Un jeu. Il avait appris au fil des ses morts et renaissances macabres que ce terme n’avait pas le même sens dans le monde des vivants que dans la bouche de Nayris. Oh, sa déesse avait un sens de l’humour, et parfois, lui-même le partageait. Mais les jeux qui se déroulaient dans les limbes ne possédaient pas les mêmes règles, pas les mêmes implications qu’en étant vivant. Ici bas, la mort n’était plus une finalité. L’inexistence pure et simple pouvait peut-être se révéler en être une. Rejoindre cette brume épaisse qui flottait inlassablement, étendant ses miasmes entre les rangs des trépassés. Les jeux étaient macabres, douloureux et dangereux. Ils étaient d’une élégance sinistre que même Azazel, dont l’âme n’était plus qu’un tas de fragments sombres ne pouvait toujours saisir.

- Avec plaisir.

Il lui adressa un sourire et fit une révérence. Il le faisait à chaque fois. N’y avait-il pas de toute façon plus grand pouvoir à honorer que cette entité ? Elle lui faisait l’honneur de passer du temps en sa compagnie, en attendant qu’il retrouve une nouvelle fois son chemin vers la résurrection. Elle ne le retiendrait pas. Etait-ce du respect ? Ou bien avait-elle vraiment besoin de lui ? De la mort qu’il semait et dont les fruits n’étaient nuls autres pour elle que les âmes des trépassés.
Elle disparut, il avait l’habitude de ce genre de petits jeux. Allaient-ils encore jouer à cache-cache ? Parfois gagner et trouver la déesse dans la brume était plus dangereux que de perdre. Azazel ne s’était jamais encombré de telles considérations. Si c’étaient des chiens rampants qu’elle voulait, il lui suffirait de puiser dans les innombrables âmes égarées. Lui, c’était un chien de chasse, une bête faite pour tuer. Une bête qui nécessitait parfois d’être remise à sa place. Mais il savait qu’elle appréciait jouer sur la distance qui les séparait. Elle se délectait de l’affection de ce petit mortel qui ne pourrait jamais n’être plus qu’inexistant à ses yeux.

- Courtise-moi.

La vision de la déesse était tout autre. C’était un jeu inédit, cruel et à la fois excitant. Le Père du Meurtre ne put s’empêcher de parcourir le corps sublime, irréel qu’elle lui présentait. Qui ne se serait pas damné pour une telle chose ? Seulement damné, il l’était déjà, et il avait bu l’essence de son statut jusqu’à la lie. Les limbes étaient un endroit morne et désolé, privé de la beauté de la vie. Mais ils n’en étaient pas moins libérés de sensations telles que la douleur, le regret, mais aussi le désir.

- Comme il vous plaira.

Il fit une nouvelle révérence. Son sourire se fit carnassier. C’était un jeu auquel il jouait depuis bien des siècles, mais jamais la proie ne s’était faite aussi splendide. Jamais le résultat n’en serait aussi vain, mais il ne pouvait se refuser à une telle traque. Il était un rat partant à l’assaut d’un dragon, mais il en était le rat le plus exalté du monde ! Son regard plongea dans celui de la déesse. Toujours une petite lueur de folie y vacillait. Peut-être voyait-elle une sorte de reflet distordu de cette dernière dans son propre regard ?

Nayris avait bien compris les désirs les plus inavoués de son âme damnée. Elle les lui jetait à la face dans un jeu d’une cruauté sans faille, et il s’y adonnerait comme jamais. Il aurait joué à cache-cache, à revivre les moments les plus sombres de son passé, pourquoi s’élancer à l’assaut de cette chimère ?

- Je pourrais m’épandre en flatteries vaines et multiples… Mais comment oser qualifier une chose aussi splendide avec les mêmes mots que j’ai pu prononcer ? Chaque son, chaque phrase, me semble gâchée et amère désormais, car je les ai utilisées pour des futilités si loin de vous.

