Se perdre dans les territoires des Montagnes n’avait jamais été son idée : des deux nomades il était le casanier, celui qui n’aimait l’aventure que s’il savait où il mettait les pieds. Lenore était davantage téméraire, un peu trop excitée à l’idée de découvrir quelques dangers au détour d’un arbre. On est bloqués ici pendant une semaine, lui avait-elle soutenu en ronronnant presque au creux de ses bras, technique qu’elle utilisait habituellement pour l’acheter lorsqu’il se montrait réticent à quoi que ce soit. Autant en profiter pour s’enfoncer dans les terres, tu ne crois pas ? avait-elle savamment rajouté en posant un baiser sur sa joue, presque à l’embrassure de ses lèvres, comme une menace voilée comme seules les femmes savaient si bien les faire, qu’elles soient mères, épouses ou sœurs. Jihad n’avait eu d’autres choix que de s’y plier.
Évidemment, la jeune femme l’avait semé en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire et bien que son jumeau sache que cela n’avait pas été intentionnel il ne put s’empêcher de lui en vouloir. Très vite cependant cette rancœur se transforma en culpabilité et Jihad se laissa tomber sur un rocher en soupirant, levant le nez vers le ciel automnal tandis qu’il se demandait comment Diable pouvait-il se laisser avoir à chaque fois. Il espérait qu’au moins cette imbécile n’était pas tombée dans un ravin ou quelque chose s’en rapprochant.. Se saisissant de la gourde attachée à sa ceinture Jihad prit le temps d’en avaler une longue gorgée avant de rassembler le courage nécessaire pour repartir en quête.. il ignorait exactement quoi, à vrai dire. Lenore ? La ville la plus proche ? La côte ? Le nomade n’était pas un homme des Montagnes et n’y avait jamais mis les pieds ou pris le temps de l’étudier, à son plus grand dam. Il ignorait à quel point il s’était enfoncé dans ces roches inhospitalières et ignorait comment il pouvait se repérer. Bien sûr ses yeux magiquement précis pouvaient lui faire relever les indices qui savaient lui indiquer le Nord ou si une quelconque trace de vie était passée avant lui par ici, mais cela ne l’aidait en rien quant à savoir où il devait se diriger pour.. eh bien, ne pas mourir aux mains d’un quelconque prédateur.
Jihad marchait depuis une bonne demi-heure, déjà, lorsqu’il croisa finalement premier être vivant. Ce n’était pas tout à fait ce à quoi il s’attendait, néanmoins : là, à quelques mètres de lui, perché sur un rocher qui le surplombait tout entier, un aigle impérial le fixait de ses yeux dorés, semblant juger ses faits et gestes comme un Dieu veillerait sur ses fidèles pêcheurs : un mélange de mépris et de miséricorde, une compréhension à peine effacée par la moquerie et cette indifférence presque condescendante.. Le pirate était un garçon fier, encore plongé dans cette arrogance adolescente qui le poussait à placer son honneur avant tout et toute chose, même sa propre sécurité, aussi soutint-il le regard de l’animal, le visage placide de l’impassibilité qui le caractérisait toujours, comme si Lenore était trop extravertie pour avoir eu à cœur de lui laisser une once d’expressionnisme le jour de leur création. Ce manège dura quelques longues minutes et Jihad réalisa bientôt, bien assez tard cependant pour trahir son manque de sagesse, que la bête n’avait rien à lui prouver, lui renvoyant à la tronche sa démarche dérisoire de vouloir à tout prix faire baisser les yeux à un oiseau dont il bafouait le territoire de ses pieds hâlés.
Étouffant un soupir à l’embrassure de ses lèvres, Jihad détourna les yeux pour mieux cacher son malaise. C’était certainement stupide mais il avait instinctivement considéré l’aigle comme un être à part entière, doté d’une conscience et au regard assez acéré pour réveiller en lui une quelconque culpabilité – non, pire, une quelconque reddition. Se sentant soudainement très stupide, le nomade se força à reprendre son chemin mais, comme appelé par une force inconnue, il ne fit que quelques pas avant de reporter son attention sur l’animal. Celui-ci avait légèrement bougé la tête pour le suivre des yeux mais n’avait esquissé aucuns signes de crainte ou d’instinct naturel à son égard. Du bout des lèvres, presque hésitant, Jihad osa lui demander de l’aide, assumant alors tout à fait le lien étrange qui venait de se lier entre l’aigle et lui. Celui-ci pencha légèrement la tête sur le côté, dessinant un angle inquiétant de son cou agile, avant de déployer ses ailes, s’envolant d’une impulsion silencieuse. Presque solennellement, Jihad se décida à le suivre, habité par cette étrange conviction qu’il pouvait lui faire confiance.
Ils retrouvèrent Lenore en peu de temps et reprirent ensembles le chemin de la côté. Jihad n’eut pas réellement à demander à l’aigle de le suivre ; sans qu’il ne s’en étonne vraiment, celui-ci ‘embarqua’ avec eux, discrètement, avec un naturel si désarçonnant que cela semblait avoir toujours été le cas. Bien des années plus tard il apprendrait au sujet des familiers, ces animaux possédant naturellement un lien avec un humain prédéfini, comme s’ils se connaissaient depuis toujours et étaient destinés, mais il ne s’en étonnerait pas réellement : après tout, tout s’était fait si rapidement que cela ne pouvait qu’être normal.