« Encore vous ? »
L'archimage avait de plus en plus souvent affaire à Albar il est vrai. Pendant la guerre froide, bien sûr, mais aussi, plus récemment, pour une extension de son pouvoir naturel, manipulation risquée s'il en était, qui lui avait alors permis de soigner autrui avec son propre sang. Il n'en avait pas encore eu d'utilité immédiate, mais il savait que ce don lui serait éminemment utile pour la suite. Il faut dire qu'il se faisait un peu plus sédentaire ces derniers temps : il voyageait moins et restait dans les Glaces, passant plus de temps chez lui. Les missions à l'autre bout de Terra se faisaient rares, et il avait plutôt tendance à coordonner les opérations bien au chaud, et à envoyer des lettres à tout va.
Mais voilà, Albar était un homme qui faisait de beaux bénéfices en affaire. Aussi, bien qu'il en réinvestissait une grande partie, et que la majorité restante était employée pour les futurs travaux de sa maison et les dons aux rebelles, il lui restait de quoi se faire plaisir. Et ce qu'il allait demander à l'archimage était plus une petite lubie, un petit caprice si l'on puis dire, qu'une véritable amélioration de sa nature.
L'ancien blason de sa famille représentait un lion des Glaces, animal majestueux mais dont la présence ô combien prétentieuse avait souvent valu des remarques désobligeantes à la famille d'Albar, qui ne méritait effectivement pas la présence de cet animal. Une fois qu'il eut évincé toute cette bande d'incapables, Albar avait tenu fermement à ce que le lion soit remplacé par un petit renard des Glaces, animal qu'il avait toujours beaucoup aimé et dont il appréciait la ruse et la subtilité. Il se retrouvait en cet animal et, comme tout le monde, avait quelques rêves d'enfants encore en lui – oui oui, comme tout le monde. Même les pires espèces de ce monde ont des rêves d'enfants, regardez les pédophiles par exemple – notamment celui de pouvoir se changer en animal, un peu comme les lycans, et, plus précisément, en un renard des Glaces.
C'est donc tout naturellement qu'il était retourné voir le mage de la cour. Les amulettes d'animorphisme n'étaient pas ce qu'il y a de plus complexe à fabriquer. La base était presque toujours la même pour les humains et humanoïdes, et selon l'espèce choisie, le résultat était plus ou moins facile à obtenir. Les canidés, comme les loups ou les très gros chiens, étaient particulièrement demandés, aussi Albar n'avait pas trop de doute quant à la facilité d'élaboration d'une amulette pour le changer en renard.
« … Et c'est pour ça que je viens vous voir.
- Je vois je vois... Bon, eh bien, si vous avez de quoi me payer, je n'ai aucune raison de vous refouler. Cependant, au vu de votre nature et des manipulations opérées la dernière fois, il se peut que ce soit un tantinet plus complexe que prévu... Revenez dans une heure environ. »
Docile, pour une fois, Albar pris congé du mage, et déambula dans le palais qu'il connaissait par cœur, après l'avoir arpenté à la suite d'Issendra pendant des mois. Il ne regrettait en rien sa vie actuelle, mais la compagnie froide et amusante malgré elle de l'Impératrice lui manquait parfois. Il adorait la taquiner, plus ou moins subtilement d'ailleurs. Dans chaque couloir il avait un souvenir précis. Mais dans le château, seules l'Impératrice et Enélaya lui manquaient. Être coupé de tout le reste n'était que délivrance : les salles trop froides, les corridors immenses, les gens inintéressants, etc... Non, par Dieu, il ne regrettait rien.
Après avoir discuté, d'un intérêt assez faible, avec un marchand de passage qui arpentait le palais à la recherche d'une guilde marchande, installée dans les locaux, Albar revint frapper à la porte du mage.
« Vous êtes ponctuel !
- Vous aussi je l'espère.
- En effet, j'ai réussi à faire ce que vous m'avez demandé, mais il y a un hic.
- Allons bon, comme c'est surprenant.
- La magie a des règles qui lui sont propres et qui sont impossible à subvertir, monsieur Tlassin. Voyez vous, vous n'êtes pas humains, et les manipulations que nous vous avons faites ont, si je puis dire, aggravé cet état de cause.
- Ce qui se traduit par ?
- Vous pourrez vous transformer et vous détransformer à volonté, mais en revanche, vous n'aurez aucun attribut de renard : ni l'odorat, ni l'ouïe, etc... Vous aurez vos capacités normales, telles qu'elle le sont en ce moment même.
- Je pourrais donc me soigner et soigner les autres ?
- Oui en effet, même s'il sera bien plus difficile de vous entailler volontairement.
