Voilà quelques mois que Tiana n'avait pas répondu présente pour les Adorateurs. Et en ce mois de Telniss, elle s'était décidée à leur rendre un service en exécutant une mission : retrouver une licorne pour en boire le sang. Et pour la trouver, rien de mieux que de se balader dans la forêt des Elfes...

Elle avait donc signalé à sa supérieure hiérarchique, Andromaque Ardhanarîshvar, qu'elle pouvait s'occuper de ce Sceau important pour les Adorateurs de Nayris. En attendant de pouvoir faire ce que la Déesse lui avait demandé, à savoir tuer Caïn. Mais ça, c'était pour plus tard.

La cheffe métamorphe lui avait donc dit de se rendre à Drayame et d'y attendre tranquillement qu'un autre Adorateur vienne la rejoindre pour exécuter la mission. Adossée à un arbre, vêtue comme une humaine qui voyageait chez les Elfes, elle attendait l'arrivée de son ou sa collègue. L'ex-comtesse était vraiment excitée à l'idée de voir une licorne de si près : ces animaux étaient si purs qu'ils évitaient tout contact avec les êtres humains, même s'ils se laissaient un peu plus approcher par les filles...

Victo, Sybaris, Saeros... Depuis quelques temps, ma route n'a été que de nombreux affrontements ou coopérations, parfois même les deux, avec mes ennemis de toujours : les partisans d'Aile Ténébreuse. Tant est si bien que je parviendrais presque à oublier les rebelles et ce qu'ils m'ont fait. Presque. Car au fond, malgré le fait que ces deux camps s'opposent, leur amour pour la guerre les rejoint, c'est une évidence. Ainsi que leur obsession invétérée du pouvoir absolu...

Mais passons. J'ai décidé aujourd'hui de reprendre les choses en main, et de troquer mon rôle d'assassine vengeresse pour celui d'Adoratrice bien élevée. Mon objectif : détruire l'un des sceaux qui empêchent la Déesse de revenir parmi nous. Un objectif que je m'apprête à réaliser avec grand plaisir. Malgré mon envie d'indépendance, la branche des Libérateurs et celle qui m'inspire le plus de ferveur. Rejoins-nous Nayris. Oui, rejoins-nous...

« Le sang si pur de ces animaux immaculés devra être bu. » nous ordonne la prophétie. Qui dit animaux immaculés dit licornes, qui dit licorne dit forêt de Drayame. C'est donc là que je me rend encore une fois, après être passé par la contrée de Flore et avoir admiré le charme de ses fées, ô combien diminué par les bleus et leur arrogance. A présent, je hais ces démons plus encore, de cette haine brutale et viscérale qui me fait espérer qu'une fois Nayris parmi nous, elle saura faire mordre la poussière à ces chiens vils et prétentieux.

Je ne serais pas seule pour cette mission. Un autre Adorateur m'accompagnera dans notre noble quête. J'ignore son identité et doute de le connaître, à moins qu'il ne s'agisse de Magrant, Sine ou encore Kissa. Je ne connais personne à part eux dans le culte. Toutefois, il n'est jamais trop tard pour faire connaissance, n'est-ce pas...

J'éprouve ainsi une vive surprise en découvrant la personne qui se situe sur les lieux du rendez-vous. Nonchalamment adossée contre un tronc d'arbre, la silhouette, vêtue de vêtements passe-partout idéal pour une telle chasse, a la peau pâle des vampires, le port altier des gens de la noblesse et une crinière de cheveux de jais rappelant la couleur sombre de ses yeux.

Tiana ! Jeune femme rencontrée aux Marais de la Désolation, aimable quoiqu'un peu trop autoritaire à mon goût, nous avions passés la nuit ensemble, et que les esprits tordus arrêtent leurs arrières pensées immédiatement. Je l'avais quittée aux premières lueurs de l'aube, et me souviens sans peine son désir manifeste de rejoindre le culte, qu'elle avait été obligé de quitter pour d'obscures raisons. La voir ici signifie sans le moindre doute qu'elle a réussi à obtenir ce qu'elle cherchait, à savoir sa réintégration parmi les Adorateurs. Je m'aperçois, nouvelle surprise, que je me réjouis pour elle et suis heureuse d'effectuer la mission en sa compagnie. Au moins nous connaissons-nous déjà un peu, ce qui ne peut qu'être positif et permettra une meilleure coordination.

Je m'approche d'elle, un sourire franc sur les lèvres.

– Salut Tiana ! Je vois que tu as fini par nous retrouver finalement.

Un clin d'oeil, et je dégaine les poignards cachés dans mes bottes.

– On s'y met ? Les licornes ne sont pas réputées pour être facile à trouver.

Sans attendre sa réponse, je me dirige vers la partie de la forêt la plus sauvage, certaine que c'est là-bas que nous y trouverons ces si gracieux animaux. Tuer l'un d'entre eux me peine, boire leur sang me dégoûte, mais c'est pour Nayris que nous le faisons, alors peu importe.

Oui, peu importe. Gloire à la Déesse, et que la chasse commence !

Tiana attendait patiemment de voir qui l'accompagnerait sur cette destruction de sceau pour libérer Nayris. Qui sait, peut-être que ce serait avec un nouveau venu dans leurs rangs, tout comme il était possible que ça soit avec quelqu'un qu'elle a déjà croisé dans sa vie d'Adoratrice.

Elle tourna la tête lorsqu'une voix familière l'interpella, quelques instants plus tard :

Salut Tiana ! Je vois que tu as fini par nous retrouver finalement.

L'ex-comtesse sourit : c'était Délyë, rencontrée quelques temps plus tôt aux Marais de la Désolation. C'était avant qu'elle ne décide de se sacrifier pour Nayris, et avant sa résurrection en guide de cadeau par celle-ci. Tout pour Nayris, le credo des Adorateurs auquel adhérait volontiers l'ex-comtesse.

