Le soleil était déjà haut dans le ciel et déversait ses feux et sa lumière sur les jardins dont les pampres, les feuillages bariolés et les fleurs écloses exhalaient leurs parfums échauffés par la brise et la chaleur de l'été. Dans la brise qui soufflait depuis les terres, les odeurs d'humus et de narcisse se mêlaient sous l'ombre bienfaisante des grands arbres et rehaussaient de leurs notes profondes et terreuses les fragrances délicates des fleurs rares aux pétales déjà flétris qui se balançaient gracieusement dans les parterres. Tout semblait avoir été fait pour ravir les sens, dans le murmure des fontaines et le bruissement des feuillages, dans les exquis paysages qui se dévoilaient un à un dans les bosquets comme des tableaux savamment organisés, baignés de senteurs entremêlaient qui appelaient au repos et à la langueur.

Les premières notes, des cordes pincées au son aigrelet et chantant, résonnaient dans le doux silence du parc. Là, sous l'ombre morcelée d'un saule, la musicienne cherchait ses accords en laissant ses doigts d'ivoire courir sur l'instrument qu'elle avait posé sur ses genoux, assise en tailleur. Cela semblait erratique, au commencement; on sentait des pauses, des hésitations, et la musique se formait peu à peu, délicate et encore emplie de non-dits et de silence qui semblaient faire partie intégrante de l'air qu'elle jouait. Cela allait, venait, se gonflait et s'en allait comme des vagues, lentement, doucement, et elle se balançait délicatement au rythme de ce qui naissait du bout de ses doigts, son dos souple ondoyant avec la grâce des branches du saule balayées par la brise.

La musicienne était vêtue de blanc, une écharpe de brocard vert émeraude nouée sous la poitrine. Ses cheveux allaient librement sur ses épaules, et s'y répandaient en cascades soyeuses, chatoyantes, que les lueurs fugaces du soleil au travers des feuillages auréolait de lueurs d'or sombre et de longs reflets d'ambre flamboyante. Les boucles désordonnées qui retombaient sur son front pâle avait la couleur mêlée des feuilles mortes, la rouille vive des fougères sous les feux mourants d'un jour au déclin, comme s'ils avaient capté dans leur fibre la lumière rousse et changeante de quelqu'après midi d'automne dans une futaie d'érables.
Ses longues paupières fardées s'étaient fermées sur ses beaux yeux sombres et elle souriait, doucement, avec cette expression sereine que l'on voit parfois sur les madones dans les temples anciens et qui effaçait de son visage l'ombre rampante de ses cernes violacés et de ses joues livides. Elle était pâle, dans la pénombre; si pâle que sa robe de lin léger en semblait grise contre sa peau d'albâtre que la chaleur du jour ne rosissait point.

Et elle jouait, cet air erratique et gracieux qui déposait ses notes chatoyantes dans le silence bruissant de cette après-midi d'été. Retranchée dans ses pensées, elle en oubliait tout ce qui se passait autour d'elle et fredonnait d'une voix douce, un peu brisée, une ritournelle dont les mots lui revenaient sans cesse sans qu'elle ne puisse dire d'où cela lui venait.

Une à une les notes se posaient, délicates et feutrées, esquissaient une danse gracieuse qui s'en allait, revenait, refluait encore au fil de la voix ténue de la jeune femme dont les échos rappelaient les chants profonds des peuples de Feu, comme une évocation soudaine de lointains territoires baignés de soleil et tout imprégnés de sa morsure. Il y avait là quelque chose de souple et de soyeux, profond et changeant comme un reflet sur une eau profonde. Messaline sourit encore, et sa jolie tête s'inclina de côté, son corps frêle toujours animé d'un lent balancement qui suivait le rythme de sa musique.

Et la chanson continuait, allait et venait, harmonieuse et douce, mouvante, insaisissable, comme le pas du chat noir.

Sen'tsura. Alys s'était jurée de ne pas y remettre les pieds, du moins pas toute seule. Oui bon, Heylë, son renard, l'accompagnait, mais quand même... Là, l'Elfe décida de garder son arc et son carquois sur elle, au lieu de les laisser à l'auberge comme d'habitude.

