Donovan, allongé sur le dos, jetait un regard dépité à la pauvre femme qui le chevauchait. Celle-ci était sale, maigre, pouilleuse. Une véritable horreur- et pourtant, il avait besoin d’elle. Alors il supportait cette odeur nauséabonde, ces va-et-vient dégoutant, cette haleine fétide. Il s’y était préparé- enfin, dans la mesure du possible.
Il avait visité plusieurs maisons closes, et avait jeté son dévolu sur celle-ci. Le tenancier était un homme mauvais, un vieux pervers qui ne s’intéressait qu’aux quelques pièces qu’il récoltait. Il maltraitait les filles, les nourrissait mal, et leur donnait, en guise de nourriture, que le strict minimum. C’était, semblait-il, le pire bordel de la ville, où la passe ne coûtait presque rien.
Tous les employés de la maison haïssaient le propriétaire- tous, des six filles aux deux costauds qui devaient garder l’entrée. Mais cet homme les tenait ; sans lui, ils retournaient à la rue. L’idée de l’homme avait été bonne, et c’était ce genre d’idée là qui avait tenté Donovan au début : recruter du personnel miséreux, leur offrir un abri, de la nourriture, une situation. Sauf qu’il n’avait rien pour le faire, et pas question d’acheter une bâtisse lui-même.
Alors il s’était creusé la cervelle et, avec l’aide de la Petite Princesse qui résonnait dans sa tête, il avait accouché d’un plan, marqué à l’encre sur des feuilles bien rangées. Là, il ne s’en souvenait plus, mais il savait qu’il le retrouverait vite. Il avait finit par s’habituer à sa mémoire défaillante : le succès de ses entreprises résidait dans sa capacité d’adaptation.
- Je lui ai parlé de toi, fit la fille lorsqu’elle eut fini. Je lui ai dit que tu m’aimais. Que tu voulais investir dans cet endroit, et me protéger.
L’amnésique lui tapota la tête.
- Bonne fille.
- Tu m’aimes, hein, Thatch ?
- Bien sûr.
Il se leva, nu dans la pièce miteuse, et marcha jusqu’à ses vêtements par terre pour en tirer quelques feuilles. Tout était là. Un sourire éclaira son visage.
- Il veut te voir, continua la fille.
Il hocha la tête.
- Tu lui as tout dit ?
- Oui. Que tu étais plein d’argent. Naïf. Musclé, mais incapable de te battre. Un vieux pervers débile. Je connais bien Marco.
- Si tu m’as menti…
Melia secoua la tête.
- Il est aussi cupide que stupide. Il ne te laissera jamais partager son bordel. Dès qu’il verra la couleur de ton argent, il te tuera.
La lueur bleue dans les yeux de Donovan s’intensifia.
- Bien.
La catin s’approcha de lui et enlaça ses épaules.
- Je suis inquiète, c’est dangereux.
Thatch passa une main dans ses cheveux.
- Ne t’en fais pas pour ça. Quand veut-il me voir ?
- Maintenant.
Donovan se détacha de Melia et se rhabilla rapidement. La jeune femme, quant à elle, remit ses loques, puis le fit sortir de la chambre. Elle emprunta un escalier au fond du couloir, le menant à l’étage supérieur. Lorsqu’elle toqua, une voix grinçante lui intima d’ouvrir.
Thatch pénétra dans un endroit puant, la tanière d’un rat. Tout l’étage avait été transformé en une seule pièce, mais il y régnait une atmosphère abjecte. Les volets fermés ne laissaient filtrer que quelques rayons de soleil, et deux faibles bougies produisaient un faible halo autour d’un bureau poussiéreux, sur lequel était penchée une forme sombre.
Lorsqu’il s’approcha, Donovan se retrouva face à un vieil homme décoiffé, malingre, dont la bouche sans dents formait un rictus étrange. Le propriétaire du bordel fit un signe de la main à Melia, et celle-ci laissa son amant seul avec son patron.
- Bonjour, fit l’amnésique en lui tendant la main.
Et merde, il avait oublié ce qu’il faisait là… Mais l’idée de toucher la main de l’homme en face de lui le révulsait.
Maitrise toi. C’est important.
Il retint un soupir de soulagement lorsque l’homme ne réagit pas.
- Alors ? C’est vous, donc, Edward Thatch.
C’est toi.
- C’est moi.
L’homme hocha la tête, un sourire malin sur le visage. Donovan eut soudainement envie de lui éclater le crâne, mais la Petite Princesse le retint.
- Bon, he bien, parlons affaires. J’ai crût comprendre que vous…hmm… appréciez une de mes filles. Melia. Vous vouliez me voir à ce sujet ?
Tu l’aimes.