Délyë lui montra ses poignards :

On s'y met ? Les licornes ne sont pas réputées pour être facile à trouver.

Tiana lui répondit, tout en la suivant vers la partie la plus sauvage de la forêt :

Moi aussi je suis contente de te revoir, petite truite. Ne perdons pas de temps.

Un grand sourire aux lèvres, elle partit à la chasse à la licorne, un des animaux que la vampire rêvait de rencontrer au moins une fois dans sa longue vie. L'incarnation de la pureté...

– Moi aussi je suis contente de te revoir, petite truite. Ne perdons pas de temps.

« Petite truite » ? Pfff... Et toujours ce ton autoritaire, à la limite du cassant, que je ne peux m'empêcher de trouver agaçant. Tiana n'est pas méchante, mais quand même, parfois, elle m'énerve.

Nous nous enfonçons dans les profondeurs de l'épaisse frondaison. Ici, à Drayame, les arbres ont une prestance que leurs confrères des autres forêts sont loin de détenir. Et quoi de plus normal ? Il s'agit du bois roi, cœur du continent principal de Terra Mystica et protecteur d'une faune et d'une flore qui n'appartient qu'à lui seul ! Toujours est-il qu'en plus d'aimer la chasse et ses surprises, j'apprécie aussi notre environnement et goûte à cette promenade avec beaucoup de plaisir.

Fait également important, Tiana comme moi possédons, du fait de nos races respectives, une souplesse et une agilité légèrement supérieures à la normale qui nous permettent de louvoyer entre les troncs dans un silence presque total. Nos corps fins sont fait pour ce genre d'escapade, et ni elle ni moi n'en sommes à notre première fois. Oui, je crois pouvoir affirmer sans verser dans l'arrogance ou la prétention que nous sommes un duo qui se superpose à la perfection.

En parlant de première fois... je repense à mes recherches sur les licornes, effectuées quelques jours avant la mission pour parvenir à cerner les principaux atouts et défauts de nos cibles. L'un de ces défauts, justement, était qu'en présence de jeunes femmes vierges, ces animaux divins perdaient tout sens de la prudence et s'approchaient d'eux sans la moindre crainte. Je jette un regard en coin à ma compagne. Appartient-elle à cette catégorie ? Étant une vampire, elle a sûrement quelques centaines d'années à son actif, mais en ce qui concerne sa virginité... Quant à moi, je ne suis âgée que d'une vingtaine d'années, tout en ayant été touchée par deux hommes différents, dont l'un d'eux assez récemment. Est-ce que cela nous suffira pour gagner la confiance de ces joyaux d'innocence ? Espérons-le, et prions Nayris de nous accorder ce souhait !

Cela fait depuis une bonne demi-heure que nous marchons, et pas le moindre poil blanc à l'horizon. Cependant, je ne suis pas surprise. Les licornes sont réputées pour leur rareté, et il nous faudra nous armer de patience pour parvenir à les dénicher. Je sais également qu'elles possèdent une robe à la blancheur immaculée, une corne variant du doré à l'argenté aux vertus de guérison, et une aura à la fois pure et impériale qui n'est comparable à nul autre être vivant. Je me demande si Tiana en sait autant que moi ou plus sur le sujet ?

– Dis-moi, je chuchote sans cesser d'avancer, mes pieds glissant délicatement sur l'humus et évitant instinctivement les branches ou feuilles mortes qui pourraient ébruiter notre chevauchée, as-tu eu le temps de te renseigner sur les licornes avant de commencer cette mission ?

J'ai conscience que des bruits de voix révéleront sûrement notre position, mais je ne suis pas dupe. Les licornes sont loin d'être stupides et si nous avons pénétré sur leur territoire, je suis certaine qu'elles en ont été averties. Peut-être même nous observent-t-elles déjà...

L'ex-comtesse suivit l'animorphe parmi les bois, réfléchissant à ce qui les attendait. Les licornes étaient connues pour être farouches, et il ne serait donc pas évident d'en trouver au moins une pour briser le sceau... De plus, il fallait être vierge pour pouvoir espérer les approcher. Pour Tiana, il n'y avait aucun problème, elle n'avait jamais connu d'hommes, que ce soit dans sa vie humaine ou dans sa vie vampirique, avant Magrant, et elle n'avait jamais osé le faire...

Après une demi-heure de marche, toujours aucun poil blanc en vue. Tiana ne s'en inquiétait pas, elle avait tout son temps avant d'en apercevoir une. Délyë lui demanda :

Dis-moi, as-tu eu le temps de te renseigner sur les licornes avant de commencer cette mission ?

Elle avait chuchoté, comme si elle craignait d'être observée par les habitants de la forêt. L'ex-comtesse la comprenait, après tout, elle se sentait scrutée elle aussi. Elle chuchota pour lui répondre :

Hé bien, mis à part que ce sont des animaux de pureté, je ne vois pas ce que je pourrais annoncer de nouveau que tu ne sais déjà... Entre nous, tout le monde sait ce qu'est une licorne et serait capable de distinguer une vraie licorne d'une contrefaçon, même si on est jamais vraiment sûr de croiser une licorne ne serait-ce qu'une fois dans sa vie.

Elle s'arrêta soudainement : l'impression d'être observée se raffermit, et la vampire mit ses sens en alerte. Pourvu que ce ne soit pas un Elfe qui vienne faire capoter la mission...

Je me fais remballer gentiment par Tiana. En effet, celle-ci rétorque à ma question qu'elle n'en sait sûrement pas plus que moi et que les licornes sont de toute façon aisément reconnaissables. Elle a raison, mais il y a une différence entre reconnaître un animal et parvenir à l'affronter. Qui nous garantit que ses splendides animaux ne possèdent pas des pouvoirs que nous ne pourrions imaginer ?