C'est donc armée jusqu'aux dents - enfin, jusqu'aux mains - qu'Alys affronta de nouveau les rues de la capitale, suivie de son fidèle compagnon à quatre pattes. Voyl Vanguard, le dragon dont Alys s'était éprise voilà un bon moment, lui avait explicitement rappelé de faire très attention, n'étant pas forcément totalement remise des deux dernières fois où elle avait été attaquée. Bon, la première fois, ce n'était pas à Sen'tsura, mais quand même...

Heylë passé en éclaireur, elle avança dans les rues de la capitale, s'enfonçant dans un joli quartier d'où s'élevait une jolie musique. Musique dont les paroles rappelaientt le pas du chat noir : discrètes, douces, mélodieuses. L'Elfe fut littéralement charmée : elle s'approcha de la source de la musique, puis s'accroupit sur ses talons pendant qu'Heylë s'approchait plus encore de la source pour s'asseoir juste à côté de la personne qui jouait : les humains étaient vraiment capables de tout...

Toute à sa musique, Messaline aperçut du coin de l'oeil quelqu'un qui s'avançait, et une forme rousse qui se glissait près d'elle. C'était toujours agréable d'attirer des connaisseurs grâce à la musique, quand ce n'étaient pas des clients. Pour une fois, on ne s'intéressait pas seulement à son physique, et c'était assez rare pour être noté.
Elle laissa son unique spectatrice profiter encore un long moment de sa chanson, et puis laissa mourir les notes sous ses doigts, les laissa s'évanouir dans le silence feutré du jardin. Lentement, elle reposa son instrument sur ses genoux et salua d'une courbette gracieuse la femme qui s'était avancée vers elle.

-Je ne m'attendais pas à avoir des spectateurs ici, dit-elle en souriant, l'ombre d'un rire au fond de ses yeux d'ambre sombre. J'en suis néanmoins flattée, j'espère que vous avez apprécié cela.

Se posant sur la créature qui s'était assise près d'elle, son regard se teinta d'un étonnement ravi et elle se pencha vers le renard pour le saluer à son tour, veillant toutefois à rester à une certaine distance pour ne pas l'effrayer. L'animal avait une fourrure superbe, d'une belle couleur rousse que le soleil rendait chatoyante ça et là, y semant des reflets d'or brun et de cuivre chaud. Son poitrail blanc rendait la teinte du pelage plus riche encore, lorsqu'elle s'assombrissait jusqu'au noir le long des pattes. La silhouette fine, gracile et fuselée de l'animal lui donnait une élégance rare, et elle voyait l'intelligence briller au fond de ses beaux yeux clairs, qui n'avaient pas l'expression familière des animaux ordinaires.

-Je suppose que c'est votre compagnon, reprit-elle en se tournant vers l'inconnue avec un sourire. Il est magnifique.

Sans se départir de son aimable expression, Messaline observa celle-ci avec attention. Elle était armée, et ne s'en cachait pas, comme si ce devait être autant une défense qu'un avertissement. Ses traits n'étaient pas communs aux simples humains, et sa couleur de cheveux était tout à fait inhabituelle, mais cette étrangeté attirait agréablement l'oeil vers son visage dont la jeunesse n'était semblait-il pas feinte. Messaline n'avait que rencontré peu d'elfes au cours de sa vie et tous étaient d'un grand âge, c'était la première fois qu'elle en croisait une qui eut encore, dans le fond de ses yeux, cet éclat pas encore terni par les siècles d'une vie trop longue. Ce devait être à peine plus qu'une enfant, aux yeux des siens... Mais il y avait dans la gravité de son visage comme une méfiance, si compréhensible au regard de tout ce que l'on risquait ici bas quand on portait joli minois et accorte allure.
La jeune femme se fendit d'un sourire en songeant qu'elle devait être toutefois bien préparée à accueillir les ennuis, s'ils devaient survenir, et sa jeunesse ne semblait pas être une faiblesse pour elle.