- Chose logique, en effet. Bien, je suppose que je devrais absolument avoir l'artefact sur moi pour pouvoir me changer en renard. C'est un collier ?
- Une bague pour être exact. Il me fait juste votre tour de doigt avant de la fondre. Elle sera en argent, aussi, faîtes attention si vous serrez la main à un lycan ou à un loup garou !
- Pratique si je dois en frapper un en revanche. Y a-t-il moyen d'y faire graver un symbole ?
- Oui, bien sûr. Vos armoiries je suppose ?
- Merci, vous êtes bien urbain.
- Ne dites pas ça, je ne sais jamais si vous vous fichez de moi en le disant ou non !
- Qui vivra verra. »
Une quinzaine de minutes plus tard, délesté d'une cinquantaine d'ailes de bronze, Albar mit la bague au doigt. Il chercha quelques minutes comment activer le don en question, ne sachant pas sur quel bouton de son cerveau appuyer. Il se sentait un peu comme un nouveau né qui apprenait à bouger ses bras et ses jambes, à ceci près qu'il n'avait pas le moindre repère visible lui indiquant que ce qu'il faisait avait l'air de réussir ou non. Mais c'est après deux bonnes minutes, sur les conseils de Togsadum, qu'il parvint à trouver comment faire. Ne me demandez pas de vous le décrire, j'en serait tout bonnement incapable – décrivez moi précisément ce qui se passe dans votre tête quand vous bougez un bras et on en reparlera.
La transformation lui parut lente et profondément déroutante, mais Dieu merci, elle n'était pas douloureuse. Par réflexe, il avait fermé les yeux, se concentrant sur les sensations qu'il éprouvait, que je ne saurais vous exprimer, là encore. Disons juste qu'il se sentait changer, qu'il sentait ses os bouger et ses muscles se réagencer. Ses oreilles changeaient de position et s'agrandissaient, tandis que ses vertèbres sacrées s'allongeaient pour former une longue et touffe queue de renard.
Quand il rouvrit les yeux, il était bien plus bas sur le sol qu'il ne l'était avant de les fermer. Sa vision était la même cependant : il voyait les mêmes couleurs et de la même façon. Lorsqu'il tenta de marcher, il s'emmêla les pattes et tomba presque immédiatement sur le sol en un petit couinement de surprise. C'était un coup à prendre. Et ce n'était pas si compliqué que ça, il fallait juste comprendre le mouvement de ses nouvelles articulations, mais on sait plus ou moins tous marcher à quatre pattes. D'abord tout doucement, puis à un rythme normal, le maréchal/renard réappris à marcher. Poussant la porte sans adresser un merci au mage – inutile, il l'avait payé après tout – il se mit en route de là où l'Impératrice se trouvait aujourd'hui. A moins qu'elle n'ait changé ses habitudes depuis qu'il avait quitté son poste, elle était entrain de rendre visite à Enélaya. Cela avait un côté indéniablement pratique : l'ange reconnaîtrait son esprit et lui dirait de ne pas avoir peur, de ne pas appeler la garde. Mais il espérait juste qu'elle ne lui dirait pas clairement que le petit animal était en fait son maréchal des Glaces.
Marchant d'abord à allure normale, il finit par courir, non sans difficulté dans les virages, jusqu'à Issendra, qui se trouvait bel et bien où il l'imaginait être, se promenant dans les jardins avec Enélaya. D'abord surprise par le petit renard blanc comme la neige qui courait vers elle, elle se rassura en sentant la main d'Enélaya sur son épaule, qui eut un petit sourire en coin, reconnaissant sans doute l'esprit d'Albar. Sans doute l'ange empathique avait ressenti son espièglerie, car elle ne dit rien à l'Impératrice, qui se baissa pour caresser tendrement le petit animal qui se frottait affectueusement contre ses jambes, un peu comme un chat.
Quelle ne fut pas sa surprise quand le renard s'éloigna et se transforma en son maréchal des Glaces. Albar arbora un sourire satisfait et joyeux devant son visage surpris et un tantinet vexé. Vexée de s'être fait avoir sans doute.
« Majesté, mon nouvel investissement vous plait ? Demanda-t-il en montrant sa bague avec un grand sourire.
- Vous n'avez rien de mieux à faire ? Répliqua-t-elle d'un ton glacial.
- Mieux à faire que de me faire caresser par vous ? Rien de plus intéressant en tout cas !
- Moi j'ai des activités plus constructives. Gérer un pays par exemple. »
Et elle partit sans lui jeter un regard, froide et digne, comme elle l'était toujours. Albar, lui, s'était beaucoup amusé.