Je m'en vais lui rétorquer le fond de ma pensée quand elle se fige soudain, tous les sens en alerte. Son instinct de vampire a-t-il remarqué quelque chose qui a échappé à ma nature d'animorphe ? Je m'arrête également. Cette sensation d'être épiée devient de plus en plus pesante, au point qu'aucune de nous n'ose plus bouger. Le silence, marqué seulement par quelques craquements, s'épaissit peu à peu. Si ça continue comme ça, je vais...

Les trilles flûtées d'un oiseau brise la glace, et un troupeau d'hippômes surgit des fourrés, passant devant nous en galopant. J'échange un sourire avec Tiana, à la fois soulagée et déçue. Fausse alerte... Nous repartons d'un pas leste et assuré à travers les bois. Licornes, tenez-vous bien, car nous arrivons !

Cependant, quelques heures plus tard, notre bonne volonté menace de s'effondrer. Nous avons aperçu des libriat, des woxors, et même un titan, mais rien qui ne ressemble de près ou de loin à une licorne. Légèrement découragée, car le soir commence à tomber et que déjà la visibilité diminue, je lance à Tiana :

– J'ai faim, je vais aller trouver de quoi me remplir l'estomac.

Je me transforme en loup, et, quelques minutes plus tard, reviens avec un lapin grassouillet, une poignée de champignons et, fait rare en cette saison, des groseilles mûres et juteuses. Nous allumons un feu, faisons cuire la viande et dégustons tranquillement notre petit repas. Avec une sensation de déjà-vu...

– On se croirait dans les marais de la désolation, je commente en mordant dans un champignon, tu te souviens quand...

Je me tais brusquement. Une petite créature nous observe timidement, à l'orée du cercle de lumière que trace notre feu, dissimulée dans la pénombre. C'est une sorte de dragon miniature à la peau brune semblable à l'écorce des troncs et aux yeux jaunes qui reflètent les flammes de notre brasier de fortune. Ses ailes sont repliées sur son dos et elle a ses quatre pattes au sol, prête à détaler au moindre geste agressif de notre part. Un ibaline. Animal craintif qui, d'après les légendes, connaîtrait la forêt mieux que personne.

Je vois son nez et ses oreilles frémir d'envie, et je comprends que c'est la nourriture qui l'a attiré. Je mets le restant de mes groseilles dans la paume de ma main et la tend dans sa direction.

– Viens, je murmure, n'aie pas peur.

Tandis qu'il s'approche, une idée me vient soudain. Et si cette innocente créature, guide des voyageurs perdus, nous menait jusqu'à la licorne ?

Ce qui avait forcé les deux femmes à s'arrêter n'était au final qu'un troupeau de... choses étranges qui passa. Elles s'échangèrent un regard qui en disait long, surtout pour Délyë, qui montrait clairement sa déception. Pas de licorne en vue pour le moment...

Elles marchèrent encore pendant quelques heures avant de s'arrêter dans une sorte de clairière, et Délyë lui lança :

J'ai faim, je vais aller trouver de quoi me remplir l'estomac.

Elle se transforma en loup avant de partir à la chasse, Tiana l'attendant tranquillement en préparant le foyer qui permettrait de cuire le repas que la jeune animorphe rapporterait.

Quelques minutes plus tard, un lapin grassouillet finissait rôti, accompagné de champignons et en dessert, des groseilles juteuses à souhait. Frugal, mais suffisant pour les deux Adoratrices, qui s'en régalèrent. Délyë commenta doucement :

On se croirait dans les marais de la désolation, tu te souviens quand...

Elle se tut et avisa une bestiole qui était attirée par l'odeur du repas. Délyë lui tendit ses groseilles et lui chuchota :

Viens, n'aie pas peur.

Tiana observa la bestiole qui s'approchait craintivement des groseilles, ne bougeant pas pour tenter de se rappeler de ce que pouvait bien être la bestiole. Le nom lui revint en mémoire : un ibaline, qui selon la légende connaîtrait les forêts où il vit comme sa poche. Il grignota les groseilles, et mis en confiance, leur fit signe de le suivre. L'ex-comtesse jeta un coup d’œil à Délyë, hésitant à suivre l'ibaline. Même s'il pouvait peut-être les conduire jusqu'à la licorne, la vampire restait méfiante...

La petite créature dévore avec appétit les groseilles, puis me lance un long regard scrutateur avant de s'enfoncer à pas mesuré sous les frondaisons. L'ibaline veut visiblement que nous le suivions, et je suis prête à exaucer son souhait. Je sens la réticence de Tiana, réticence à laquelle je réponds par un haussement d'épaule. Qu'avons-nous à perdre de toute façon ?

Nous éteignons le feu, et c'est reparti pour une longue marche à travers Drayame. Quand le soleil a laissé place à la lune et que la nuit a remplacé le jour, cette forêt mythique gagne de sa superbe, comme venue d'une autre dimension. Les arbres ont revêtu une robe de ténèbres, et les feuilles portent des colliers d'étoiles. Quant aux bruits, ils résonnent tantôt à gauche, tantôt à droite, en une symphonie aussi mystérieuse qu'inquiétante.

Je souris à la lune, qui fait parvenir ses rayons jusqu'à nous en louvoyant entre les branches. J'aime l'obscurité tant qu'elle n'est pas complète. Car, quand tout est noir, la lumière ne me semble que plus belle. Sa rareté la rend précieuse, ne trouvez-vous pas ?

L'ibaline est plus rapide que nous, mais prend le temps de nous attendre et fait attention à rester bien en vue. Il se faufile entre les racines, escalade les troncs et se suspend aux branches, totalement dans son élément. Comme si lui et la forêt ne faisaient qu'un. Comme si, plus qu'un simple animal, c'était l'âme de Drayame qui nous parlait à travers lui.

Mais j'en doute. Nous sommes des Adoratrices venues semer la mort, venues troubler l'harmonie tranquille de la nature qui règne en ce lieu, venues tâcher de sang le pelage immaculé d'une pure et vespérale licorne. Pour l'instant, personne ne vient entraver notre progression, mais quand la forêt aura compris ce que nous venons véritablement faire ici... Oui, je crains en effet que le pire ne soit malheureusement qu'à venir. Ceci dit, cela fait parti du jeu. Et une touche de défi ne fait jamais de mal, n'est-ce pas ?