Un silence s'écoula entre elles, tandis que Messaline observait l'elfe; son beau et pâle visage conservait une expression de douceur aimable, mais son regard avait soudain une acuité nouvelle qui trahissait une intelligence vive et un brin de suspicion. Elle n'était pas hostile, simplement prudente, et cela passa bien vite alors qu'elle inclinait de nouveau la tête dans un geste poli qui fit ruisseler ses cheveux roux le long de son cou de cygne.

-Je m'appelle Messaline, dit-elle en esquissant de la main un salut compliqué à la manière des gens de Faestelia.

Même si elle avançait avec discrétion, Alys savait que la personne qui jouait si bien l'avait repérée. Elle continua de jouer longtemps, avant de poser son instrument sur ses genoux et d'esquisser une courbette gracieuse pour saluer l'Elfe qui avançait :

Je ne m'attendais pas à avoir des spectateurs ici. J'en suis néanmoins flattée, j'espère que vous avez apprécié cela.

L'Elfe hocha la tête pendant que la personne, qui était une jeune femme à en juger par sa voix, reportait son attention sur Heylë, qui l'appréciait grandement : elle était jolie, semblait gentille, et était douée. Il s'assit sur son arrière-train et la fixa avec curiosité et aussi une envie de jouer : c'était un renard joueur, on n'y pouvait rien... Elle lança à Alys :

Je suppose que c'est votre compagnon. Il est magnifique.

L'Elfe sourit et inclina la tête, toujours en silence. Elle laissa le silence s'installer, attendant de voir ce que valait cette jeune fille question confiance, et voyant qu'elle ne faisait rien pour la menacer, puis ranger son arc et sa flèche. La jeune fille se présenta :

Je m'appelle Messaline.

Elle salua de la main avec un geste un peu compliqué et inconnu pour Alys, mais celle-ci s'inclina et répondit :

Alys Calywiel, et voici Heylë, mon Familier. Oui, nous avons apprécié votre musique, il est tellement rare d'en entendre une aussi belle... Surtout à Sen'tsura.

Heylë donna un petit coup de museau dans la main de Messaline pour réclamer une caresse : il l'aimait décidément bien cette fille...

Messaline répondit par un aimable signe de tête lorsque l'elfe se présenta. En bonne compagnie et d'humeur adéquate, elle pouvait passer pour n'importe quelle jeune femme noble et bien éduquée. Elle se plaisait à ce genre de jeux, encore un masque, et toujours jouer avec les apparences.
L'elfe n'avait pas l'air hostile, et en la voyant ranger son arc, Messaline se sentit un peu plus en confiance. Il n'était pas aisé, parfois, d'entretenir une conversation courtoise face à quelqu'un d'armé.

Sentant quelque chose lui toucher la main, elle baissa les yeux vers le renard qui, de toute évidence, réclamait une caresse de la plus adorable des manières. Elle ne put s'empêcher d'en rire avec tendresse et glissa ses doigts fins dans fourrure de l'animal en l'observant avec amusement.

-Il y a pourtant beaucoup d'autres musiciens plus talentueux que moi, dans cette capitale, répondit-elle d'un ton pensif, comme captivée par les reflets et les nuances dans le pelage du renard.

Du bout des ongles, elle gratta délicatement le sommet du crâne d'Heylë, et sortit quelques fruits d'un baluchon posé près d'elle.

-Il est étonnant que vous n'en ayez pas croisé avant moi, reprit-elle de la même voix posée, rendue chantante par son accent très typique de Feu. Mais peut-être venez-vous seulement d'arriver en ville? Je n'ai pas l'impression que l'on y croise beaucoup de gens de votre peuple.

Tout en parlant, elle présenta devant le museau du renard quelques petites prunes d'une belle couleur miel doré qu'elle avait chapardées un peu plus tôt sur l'étal d'un marchand négligent trop occupé à regarder le fond de son décolleté.
Alys ne ressemblait pas à une citadine, et il y avait chez elle une vigilance inquiète qui trahissait quelque chose, comme si elle n'avait pas l'habitude d'être en ville. De plus, elle ressemblait plus, dans son attitude et sa manière de s'habiller, à quelque demoiselle partie en aventure qu'à une dame de Sen'tsura. La capitale, immense, magnifique et dépravée, avait de quoi surprendre et inquiéter, elle ne pouvait que comprendre. Si on n'y prenait pas garde, on n'y croisait que méfaits et mauvaises gens; quoi de plus naturel? Une telle concentration de richesses et de personnes, en sus de l'omniprésence des démons et des servants d'Aile Ténébreuse, ne pouvait qu'attirer plus encore de monde, de tous horizons, et aux motivations diversement discutables.