Il s’approcha, sûr de lui. N’oubliait-il pas qu’elle était une déesse ? Capable de lui infliger mille tourments à l’instant ? Oh, il s’en fichait. Il serait passion, chaleur et désir comme elle le lui demandait. Devrait-il encourir un instant de délice pour une éternité de souffrance. Ils étaient prêts, tous deux… Tout était dans le théâtre, rien de tout ceci n’était vraie pour elle, mais cela prenait une essence trompeuse et cruelle pour lui. Quelques centimètres les séparaient seulement alors. Yéhadiel avait aimé Eve, mais il savait que jamais il ne pourrait faire naître une telle passion en elle. L’important, c’était le spectacle. Elle se repaîtrait de cette mascarade et de toute l’énergie qu’il y mettrait.

Leurs regards s’affrontaient, se dévoraient. Celui de la déesse s’enfonçait jusque dans l’âme d’Azazel, il éclatait tout ce qu’il avait été et pouvait se régaler de chaque recoin de son passé. Pourtant, elle se régalait de la surface, d’un simple jeu d’acteur. Soutenir un tel regard n’était pas chose aisée, et pourtant il s’abîmait lui aussi dans ses yeux. Il aurait aimé l’embrasser, mais c’était chose interdit. Les règles du jeu n’avaient pas clairement été énoncées, mais il ne pouvait courtiser une déesse comme il l’aurait fait avec une simple femme.

- A elle seule la beauté de cette forme exalte en moi un ravissement sublime. Évocatrice de milliers de plaisirs, bien faibles sous votre regard. Multiple vous êtes, chagrin réconfortant, voûte céleste. Incarnation du monde, vous êtes mère de tous. Qui n’aime pas celle qui a porté notre existence ? Et pourtant c’est d’un brasier plus ardent, que je me consume à présent. Sous ce regard c’est plus vivant que jamais que je marche au milieu des morts.

Un instant, et il s’oublia complètement. Ce n’était pas seulement une nouvelle vie qu’elle lui avait donné lors de leur première rencontre. Elle avait inscrit dans l’histoire son nom, lui avait offert une immortalité bien plus tangible que de simples renaissances. Mais par la même occasion, il avait découvert que jamais son œuvre, jamais rien de tout ce qu’il pourrait accomplir ne pourrait ravir cette déesse. Une quête vaine certes, mais jamais il ne l’abandonnerait. Mieux valait courir après chimères et merveilles, en faire l’objectif de son existence, que de simplement rester vermisseaux dans la fange de l’existence. Ses derniers mots, il les lui avait susurré à l’oreille. Leurs peaux étaient si près, un souffle et il pourrait la frôler. Ne serait-ce pas perdre ? Mais est-ce que cela ne mériterait-il pas de perdre ? Une étincelle pour un océan de tourment.

- C’était un bon jeu.

Elle lui adressa un sourire railleur, avant de reculer, le laissant là, parfaitement immobile. Azazel inspira profondément, tendant de calmer ses sens et de se souvenir de ce qu’il avait prononcé.

- Seulement, je pense que tu aurais pu mieux faire, Azazel.

C’était de nouveau une gamine qui lui faisait face, lui adressant ce même sourire dément. Il lui sourit en retour. C’était sa déesse, et il n’était pas là pour la comprendre, ni pour attendre quoique ce soit d’elle. Nayris avait depuis longtemps le contrôle de son existence et il le lui avait abandonné gaiement. Que ses jeux soient cruels, qu’ils le laissent avec les nerfs menaçant de se tendre à s’en déchirer n’était rien.

- Je tâcherais de m’améliorer.

Il fit une nouvelle révérence. Il savait ce qu’il lui restait à faire. Le monde des vivants était le seul endroit où il pourrait s’améliorer. Beaucoup de sang coulerait pour rincer la frustration qui palpitait sous sa peau. La prochaine fois, peut-être oserait-il profaner son idole d’un baiser. La prochaine fois…