En réponse à mes pensées, l'ibaline accélère soudain, et nous nous mettons à courir pour le suivre. Son pas se fait plus précipité, ses pauses de plus en plus rapides. Tiana et moi peinons à tenir la cadence. Quel est donc son but ? Où nous mène-t-il ? Et soudain...

… il disparaît.

Je retiens un soupir de déception. Tout cela pour rien. Moi qui avait eu l'audace d'y croire... Tant pis. Continuons par écumer la forêt, nous finirons bien par tomber sur les licornes un jour ou l'autre, qu'elles le veuillent ou non. Et, par le rire de Nayris, je jure que je continuerai à chercher jusqu'à ma mort s'il le faut !

– Si nous allions..., je commence, avant de me taire brusquement.

Là, à la périphérie de ma vision, cet éclat blanc... Ça ne peut qu'être...

– Tiana, je souffle. Regarde ça.

A une dizaine de mètres de nous, de grands yeux aux longs cils nous observent en silence. Une queue immaculée s'agite, des naseaux frémissent. J'ai presque peur de la regarder en face. Je le fais tout de même. Et je me fige.

Elle est... elle est magnifique. Sa robe n'est pas blanche, elle est l'incarnation de la blancheur. Sa corne n'est pas dorée, elle est l'allégorie de l'or le plus pur. Quant à l'aura qui l'entoure... pourrais-je un jour contempler une telle lumière à la sublime perfection irréelle ?

Elle pivote élégamment la tête, et nos pupilles se heurtent. Son regard recouvre le miens, l'enrobe, le caresse. Je suis figée, incapable de parler devant la profondeur de ses pupilles à la sagesse millénaire qui me ravalent au rang d'insignifiant insecte.

Et c'est elle que nous devons tuer ? Moi qui ait l'habitude d'outrepasser les limites, j'éprouve tout à coup le sentiment qu'il s'agit d'une mission impossible. Mais ma foi en Nayris reprend le dessus, et je m'apaise. Il n'y a pas de questions à se poser, seulement une certitude : briser le sceau et libérer notre Déesse.

Cependant, une autre certitude me ronge, bien plus subtile qu'un simple ordre auquel nous devons obéir. Si les autres Adorateurs me pardonneront sans hésitation une telle atrocité, ma conscience, elle, n'oubliera pas.

« Ma conscience, elle, n'oubliera pas. »

Les deux Adoratrices suivirent l'ibaline pendant quelques temps, l'animal vérifiant de temps à autre qu'elles le suivaient bien. Sauf qu'un moment, il disparut. Pour de bon. Tiana poussa un léger soupir qui montrait bien qu'elle avait eu raison d'être réticente ; Délyë ne cachait pas sa déception. Elle lança :

Si nous allions...

Puis elle se tut, quelques secondes, avant de souffler :

Tiana. Regarde ça.

Et Tiana regarda, estomaquée par le spectacle qui se déroulait devant elle. Une licorne s'était doucement approchée d'elles, pureté incarnée. La vampire resta muette de stupéfaction devant une telle beauté ; dire qu'il leur faudrait prendre son cœur... Étrangement, Tiana ne semblait pas prête à le faire. Pendant cinq bonnes minutes, son esprit lutta avec l'idée que c'était nécessaire pour libérer leur Déesse Nayris, puis elle se résigna. Elle le ferait, dût-elle porter ce poids sur la conscience jusqu'à la fin.

Elle lança un regard à Délyë, hypnotisée par la licorne, avant de regarder l'animal qui les couvait toutes deux de son regard tendre et sage, puis elle s'approcha tout doucement, tendant la main pour pouvoir caresser la licorne. Celle-ci se laissa approcher et fit signe à Délyë de s'approcher elle aussi. Qu'allait-il se passer ensuite ?

Ah , la licorne ... quelle fantastique créature ! Dans toutes les légendes, tous les mythes et toutes les superstitions, elle était omniprésente, héroïne des contes de fées, symbole de grâce et de pureté absolue. Plus célèbre encore que son cousin ailé le pégase, ou son sombre cousin l'hippogriffe, elle faisait de l'ombre à bien des créatures légendaires et pouvait s'enorgueillir d'être aussi réputée et respectée qu'un dragon ancestral. L'incarnation de la bonté absolue, une merveille de Yehadiel, une perle de vie. Tant d'éloges pour un unique animal. Et les deux adoratrices de la déesse des Limbes pouvaient s'estimer très chanceuses d'en voir de si près. En effet qui sont les rares élus à avoir ne serait-ce qu'entra-perçu la silhouette gracieuse de cette dame blanche ? Qui pouvait se vanter d'avoir eu la chance d'en rencontrer une ? Beaucoup de personnes, des amoureux de la nature aux horribles braconniers, avaient tenté de trouver la trace de la belle légendaire, mais sans succès. Et voilà , pourtant , qu'une licorne resplendissante fixait les deux femmes avec des yeux où brillait une intelligence exceptionnelle, supérieure à celle d'un simple équidé.

Tiana s'approcha petit à petit de la créature, qui ne semblait guère effarouchée. Encouragée, elle invita Délyë à s'approcher. Nos deux héroïnes allaient enfin caresser l'écrin divin de la licorne lorsque soudain, elle disparut en un millier de paillettes multicolores. Ce fut si soudain, si brusque , que l'enchantement qui planait dans les lieux fut brutalement interrompue, comme un fil coupé. La magie n'était plus et l'apparence grandiose qui émanait tout à l'heure de la forêt devint une ambiance fade, démystifiée. Quelques secondes passèrent ainsi , dans un silence presque lourd ... jusqu'à ce qu'un rire ressemblant à celui d'un gnome se fit entendre derrière les branches d'un arbre. Les branches se mirent à bouger et apparut alors un lutin. Oui, un lutin, de la taille d'une pomme, les joues rouges, le nez pointu, un sourire moqueur sur les lèvres. Il portait de minuscules vêtements verts ainsi qu'un chapeau pointu de la même couleur qui cachait en partie ses cheveux roux.