-Vous autres elfes n'êtes guère des citadins, reprit-elle en levant les yeux vers Alys.

Messaline caressa Heylë en le regardant avec amusement et tendresse, avant qu'elle ne se tourne vers Alys pour lui dire :

Il y a pourtant beaucoup d'autres musiciens plus talentueux que moi, dans cette capitale.

L'Elfe haussa les épaules pendant que Messaline continuait de choyer un Heylë au comble du bonheur, avant de reprendre d'une voix chantante :

Il est étonnant que vous n'en ayez pas croisé avant moi. Mais peut-être venez-vous seulement d'arriver en ville? Je n'ai pas l'impression que l'on y croise beaucoup de gens de votre peuple.

Alys sourit en la voyant présenter des fruits à Heylë, qui les huma avant d'en prendre un, puis tous les autres, appréciant le goût sucré des fruits. Messaline rajouta :

Vous autres elfes n'êtes guère des citadins.

En effet. Nous préférons les forêts, et de loin. Mais quelques fois, nous devons prendre sur nous et affronter les villes... Et vous-même ? Que faites-vous ici ?

Messaline eut un sourire amusé et continua de donner des caresses au renard qui semblait apprécier ces attentions qu'elle lui prodiguait. Elle n'avait pas d'affinité particulière avec les animaux, mais comme beaucoup de ceux qui ne portaient pas le reste de l'humanité -et les autres- dans leur coeur, elle avait pour eux une grande affection. C'était toujours plaisant de voir de quelle affection ils étaient capables, ces sentiments francs et sincères, qui n'avaient pas les rouages retors et perfides de ceux des humains et des autres races. Tout était si simple, avec eux, sans faux-semblants et sans mensonges, si agréablement reposant... Le bonheur tranquille d'Heylë qui appréciait sans détours ses présents et ses attentions la réjouissait sans qu'elle n'en montre rien d'autre que ce sourire de façade, aimable et poli, comme celui d'une grande dame bien éduquée.

-Ah, on ne fait pas toujours ce que l'on veut dans la vie, n'est-ce pas? Dit-elle avec un petit regard malicieux en direction d'Alys.

Elle fit une pause et puis regarda autour d'elles, le jardin fleuri dans la chaleur de l'été, et les hauts murs des maisons nobles tout autour qui étincelaient dans la lumière du soleil.

-C'est ici que je vis, pour le moment. Il y a beaucoup à voir et à faire, ici, et pour ma part, c'est en ville que je me plais.

Elle n'avait de toute manière guère le choix; quand on vit aux crochets des autres, la nature sauvage n'est pas vraiment un endroit approprié, et elle qui avait passé toute son enfance enfermée n'avait pas le goût des grands espaces qui lui donnaient le vertige et l'angoissaient terriblement. Là-bas, elle n'avait aucun contrôle, alors que la ville lui offrait suffisamment d'occasions fructueuses pour qu'elle puisse vivre confortablement sans trop d'efforts.

-Sans vouloir être indiscrète, qu'est-ce qui peut amener une demoiselle comme vous à Sen'tsura? Je devine que ce sont vos obligations qui vous ont forcée à venir ici, n'est-ce pas?

Messaline avait gardé son ton calme et posé, et son visage n'exprimait rien d'autre qu'une interrogation polie. Elle se gardait bien de paraître trop curieuse, sachant combien les secrets étaient précieux et combien il était dangeureux, parfois, de trop en dire à des inconnus. L'elfe semblait être toutefois de ces gens sincères et candides dont la compagnie était si reposante comparée au panier de crabes dans lequelle elle évoluait.

