaient être gagnants : soit ils réussissaient à le neutraliser, soit ils ne seraient plus surveillés afin de pouvoir forcer la porte avec le crochet métallique. Mais bon sang, qu’il fasse quelque chose !
Il se rapprocha alors, la regardant droit dans les yeux à travers les barreaux. Sunaï soutint son regard de braise, jaugeant chaque centimètre qui la séparait de lui. Malgré ça, il ne baissait pas sa garde, elle le voyait. Bien qu’elle fût maintenant capable de tendre le bras à travers la grille pour l’atteindre, il s’attendait sûrement à ce genre d’action désespérée de la part des prisonniers. Seulement, il ne pouvait pas savoir pour son pouvoir, même le noble n’aurait pu l’avertir puisqu’elle n’en avait pas fait usage sur lui. Et elle ne paraissait après tout n’être qu’une prisonnière impuissante derrière ses barreaux. Seul Arthadel, sur ses gardes derrière elle, pouvait savoir qu’elle avait un atout dans sa manche, ayant eu la mauvaise surprise la veille de recevoir une légère salve électrique.
- C’est avec ce genre d’idéaux que l’on se retrouve entre quatre murs, ma belle… Tu as la langue bien pendue comparé à tout à l’heure ! Il eut un léger ricanement.
Vivre selon ses principes, sous l’influence de personne… c’est bien beau tout ça, mais il faut tout simplement être con pour laisser ces maximes diriger ses actions. C’est la loi du plus fort, du plus habile, du plus opportuniste qui prévaut ! Si tu n’arrives pas à comprendre ça, tu crèveras comme une merde, espèce…Sunaï ne le laissa pas finir. Avec toute la hargne dont elle pouvait faire preuve, elle lui cracha au visage. La stupéfaction passée, l’homme réagit aussitôt. Il lança son bras à travers les barreaux, refermant brutalement sa main sur la gorge de l’adolescente. Celle-ci eut immédiatement le souffle coupé. Sa trachée soudainement compressée la faisait atrocement souffrir, mais elle ne put empêcher un sentiment de satisfaction la traverser de part en part. Le premier réflexe qu’elle eut fut de refermer ses deux mains sur le poignet de son agresseur. Il ne s’en formalisa pas, étant largement plus fort qu’elle physiquement. Cependant, il ne pouvait s’attendre à ce qu’elle lui préparait. Sunaï libéra alors la plus forte décharge électrique dont elle était capable à travers ses paumes. L’homme fut parcouru de tremblements convulsifs et la prise autour de sa gorge se desserra. Sunaï inspira un grand coup en toussant et en se tenant la gorge d’une main. Elle continua à enserrer avec son autre main le poignet du garde étourdi qui sembla vouloir se reculer, mais elle ne pouvait rien faire de plus, utiliser son pouvoir trop longtemps la fatiguerait pour rien.
Arthadel surgit alors à ses côtés avec une vitesse impressionnante, passant ses deux bras à travers les barreaux. Il referma ses mains derrière le cou du garde comme s’il voulait l’enlacer. Il força d’un coup et vint faire buter le crâne de l’homme contre la grille. L’homme s’immobilisa soudain sans plus aucune résistance. Il s’affaissa au sol, complètement assommé.
Sunaï se recula en se massant la gorge, toujours prise d’une quinte de toux incontrôlable. Arthadel en profita pour récupérer les clés dans la poche de l’homme à travers leur cellule, désormais facilement accessibles. Il se tourna ensuite vers elle.
- On aurait aussi pu attendre qu’il s’en aille, tu sais, fit-il d’un air narquois.
Mais il faisait tinter les clés dans sa main avec une expression satisfaite. Sunaï lui répondit d’un haussement d’épaules. Enfin, lorsque la douleur était plus supportable et qu’elle fut sure de pouvoir parler sans tousser, elle lança :
- Ne trainons pas ici plus longtemps.Les deux adolescents ouvrirent la porte de leur cellule de l’intérieur, avant d’y trainer le garde et de l’y enfermer avec ses propres clés. Prudemment, ils remontèrent le couloir en passant devant la cellule du vieil homme toujours endormi, aussi incroyable que cela puisse paraître. Ils ralentirent lorsqu’ils arrivèrent à un croisement et tendirent l’oreille. Personne ne semblait être dans les parages. Arthadel allait tourner dans le couloir suivant lorsque Sunaï posa une main sur son bras.
- Tu as une idée de l’endroit où ils pourraient avoir mis nos affaires ? chuchota-t-elle.
Il hocha négativement de la tête. Allaient-ils prendre le risque de les chercher, de toute manière ? Après tout, Sunaï n’avait pas grand-chose, à part un peu d’argent et quelques couteaux. Ce n’était pas une grande perte, même si elle y tenait un minimum.
Ils continuèrent à déambuler dans la prison discrètement, ne croisant toujours personne. Les cachots étaient décidemment bien peu gardés. Quant aux rares prisonniers qu’ils croisaient, ils dormaient presque tous. Enfin, ils arrivèrent dans une petite pièce où se trouvaient une table et quelques chaises en bois. Probablement une salle pour les gardiens, mais aucun d’eux n’était présent. Peut-être que le garde qui leur avait rendu visite était le seul s’occupant de leur quartier ? Sunaï n’en avait aucune idée mais n’allait pas se plaindre de l’absence de sécurité.
Arthadel attira son attention sur la fenêtre en face d’eux. Certes pas très grande, ils devraient quand même pouvoir passer. Ils s’approchèrent pour regarder dehors. Le ciel était sans nuages et la lune lançait ses rayons argentés sur les environs, la brise était fraiche. Ils jaugèrent la distance entre l’ouverture et le sol. Deux mètres à peu près. C’était faisable. Sunaï hésita quelques instants en repensant à ses effets personnels entreposés sûrement quelque part, mais la liberté qui s’offrait devant elle balaya rapidement son indécision.
Etant le plus grand, Arthadel grimpa le premier sur l’ouverture. Il tendit ensuite sa main vers Sunaï pour l’aider à le rejoindre. La mésaventure de leur capture était déjà loin de leurs esprits. Ils sautèrent sans un regard en arrière.
Quelques jours plus tard, dans un petit village situé à quelques lieues de là, un évènement fit jaser les commères du coin. Deux adolescents, un garçon et une fille, seraient arrivés en ville, la veille. Tout ce qu’on savait d’eux, c’était qu’ils étaient frère et sœur. Enfin, c’est ce qu’ils avaient affirmé. Le garçon serait arrivé en trombe dans la taverne, suppliant qui voulait l’entendre de sauver sa sœur qu’il tenait dans ses bras. La jeune fille semblait mal en point, elle avait même de gros bleus sur son cou. Le gérant de la taverne, qui était aussi guérisseur, leur offrit de bon cœur une chambre pour la nuit et entreprit de soigner la petite. Ses soins furent tellement miraculeux que le lendemain matin, les deux adolescents étaient partis. Avec toute la cagnotte du gérant.