Un lutin ... une créature réputée pour être le pire farceur que l'on puisse rencontrer ! Les lutins adorent faire des blagues à tous ceux qu'ils rencontrent et ont un sens de l'humour unique et très désagréable pour la "victime". Le petit être magique tapa des mains, visiblement très satisfait de son dernier petit méfait.

"_ Allons allons mes grandes dames, faut pas faire ces têtes-là ! C'est le jour de la noix, on s'amuse , on chante et on fait des farces dans la forêt ! Vous devriez être au courant pourtant !"

Il bondit de sa branche, sauta sur une feuille avec une rapidité et une agilité digne d'un écureuil avant de s'asseoir sur l'épaule de Tiana en balançant allègrement ses jambes comme un enfant , enjoué.

"_ Oh mais j'oubliais, vous n'êtes pas des êtres de la forêt ! C'est sûr que vous n'êtes ni des elfes, ni des nymphes, et encore moins des dryades. J'aime les dryades, vous savez ? Je m'amuse toujours à faire apparaître des papillons dans leurs oreilles ! Je m'en lasse jamais ! "

Il bondit avec allégresse pour cette fois s'installer sans aucune gêne sur la tête de Délyë. Il frotta des mains avant de les poser contre elle et soudain, des cerises apparurent dans ses poches, tellement de cerises qu'elles en débordaient et tombaient mollement sur le sol. Il poussa un nouveau rire fluet et se réinstalla sur sa branche.

"_ Dites-donc les filles, vous seriez pas à la recherche de ma licorne ? Car oui, j'ai une licorne à moi tout seul ! Je lui donne souvent des pommes et elle me fait de jolies coeurs avec sa magie toute rose ! C'est très beau , mais pas autant amusant que les blagues !"

Il se frotta le menton d'un air songeur, puis se gratta l'oreille et en extirpât un tout petit parchemin en feuille de chêne.

"_ Mon emploi du temps est libre aujourd'hui, je n'ai personne à embêter ... Hey les grandes dames , pourriez-vous m'amuser ? Oh oui amusez-moi ! Et en échange je ... je vous laisse voir ma licorne ! Oui voilà ! Impressionez moi, je m'ennuie ! "

Il tapa des mains et se balança sur sa branche, attendant que nos deux aventurières lui fassent voir quelque chose d'inédit , spectaculaire ! Il veut de l'amusement !

Tiana s'approche lentement de la licorne, la main tendue en signe d'apaisement. Loin d'être effarouchée, la magnifique créature s'avance dans sa direction d'un pas gracieux et élégant. Ses sabots ne font aucun bruit et caressent le sol, tandis que son aura de lumière semble sublimer tout ce qu'elle touche. J'ai la sensation, aussi furtive que subtile, d'être dans un rêve...

Mais, soudain, alors que ma camarade vampire me fait signe de m'approcher à mon tour, la licorne disparaît dans une pluie d'étincelles colorées, rompant brutalement le charme de l'endroit et l'état second dans lequel nous nous trouvions. Je cligne des yeux, stupéfaite, prenant quelques secondes à retrouver mes repères. Avons-nous été victime d'une illusion ? Ce que nous avons vu n'était-il qu'un mirage, un reflet de la réalité destiné à nous tromper et nous égarer ?

Un rire narquois éclate alors, provenant des frondaisons et s'éparpillant en mille autres rires dans l'ensemble du lieu. Les feuilles frémissent, et son auteur apparaît devant nous. Être minuscule à la mèche rousse et au chapeau pointu d'un vert tendre, un lutin nous toise du haut de sa moquerie, visiblement ravi de nous avoir fait une telle farce. Il passe des branches à l'épaule de Tiana, de l'épaule de Tiana au sommet de mon crâne, et du sommet de mon crâne à une autre branche, babillant à toute vitesse un discours sans intérêt et faisant apparaître dans mes poches plus de cerises que je ne pourrais jamais en manger. Et, soudain, ses mots éveillent mon intérêt...

– Hey les grandes dames, pourriez-vous m'amuser ? Oh oui amusez-moi ! Et en échange je ... je vous laisse voir ma licorne ! Oui voilà ! Impressionnez-moi, je m'ennuie !

L'impressionnez ? J'avais prévu de tuer un animal légendaire pour Nayris, pas de faire le clown devant un lutin farceur ! Je suis une assassine, quelqu'un qui cultive le mystère et le secret et n'éprouve nul plaisir à être au devant de la scène. Faire des tours de passe passe devant un spectateur, très peu pour moi ! Et puis... que pourrais-je lui montrer ? Jongler avec mes poignards ? Me déshabiller ? Marcher sur les mains ? … Non.

J'aimerais lui placer un poignard sous la gorge et lui enjoindre d'une voix froide de faire venir la licorne sous réserve de se faire découper en rondelle, mais j'ai conscience qui ne s'agit pas de la bonne solution. Dans le cas présent, la diplomatie et le pacifisme seront certainement plus utile. Et, justement, voilà qu'il me vient une idée.

Sans plus attendre, je me transforme en mésange bleue. Doux petit animal que celui-ci au plumage d'or et d'azur. Je volette jusqu'au lutin et me pose à côté de lui, tournant la tête dans sa direction et émettant des petits cris amicaux. Si ce n'est pas mignon...

Or, il se trouve que c'est la première fois que j'effectue pareille métamorphose, et que l'esprit de la mésange est bien plus distrait et volatile que je ne me l'imaginais. Réagir au moindre bruit pour l'oublier la seconde suivante, bondir d'une pensée à une autre de façon toujours plus fugace et éphémère, il m'est extrêmement difficile de garder le contrôle. Heureusement, me changer une nouvelle fois ne devrait pas poser problème. Après tout, c'était du spectacle qu'il voulait, non ?

