Je marche. Ça peut paraître idiot, mais je suis sur une route entourée de néant et... bon d'accord, ce n'est pas vraiment le néant, plutôt une plaine d'herbe rase où poussent ci et là quelques arbustes rabougris. Dans tous les cas, il est quand même plus logique de marcher que de rester immobile à chanter toute nue dans l'espoir que quelqu'un vienne ici, espoir de toute façon probablement vain puisqu'il n'y a personne à des kilomètres à la ronde. De plus, je me déshabille rarement sans une bonne raison, et ma voix pleine de fausses notes ferait plutôt fuir qu'autre chose. Je marche donc, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire de plus intéressant que de marcher dans les plaines mystiques, point final.
Je n'ai pas vraiment de direction précise. Mon sens de l'orientation, souvent faillible j'en conviens, m'indique que le Grand Lac est à quelques heures droit devant moi. Et comme je ne vois rien d'autre de plus utile à faire que de m'y rendre, c'est vers cet endroit que me portent mes pas. Si jamais je me trompe, tant pis. J'ai toute ma vie devant moi. Non, c'est faux, je n'ai pas toute la vie devant moi étant donné que je ne crois plus en la vie mais en la mort et que j'attends avec impatience de retrouver Nayris, mais rien ne presse. Je marche, savourant la brise qui me rafraîchit et appréciant l'aisance avec lesquels mes muscles répondent à mes sollicitations. Je suis bien.
Et quelques heures plus tard, en effet, les eaux azur du Grand Lac illuminés par le soleil couchant se dessinent face à moi. Pour une fois, mon sens de l'orientation ne m'a pas fait défaut, et je m'autorise un sourire satisfait. L’auto-congratulation, à dose modérée, ne fait jamais de mal, et encore plus quand la seule compagne permanente est la solitude. « Félicitations Délyë. Il y a des fois où, vraiment, tu es impressionnante. Tu mériterais une médaille. »
Je suis en train de m'imaginer la forme et la couleur de ladite médaille quand un hurlement me tire de mes pensées. J'aperçois alors un peu plus loin sur le chemin un groupe d'hommes à la mine patibulaire entourant une jeune femme. C'est cette dernière qui a crié, un cri pour appeler à l'aide sans le moindre doute. Peut-être s'attend-elle à l'apparition d'un noble chevalier sur son destrier blanc. Malheureusement, elle n'aura que moi pour venir à son secours. Car oui, je vais la sauver. Même si je ne ressemble aucunement au chevalier cité précédemment, ce n'est pas pour autant que je ne défends pas la veuve et l'orphelin, ou en l’occurrence les jeunes femmes en détresse. Et tout cela gratuitement sil vous plaît ! Un peu plus et on croirait avoir affaire à une sainte. Pathétique.
Je m'approche d'un pas tranquille. J'ai largement le temps d'arriver avant qu'ils ne se décident à la violenter. J'ai déjà eu affaire à ce genre d'hommes. Ce sont des vautours qui n'attaquent que quand ils ne courent aucun risque et se repaissent de la terreur de leurs victimes. Ils vont donc d'abord lancer quelques blagues de mauvais goût avant de passer à l'action. De là où je suis, je peux entendre leurs rires gras et rauques. Pile poil le genre d'hommes, et mollusques serait le terme le plus approprié, qui me donnent la nausée.
Quand je ne suis plus qu'à quelques mètres d'eux, ils me remarquent soudain et se tournent vers moi pour dévisager. Et bien sûr, c'est à ce moment-là, comme toujours, que se produit ce qu'il ne faut absolument pas qu'il se produise dans ce genre de situation : mon pied heurte une racine et je m'effondre misérablement sur le sol. C'est là tout le problème des plaines mystiques. Elles sont vides, sauf là où on désire qu'elles le soient. Je vote pour l'embauche de « nettoyeurs de racines intempestives » ou quelque chose dans ce genre, ça faciliterait vraiment la vie.
Bon, je me relève l'air de rien, tandis que les mollusques sont pliés de rire. Il en faut peu pour être heureux, comme on dit. J'époussette mes vêtements et, sans leur accorder un seul regard, me tourne vers la jeune femme.
– Ça va ? Tu n'as rien ? je lui lance avec un sourire.
Elle hoche la tête, soulagée de m'avoir vu arriver. Elle n'est plus seule, et, qu'elle se rassure, je prends les choses en main.
Un mollusque barbu s'exclame :
– Tu veux la rejoindre ? T'avais peur qu'elle s’ennuie ?
Les autres ricanent. Très drôle.
– Non, je réponds simplement.
Ils se taisent et redeviennent sérieux.
– Assez parlé, grogne l'un d'entre eux. Si on passait à l'action ?
Ils se scindent en deux groupes. La première moitié se dirige vers moi tandis que les autres continuent ce qu'ils ont commencé avec la jeune femme, qui pousse un nouveau hurlement en les voyant approcher. Le plus gros tend la main vers moi, une expression de concupiscence peinte sur le visage, quand je décide à mon tour de passer à l'action. D'un geste vif, je lui attrape le poignet et tire d'un coup sec, tandis que le tranchant de mon autre main s'abat sans pitié sur son dos. Il s'effondre dans un râle étouffé.
Les autres n'ont pas le temps d'exprimer leur surprise que je me mets en mouvement. Je frappe du poing, du pied, et devient feu follet jusqu'à ce que, une poignée de secondes plus tard, ils soient tous étendu sur le sol en plus ou moins bon état. Quant au reste du groupe, pétrifié par ce que je viens de faire, ils me regardent, les yeux écarquillés.
– Vous ne rigolez plus ? je lâche d'une voix tranquille avant de bondir dans leur direction.
Préférant ne pas subir le même sort que leurs compagnons, ils s'enfuient le plus vite qu'ils peuvent en s'égaillant dans toutes les directions à la manière d'une bande de poule, et même mieux, une bande de poules mouillées. Tsss, fuir devant une fille, ils devraient avoir honte.
– Merci infiniment ! dit la jeune fille d'une voix émerveillée. Vous êtes la plus gentille et la plus puissante guerrière que je n'ai jamais rencontré, je vous en serais éternellement redevable !
Gentille, moi ? C'est ce qu'on pourrait penser, mais la réalité est tout autre, et je suis loin d'être la blanche colombe. La plus puissante guerrière ? Je ne sais pas si je tiendrais longtemps face à de grosses pointures comme Victo Féral, Albar Tlassin ou encore Luz Weiss. Éternellement redevable ? Dans mon cas, l'éternité risque d'être courte, mais si ça lui fait plaisir, pourquoi pas. A vrai dire, je ne pense pas rester en ce bas monde très longtemps. J'ai rendez-vous avec une déesse capricieuse qui ne supporte pas les retards.
– Ce n'est rien, je réponds. Tu veux que je t'aide à rentrer chez toi ?
– Non, ça ira, mon village est à quelques minutes d'ici. Mais... quel est votre nom ?
Je lui lance un clin d’œil.
– Quelle importance ?
Puis, sans attendre la réponse qu'elle bégaie d'une voix étonnée, je continue ma route.
« Patience, Nayris. J'arrive... »