Heylë était au comble du bonheur, câliné qu'il était par Messaline. Le canidé n'avait pas eu vraiment sa dose de câlin de la part de sa maîtresse depuis le combat contre Vanitas, et il sentait qu'elle avait encore besoin de temps avant de redevenir l'Alys qui lui plaisait. C'était en bonne voie certes, mais physiquement il voyait bien qu'elle changeait, ses cheveux bleus commençaient à ne plus devenir bleus, virant doucement vers le roux. Était-ce bon signe ? Mauvais signe ? Difficile à dire, vu que mentalement elle commençait à redevenir la vraie Alys... Il verrait bien quand ce serait fini.

Tout en continuant à câliner le renard, Messaline lança à l'Elfe :

Ah, on ne fait pas toujours ce que l'on veut dans la vie, n'est-ce pas?

Alys sourit en hochant la tête : oui, il était difficile d'échapper à son destin qui dictait nos moindres faits et gestes... Messaline répondit à sa question en déclarant qu'elle vivait dans la capitale pour le moment, et qu'elle s'y plaisait, avant de demander :

Sans vouloir être indiscrète, qu'est-ce qui peut amener une demoiselle comme vous à Sen'tsura? Je devine que ce sont vos obligations qui vous ont forcée à venir ici, n'est-ce pas?

L'Elfe s'accroupit devant la demoiselle avec un petit sourire avant de lui répondre :

En effet, j'essaie de voir si j'y trouve des choses intéressantes... Et pour l'instant, chou blanc, sauf vous et votre musique.

Messaline continua de gratter doucement la tête du renard tandis qu'elle observait l'elfe d'un regard curieux. Pour elle, c'était certain qu'il ne devait pas y avoir grand chose d'intéressant dans une ville... Elle ne connaissait que bien peu de choses de son peuple mais le peu qu'elle savait était bien suffisant pour se douter que les ruelles de cette immense cité, si belles et animées qu'elles fussent, ne pouvaient guère attirer l'intérêt d'une elfe des bois.

Elle sourit et pencha légèrement la tête sur le côté.

-J'en suis flattée, dit-elle. Au moins ce voyage n'aura pas été vain.

Ses yeux se fermèrent un moment, les paupières lourdes s'abaissant comme des ailes fardées. Un vague vertige la gagnait peu à peu, et elle sentait l'extrémité de ses doigts s'engourdir dans un fourmillement désagréable.
Elle soupira, s'inclinant brièvement, et donna une dernière caresse au renard.

-Veuillez m'excuser, dit-elle en posant délicatement son instrument près d'elle.

Tâchant de maîtriser son souffle, elle se concentra sur les gestes familiers à accomplir pour repousser le malaise qui la prenait à la gorge. Ses mouvements s'étaient faits plus lents, avec une grâce feinte qui trahissait une certaine difficulté à effecter les gestes les plus élémentaires. Ne pas se hâter, ne rien montrer. Ses mâchoires s'étaient serrées imperceptiblement tandis qu'elle clignait des yeux pour garder son champ de vision clair, et qu'elle sortait de son sac une longue pipe très fine au travail délicat pour y tasser quelques herbes odorantes. Le briquet dont elle battit la mèche avec précautions les enflamma bien vite, et Messaline tira une interminable bouffée salvatrice qui gonfla ses poumons de fumée.

Peu à peu les sons lui revenaient, effaçant le bruit sourd qui avait envahi ses oreilles et le frisson passa tandis qu'elle retrouvait lentement ses esprits. Elle tâchait toujours d'agir assez vite pour que cela ne se voie pas, mais un oeil avisé savait très bien déceler les maux dont elle souffrait. La plupart des gens mettaient cela sur le compte de l'abus de drogues et c'était très bien comme ça. Laissant les herbes faire effet, elle souffla un nuage de fumée grise qui fut aussitôt dilué par le vent.

-J'espère que la fumée ne vous incommode pas, dit-elle très naturellement avec un sourire aimable.

Messaline continua de grattouiller la tête d'Heylë, qui glapit de bonheur. Alys siffla doucement pour rappeler son renard à l'ordre, mais celui-ci fit exprès de prendre tout son temps pour s'écarter de Messaline. Il était bien quand elle le câlinait, il n'y pouvait rien !