Alors, je deviens faucon. M'installant sur une autre branche qui peut supporter mon poids, j'écarte les ailes, comme prête à prendre mon envol. En réalité, c'est une balade aérienne que je lui propose, de quoi l'amuser et l'impressionner, assez je l'espère pour nous montrer la licorne. Je reste donc là, attendant sa réaction et celle de Tiana, qui elle aussi a sûrement plus d'un tour dans son sac...

Tout se passa très vite, trop vite peut-être pour Tiana qui sortit de son espèce d'état second lorsque la licorne disparut. Revenant quelque peu brutalement sur terre, son cerveau se mit à réagir à pleine vitesse : mirage ? Acte magique visant à les faire tomber avec brio dans un piège ?

La réponse se présenta sous la forme d'un lutin. Un petit lutin qui avait envie de s'amuser, à en juger sa déclaration :

- Allons allons mes grandes dames, faut pas faire ces têtes-là ! C'est le jour de la noix, on s'amuse , on chante et on fait des farces dans la forêt ! Vous devriez être au courant pourtant !

Le lutin prit possession de l'épaule de Tiana et reprit en balançant ses jambes d'un air heureux :

- Oh mais j'oubliais, vous n'êtes pas des êtres de la forêt ! C'est sûr que vous n'êtes ni des elfes, ni des nymphes, et encore moins des dryades. J'aime les dryades, vous savez ? Je m'amuse toujours à faire apparaître des papillons dans leurs oreilles ! Je m'en lasse jamais !

L'ex-comtesse se surprit à sourire devant la facétie du lutin avant de se reprendre. Ce n'était pas vraiment le moment de rire, les deux demoiselles avaient une mission à accomplir... Il reprit après s'être installé sur la tête de Délyë :

- Hey les grandes dames, pourriez-vous m'amuser ? Oh oui amusez-moi ! Et en échange je ... je vous laisse voir ma licorne ! Oui voilà ! Impressionnez-moi, je m'ennuie !

Là, la vampire le fixa avec des yeux ronds. Des trois personnes présentes dans la forêt, c'était lui l'expert tout de même ! Pour qu'un lutin s'ennuie, il fallait vraiment qu'il ait fait le tour de ses drôleries...

Tiana vit Délyë se transformer en mésange bleue puis en faucon, mais elle n'eut pas l'impression que cela ait eu un quelconque effet positif sur le lutin... Elle-même décida d'utiliser son pouvoir de transformation en brume, espérant que cela ait un effet sur le lutin, et disparut aux yeux du lutin et de Délyë. Sans bouger pour autant, se mêlant juste à la brume déjà présente dans la forêt, attendant comme un loup guette sa proie...

Le petit être de la forêt réprima un bâillement d'ennuis lorsque l'impétueuse assassine se transforma en mésange. Certes le tour était assez original , mais pas assez au goût du lutin qui , en matière de magie , en connaissait un rayon , et en particulier la magie de métamorphose . Aussi se contentât-il de rouler des yeux , son menton posé contre la paume de sa main . Par contre, quand Délyë lui proposa un tour à dos de faucon , l'idée le séduisit : le lutin connaissait ces nobles rapaces au plumage de jais et aux ailes royales ... et craignait tout autant ses puissantes serres et son bec affûté qui luisait comme une lame entre ses yeux perçants , luisants d'une lueur de prédation . Le maître des farces avait toujours rêvé d'aller embêter ces fiers oiseaux de proie , mais il lui suffisait d'en surprendre un à guetté une proie ou se repaître à grands coups de becs en faisant craquer sinistrement les ossements de ses sanglants gibiers pour lui ôter toute facétie .

Qu'un de ces terrifiants carnivores lui offre un vol suffit à l'exciter. Il bondit sans cérémonie sur le dos du faucon en poussant un joyeux cri de guerre , agitant son chapeau à la manière de quelques chevaucheurs impétueux des terres arides du Nord. Tout au long du trajet , il restait accroché aux plumes de sa "monture" , n'hésitant pas à lui intimer quelques ordres qui se perdaient dans la course folle et la vitesse fulgurante de l'éclair noir qu'était le rapace. Quelques vrilles vertigineuses plus tard , il quitta le dos de l'animorphe , légèrement secoué et tenant à peine sur ses petites jambes . Mais le spectacle n'était pas terminé , car la belle vampire avait elle aussi un tour dans son sac !

Tiana se volatilisa soudain en une nappe de brouillard , mystérieuse masse de vapeur surnaturelle . N'écoutant que son instinct d'amusement , il s'élança vers la brume pour en éprouver la consistance , et la traversa de part en part selon les lois élémentaires de la physique . Il roula par terre et récupéra son bonnet tout en pouffant discrètement .

" _ Bravo mes grandes dames ! Vous m'avez offert un spectacle digne du vieux gnome Goldibilou ! Comme promis , je vais vous conduire vers ma licorne ! Allez , jouons à suivez le guide ! "

Et sans plus attendre , il bondit de branches en branches , d'arbre en arbre , sifflant un air enjoué . De temps en temps , il s'arrêtait pour quelques obscures raisons , semblant murmurer aux feuilles et chuchoter au creux des arbres. Mais la majeure partie du trajet se déroula sans anicroches , et bientôt notre trio atteignit une clairière boisée nimbée d'une lumière presque magique.

Au centre de ce lieu enchanté , un équidé immaculé broutait paisiblement les herbes tendres . Son front était orné d'une corne d'argent qui reflétait les rayons de soleil qui s'y perdaient avec un éclat cristallin.

La licorne ... Enfin .