- Oui. Je l’aime. Je veux la protéger à tout prix. Cet endroit… ce n’est point une place pour une fleur telle qu’elle. Je, heu… Je veux le meilleur pour elle.
La maison close ! Il était dans une maison close.
- Ha et heu… je veux pas qu’elle en voit d’autres.
- Ca va coûter cher, ça.
- Je paierais. J’ai de l’argent. Je veux participer. Etre comme heu… un… un…
Un mécène.
- Un mécène ! Voilà.
L’homme hocha la tête.
- Je vois. Vous investissez dans mon établissement, et en retour vous avez l’exclusivité sur Melia.
-Voilà.
Ce n’est pas tout ! Regarde tes fiches.
- Mais heu… attendez.
Il fouilla ses vêtements à la recherche de ses fiches, puis les relut rapidement.
- Oui, voilà. Un ami à moi m’a tout expliqué, mais comme je n’y comprend rien, j’ai dû tout noter. Ca concerne les lois d’investissement. Il y a souvent des problèmes, pour les investissements, alors il est noté que : lorsqu’un tiers souhaite investir de l’argent dans un entreprise, la personne doit signer un acte de copropriété. Une histoire de rentrée d’argent. Pour que vous soyez certains que les revenus vous vont à vous, et que je n’en toucherais pas la moindre pièce. C’est une preuve de bonne foi : en signant cet acte de copropriété, je m’engage à ne recevoir aucun bénéfice, seulement l’exclusivité sur la fille.
- Je vois, je vois…
L’homme se leva.
- He bien, Sieur Thatch, je vais réfléchir à votre proposition. Je vous informerais de ma réponse.
Donovan lui donna le nom de l’auberge dans laquelle il logeait, le remercia, puis prit congé.
Deux jours plus tard, il recevait à un message de la part du propriétaire, lui disant que sa demande avait été acceptée, et le priant de venir le plus rapidement possible à l’auberge. Le message l’informait également que le montant de l’investissement serait débattu une fois le papier signé.
Donovan sourit à la lecture. Comme prévu, l’homme s’était montré cupide, et s’était empressé de rédiger un acte de copropriété ; en sa faveur. Lorsque l’amnésique rencontra à nouveau le propriétaire de la maison close, et lu l’acte, il sût qu’il avait gagné. L’homme avait plongé, et avait rédigé un acte plus qu’avantageux pour lui. Donovan partageait effectivement le droit de propriété de la maison close, en échange d’une somme exorbitante.
Thatch était légalement coincé : s’il refusait, une fois l’acte signé, de payer, il suffirait au vieux pervers d’aller voir un juge pour que la dette soit remboursée. De plus, l’acte stipulait que le propriétaire pouvait se rétracter dans les vingt-quatre heures, si l’argent n’avait pas été versé. Autrement dit, l’amnésique avait vingt-quatre heures pour réunir l’argent. La présence intimidante des deux costauds qui d’habitude gardaient l’entrée en disait long sur l’intransigeance du vieux pervers.
- Le prix est un peu… excessif, fit Donovan, par principe.
- Ma maison le vaut bien…
Donovan soupira.
- Bon he bien… puisqu’il le faut…
Il saisit la plume que lui tendait son adversaire et signa du nom d’Edward Thatch. Puis, l’homme relu l’acte, et signe à son tour. Il reposa alors le tout, et son visage afficha un air satisfait.
- He bien voilà. Vous avez, bien sûr, vingt-quatre heures pour m’apporter l’argent. Mes deux amis, ci-présent, veilleront sur vous jusque là. Histoire que vous n’ayez pas de mauvaises idées.
Thatch acquiesça, se leva, et fit mine de partir. Mais alors qu’il se dirigeait vers la porte, il s’arrêta, puis se retourna vers l’homme.
- Ha tiens au fait… Je me suis trompé. Cet ami n’est pas dans le domaine du légal, en fait je crois même qu’il n’y connais rien. Il est vendeur de poissons.
Le propriétaire se leva d’un bond.
- QUOI ?
- Et puis, je me disais... même sans tout cela, cet acte de copropriété reste légal, non ? Mais que se passe-t-il si l’autre partie disparaît soudainement ?
Il fit un signe de la main- et les deux brutes attrapèrent le vieil homme par les bras, le plaquant brutalement sur le bureau.
- C’est dommage. J’ai donné l’argent à mon partenaire, mais celui-ci s’est volatilisé juste après l’avoir pris, et je me retrouve seul propriétaire d’une maison close en perdition. Je crois que j’ai été victime d’une arnaque.
Un sourire illumina son visage. Il tourna les talons, ignorant les supplication du vieux pervers, aux mains des ses désormais ex-employés. Lorsque Donovan sortit, il entendit un cri- puis un sinistre craquement.