Soudain, l'Elfe vit la demoiselle se sentir mal. Oh, elle essayait de le cacher, mais les Elfes ont la vision aiguisée, et ce malaise ne lui échappa pas. Messaline lui demanda de l'excuser, puis elle sortit de sa veste une longue pipe bien travaillée dont elle tira une bouffée libératrice après y avoir introduit des herbes odorantes. Elle se tourna vers Alys et lui demanda :

J'espère que la fumée ne vous incommode pas.

Alys s'approcha d'elle de façon à pouvoir être le plus près possible d'elle et s'agenouilla devant elle :

Non, mais par contre je vois que vous êtes atteinte d'un mal qui vous oblige à recourir à une fumée pour vous calmer... Peut-être que je peux vous soulager d'une autre manière que celle que vous utilisez, si vous m'en disiez plus.

Ah, pensa Heylë, revoilà la Alys qui veut sauver des vies. En même temps, c'était une guérisseuse avant tout...

Messaline haussa un sourcil et son visage ne garda plus qu'une amabilité de façade tandis que son regard se faisait soudain plus distant et plus froid. Elle n'aimait pas en parler, surtout pas à des inconnus. Personne n'avait jamais rien pu faire pour elle et son existence dépendait entièrement du bon vouloir et des caprices de son mal. C'était ainsi et elle en avait plus qu'assez de voir défiler des gens, médecins et autres, qui croyaient pouvoir l'aider et repartaient la queue entre les pattes dès qu'ils s'apercevaient que c'était en vain.

-Ce n'était qu'un étourdissement passager, dit-elle avec un sourire. Rien de plus.

Un nuage de fumée se faufila entre ses lèvres entrouvertes et elle ferma les yeux un instant. Elle se sentait encore très faible, et un frisson glacé lui figeait les membres, tandis que le fourmillement quittait peu à peu ses doigts qui retrouvaient leur mobilité normale. Son visage entre très pâle retrouvait quelques couleurs, peu à peu.

-Et même si c'était plus grave que cela, reprit-elle très doucement, je doute que vous puissiez faire quoi que ce soit pour moi.

Un demi sourire passa sur son visage et elle retourna bien vite la conversation vers Alys.

-Seriez-vous guérisseuse, d'une quelconque manière? C'est un talent qui semble propre aux gens de votre race, j'en ai souvent rencontrés qui exerçaient ce métier.

Des médecins de toutes sortes, oui... Elle les attirait comme le miel les abeilles, sans doute parce qu'un oeil de praticien exercé sait déceler chez n'importe qui les symptômes d'un mal quelconque. Dommage qu'aucun jusque là n'ait eu la même habileté pour la guérir. Elle avait soupé de leurs médecines amères et de leurs prescriptions interminables, depuis fort longtemps, tout espoir de ce côté-là l'avait abandonnée.

"Nul ne te verra jamais vieillir".

Son sourire s'élargit un peu, et il y avait dans ses yeux une sérénité soudaine. De toute façon, tout cela prendrait fin bien assez tôt.

Alys sentit que le regard de Messaline s'était durci et refroidi, comme si elle devenait méfiante. Elle gardait cependant un visage amical, ce qui rassura quelque peu l'Elfe. Elle lui dit avec un sourire :

Ce n'était qu'un étourdissement passager. Rien de plus.

L'Elfe n'insista pas. Messaline n'avait pas envie d'en parler, il était inutile de la forcer. Pendant qu'elle s'asseyait de façon plus confortable, la rouquine ajouta :

Et même si c'était plus grave que cela, je doute que vous puissiez faire quoi que ce soit pour moi.

Ça, Alys ne pouvait s'en douter, puisqu'elle ne connaissait pas le mal qui rongeait la demoiselle. Heylë donna un petit coup de langue sur la main de Messaline, avant que celle-ci ne demande à l'Elfe :

Seriez-vous guérisseuse, d'une quelconque manière? C'est un talent qui semble propre aux gens de votre race, j'en ai souvent rencontrés qui exerçaient ce métier.