Le lutin , lui avait soudain disparu ; Il venait de se rappeler qu'il avait un rendez-vous très important avec d'autres camarades pour organiser un complot d'envergure visant à ridiculiser un vieux chêne au caractère fort irritable . Notre duo de choc était donc out à fait libre d’exercer leur mission en toute tranquillité .. si toute fois la vampire et l'animorphe parvenaient à approcher l'être de légende.

J'ai toujours aimé voler. Et même si le gnome gâche un peu mon plaisir, c'est avec joie que je m'élance dans le ciel, exécutant sous son ordre tourbillons agiles et vrilles gracieuses le plus rapidement que le peuvent mes ailes. Quand je me pose après ma démonstration, il semble satisfait. Mais ce n'est pas fini : maintenant est venu le tour de Tiana. Celle-ci disparaît, se transformant en une étrange brume que le petit être se plaît à traverser en riant. Puis il ramasse son bonnet et nous déclare, ravi :

– Bravo mes grandes dames ! Vous m'avez offert un spectacle digne du vieux gnome Goldibilou ! Comme promis, je vais vous conduire vers ma licorne ! Allez, jouons à suivez le guide !

Et il s'élance. Tiana et moi lui emboîtons le pas. Afin d'aller plus vite et de ne pas le perdre de vu, je me transforme en cheval couleur ébène et galope souplement entre les arbres. C'est une forme que je ne prends pas souvent, mais avec laquelle je me suis entraînée alors qu'Ewas était encore de ce monde. Il me disait qu'elle pourrait me servir un jour. Il avait souvent raison. Il ne méritait pas de mourir.

Le gnome, suivant son chemin qu'il entrecoupe de mystérieux et insondables arrêts, fini par nous mener jusqu'à une jolie petite clairière, entourée d'un halo qui flirte avec le mystique et nous donne l'illusion que nous plongeons dans un autre monde. Et au centre de cette clairière...

Le revoilà, cet animal à la perfection irréelle. Je ne remarque qu'à peine que notre guide nous a quitté. Toute mon âme se tend vers cette créature à la corne d'argent, vers cette rencontre avec un être de légende que peu ont la chance d'apercevoir un jour. Mais une rencontre vouée à se terminer dans le sang. Elle non plus ne mérite pas de mourir.

Sous ma forme équine, je m'avance lentement, toute d'obscurité face à cette élégante immaculée. Cependant, si la couleur de mon pelage n'indique rien dans le monde naturel, je sais que mon esprit sera souillé de noir face au crime que je m'apprête à commettre. Mieux vaut ne pas y songer. Je goûterai à la saveur de la culpabilité tout à l'heure, si nous réussissons Tiana et moi la mission que Nayris nous a confié. Ce qui est encore loin d'être fait.

Le licorne ne semble pas perturbée par mon approche et continue de se régaler des touffes d'herbe qui parsèment le sol. Avec lenteur, pas à pas, sabot après sabot, notre distance se restreint. J'ai l'impression que la forêt toute entière retient son souffle. Moi aussi je retiens mon souffle.

Je ne sais pas ce que fait Tiana. Nous n'avons pas pris le temps de nous concerter. Le gnome aurait pu surprendre nos conciliabules et ne pas nous montrer la licorne. Peut-être était-ce un tort. Peut-être pas. Au fur et à mesure que je me dirige vers le sublime équidé, j'ai la sensation que mon savoir s'amenuise. Est-ce sa sagesse qui me réduit ainsi au rang d'ignorante ?

Mais cette immobilité commence à me peser. Je n'aime pas la diplomatie, ni l'attente. Je suis une jeune tête brûlée, une Adoratrice fougueuse qui s'est laissée toucher par un partisan d'Aile Ténébreuse. En tout point, je suis loin d'être pure, loin d'être parfaite. Alors, pour détruire la perfection de la licorne comme on a réduit à néant la mienne, je reprends forme humaine et, dans le même temps, me jette sur elle.

Nous nous effondrons toutes deux. Assise sur son poitrail, j'ai plaqué sa corne contre le sol et ai tendu mes muscles, en attente du choc qui ne manquera pas de retentir quand elle essaiera de se débattre. J'ai le malheur de plonger dans ce regard, dans ces grands yeux larmoyants aux longs cils. Mon cœur se serre. Je t'en supplie, ne m'observe pas comme ça... je ne suis pas un monstre, seulement quelqu'un qui cherche à libérer sa Déesse.

– Tiana ! je m'exclame à l'intention de ma coéquipière.

Qu'elle fasse quelque chose, n'importe quoi. Désormais, ce sera notre conscience contre notre foi.

Sous sa forme de brume insaisissable, Tiana put voir le lutin ravi et la traverser, comme pour vérifier qu'elle était bien de brume, ce qui la fit sourire. Elle l'entendit déclarer, après la prestation des deux Adoratrices :

Bravo mes grandes dames ! Vous m'avez offert un spectacle digne du vieux gnome Goldibilou ! Comme promis, je vais vous conduire vers ma licorne ! Allez, jouons à suivez le guide !

Et il s'enfonça dans la forêt, Tiana, toujours sous sa forme de brume, et Délyë, se transformant pour l'occasion en un cheval à la robe aussi noire que la nuit, le suivant à la trace. La vampire ne sentit pour l'instant aucun contrecoup de l'utilisation de son pouvoir de transformation en brume, aussi put-elle se rendre jusqu'à la licorne, toujours invisible.

Elle se figea en voyant la beauté de l'animal qui broutait tranquillement, nullement dérangée par l'intrusion des deux Adoratrices. Pour la première fois de sa vie, mortelle et intemporelle mêlées, elle fut subjuguée par la force que dégageait la licorne. Pas la force au sens brutal du terme, mais la force de son esprit et de sa sagesse. Pour le coup, elle se sentit désarmée, hypnotisée. Devait-elle la tuer ? Il le fallait, pour Nayris...

Pendant qu'elle fixait la licorne, elle ne se rendit absolument pas compte du fait que Délyë, mettant son futur remords au fond de sa poche avec un mouchoir par-dessus, s'était rapprochée de la licorne pour reprendre forme humaine et l'immobiliser en se jetant sur elle. Ce fut la voix de l'Animorphe qui la tira de sa torpeur :

Tiana !

La vampire, toujours sous forme de brume, sursauta et se précipita vers la licorne, reprenant consistance pile au moment où elle commençait à sentir l'effet secondaire de sa transformation. Les crocs au-dessus de la jugulaire de la licorne, la vampire fut prise d'un léger doute - ou d'un malaise, à voir - avant d'inspirer profondément et d'enfoncer ses crocs dans le cou de l'animal, fermant les yeux pour ne pas la voir tressaillir une dernière fois avant de rendre son âme à Nayris.

Elle resta immobile, buvant le sang du noble animal, avant de s'arrêter et de laisser des larmes subites déborder de ses yeux. Elle sentait la culpabilité lui serrer le cœur, et pleura longtemps sur le corps de la licorne qu'elle avait tuée. Ce serait dur, de vivre avec ça, désormais... Mais c'était pour Nayris, Elle leur pardonnerait...

La licorne tente une violente ruade afin de se libérer. M'étant préparée à un tel assaut, je raffermis ma prise et tient bon. Où est Tiana ? Mon appel semble visiblement sans réponse, je ne la vois nulle part. Nouvelle ruade. Des élancements parcourent mon corps crispé. Cela devient de plus en plus difficile de tenir. Mais par la noirceur des Limbes, qu'est-ce qu'elle fabrique ?

Enfin, je l'aperçois, qui reprend forme humaine, ou plutôt vampiresque, et se penche au-dessus de l'animal divin. Elle approche les lèvres de son cou au pelage immaculé et est prise d'un soudain instant d'hésitation. Je la comprends, ce qu'elle fait n'est pas à prendre à la légère. Néanmoins, le temps nous est compté. La licorne continue de se débattre, et une ruade de trop pourrait lui permettre de s'échapper et réduire à néant tout le chemin effectué pour parvenir jusqu'à elle. Nous sommes si proches du but !

– Dépêche-toi, Tiana ! je l'encourage, haletante.

Enfin, elle se décide. Elle plonge ses crocs dans la jugulaire palpitante, et les soubresauts s'apaisent. Ce qui était un brasier vibrant de vie n'est plus qu'un cadavre inerte, beauté déchue que nous avons brisé. Je me sens salie d'un crime que j'aurais préféré ne jamais commettre, tout en étant pleine d'une extase bouillonnante. Nous avons détruit un sceau. Un pas de plus vers la libération de Nayris !

Lentement, je desserre mon emprise sur le corps qui, même dans la mort, a su conserver une pureté mélancolique. La forêt toute entière s'est tue, comme en deuil, et l'unique bruit qui me parvient est celui du sang que Tiana aspire pour notre Déesse. Une goutte vermeille a l'audace de s'échapper de la blessure et coule le long du pelage, souillant cette robe à la blancheur éclatante, faussant l'immaculé qui était sienne. Je lâche un soupir et ferme les yeux. Qu'avons-nous fait ?

Une fois relevée, j'exécute des étirements pour me délier les muscles et m'éloigne de quelques pas, faisant semblant de ne pas remarquer les larmes qui inondent les joues de Tiana. Nous sommes décidément de biens étranges Adoratrices, et certainement les seules qui sont marquées par cet acte de mort. La culpabilité nous dévore, nos âmes sont désormais tâchées d'une encre aussi noire qu'indélébile. Cela fait longtemps que la mienne a cessé d'être pure, après tout, une de plus ou de moins, je ne sais pas si cela change grand-chose. Ma noirceur fait partie de moi. Elle est mon imperfection.

Laissant Tiana à sa tristesse, je me transforme en aigle et prend mon envol, quittant cette forêt qui me paraît ténébreuse à présent, inquiétante. Même le vent frais ne parvient pas à apaiser mon émoi. J'essaie de me fondre dans l'instinct animal et n'être plus qu'un oiseau qui savoure les caresses du vent, sans véritablement y parvenir. Nous l'avons fait pour Nayris pourtant, il faudrait se réjouir. Et une facette de moi, en effet, est satisfaite de ce que nous avons accomplis. Toutefois, l'autre facette, celle de l'animorphe proche de la nature, est horrifiée de ce crime.

Je ne regrette rien. Mais ça ne m'empêche pas d'avoir mal.

Tiana n'entendit que vaguement que Délyë la laissait tranquille, s'envolant à travers les feuilles des arbres au-dessus du corps de la licorne. Les larmes de la culpabilité n'en finissaient plus de couler des beaux yeux noirs de la vampire, accoudée sur le corps de la licorne.

Elle resta prostrée longtemps, vidant son cœur de toute la culpabilité qui la serrait jusque dans ses entrailles, avant de finir par se ressaisir légèrement. Elle ne pouvait pas laisser la licorne se décomposer à l'air libre, ce serait un manque total de respect. Mais avant de l'enterrer, Tiana lui prit avec douceur la corne et quelques crins, ainsi que le cœur, qu'elle mit dans sa besace avant de se mettre à creuser un trou assez grand pour y mettre le corps de l'animal.

Elle mit un bon quart d'heure pour creuser et enterrer la licorne, ses mains tremblant trop pour qu'elle puisse faire son office calmement. Mais ceci fait, elle put, enfin, se relever ; elle fixa le petit monticule de terre et marmonna :

Repose en paix, et pardonne-nous.

Elle fixa la tombe improvisée une dernière fois avant de commencer à sortir de la forêt, sans se retourner et veillant à ne pas se faire attraper par les Elfes qui traîneraient à ce moment-là. Une fois sortie, elle entreprit de marcher jusqu'à la ville ou le village le plus proche pour prendre un cheval afin de retourner chez elle, en Adhès. Elle avait besoin de prendre un peu de recul, accomplir un tel acte, même pour Nayris, ne laissait jamais indifférent.