Alys esquissa un sourire : si les médecins que Messaline avait rencontrés était efficaces, ils auraient pu la sauver. Elle se redressa et lui répondit avec honnêteté :

Oui, je le suis. Mais contrairement à ceux qui se prétendent médecins, si je sais quelqu'un condamné, je ne cherche pas à appliquer sur lui des breuvages infects. Si vous savez que vous l'êtes, je ne chercherai pas à vous sauver, ce serait aller à l'encontre de la nature.

Heylë donna de petits coups de museau dans la main de Messaline pour lui témoigner son soutien, et lui dire ainsi qu'elle pouvait faire confiance à Alys. Ce serait dommage qu'elle meure si jeune...

Messaline reprenait doucement ses esprits, et sourit quand elle s'aperçut enfin que le renard réclamait son attention. Elle eut un petit sourire d'excuse plein d'une tendresse amusée qui reflétait dans ses yeux quelque chose que personne n'avait pu y voir depuis fort longtemps. Sans doute Alys la voyait-elle sous un jour que fort peu de personnes avaient jamais pu contempler, et c'était sans doute la meilleure chose pour elle. L'elfe ne l'aurait sans doute pas vue d'un aussi bon oeil en d'autres circonstances... Mais mieux que quiconque, Messaline savait passer pour ce qu'elle n'était pas.

Elle souffla de côté un long nuage de fumée, et glissa sa main dans l'épais pelage de l'animal, le grattant légèrement sous le museau, et lui caressa l'échine d'un geste que l'engourdissement passager de ses mains rendit un peu plus maladroit qu'auparavant.

La jeune femme leva sur Alys un regard amusé, assorti d'un sourire entendu.

-Alors vous êtes bien plus sage, dans votre jeune âge, que beaucoup de ceux que j'ai pu rencontrer auparavant...

Une certaine distance demeurait toutefois dans son regard alerte, comme si elle se méfiait. Elle veillait à ne pas trop en dire, et qu'elle imagine ce qu'elle voulait, Messaline n'en dirait rien, fut-ce à demi-mot.

-Ne croyez rien de ce que j'ai pu laisser entendre, reprit-elle avec un sourire désarmant, ignorant tout du message qu'Heylë cherchait à lui faire passer.

Faire confiance à quelqu'un, fut-ce une elfe doctoresse, n'était pas exactement dans ses cordes.

-La drogue, vous savez, reprit-elle avec un sourire. Elle fait dire de drôles de choses, parfois.

Elle ponctua ses paroles avec un petit nuage de fumée qui éclot de ses lèvres entrouvertes. Sans doute que ça ne lui plairait pas, d'entendre cela; mais qu'importe.

Heylë décida de se contenter de pousser de petits glapissements de contentement pendant que Messaline le grattait sous le museau, avant que celle-ci ne réponde à Alys avec un sourire :

Alors vous êtes bien plus sage, dans votre jeune âge, que beaucoup de ceux que j'ai pu rencontrer auparavant...

L'Elfe esquissa un sourire en haussant les épaules, sans relever la phrase de la demoiselle. Qui renchérit en déclarant :

Ne croyez rien de ce que j'ai pu laisser entendre. La drogue, vous savez, elle fait dire de drôles de choses, parfois.

Heylë comprit qu'elle ne lâcherait pas prise, aussi lui lécha-t-il la main avant de reculer, un peu triste. Alys, qui sentait le moral en berne de son renard, s'inclina devant la rouquine et lui dit en lui tendant la main :

Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider. Je vous souhaite néanmoins longue vie tant que c'est possible, nous allons devoir vous laisser. Faites attention à vous, et portez-vous bien, ce fut un plaisir de vous rencontrer.

Au même moment, Heylë revint près de Messaline, lui lécha la joue et, surprenant Alys, lui murmura à l'oreille :

Vous me manquerez.

Puis il se rapprocha d'Alys, et le duo s'éloigna en saluant la demoiselle, avant qu'Alys ne réprimande son renard :

T'as intérêt à t'expliquer, depuis quand parles-tu ?!

Le renard ne lui répondit pas, continuant à avancer. L'Elfe soupira et suivit le canidé, se promettant de lui tirer les vers du nez.