Les premières fois sont toujours des moments intenses : on est remués, le cœur et le ventre ne se contrôlent plus et l'on a du mal à exprimer ce que l'on ressent. Pour Ronan McFly, c'était la première fois qu'il mettait le pied sur un bateau... S'il avait embarqué tel un fanfaron habitué à sillonner les sept mers, il comprit rapidement qu'il avait intérêt à faire profil bas et à serrer les dents pendant les quelques jours qui devaient le mener sur le continent des Glaces. Mais pourquoi diable ce navire tanguait-il autant ? C'était un vieux drakkar, qui grinçait en permanence tel un hurlement plaintif et son capitaine en était pourtant extrêmement fier. Le vieil homme bourru jugeait opportun de frapper amicalement l'épaule de Ronan dès qu'il le croisait. Celui-ci ne pouvait alors réprimer un haut-le-cœur qui lui faisait généralement vomir le maigre repas qu'il avait réussi à avaler quelques minutes auparavant...

Le capitaine avait beau être amical, le jeune homme ne lui indiqua jamais la vraie raison de son voyage. Officiellement, il devait rendre visite à un marchand d'alcool de Cardrak pour vendre ensuite ses tord-boyaux à Sent'sura... Mais même s'il avait voulu être honnête, qui aurait pu croire Ronan ? Qui aurait pu gober qu'un jeune garçon à l'allure vagabonde avait rendez-vous avec Harald Wallah qui lui avait nommément demandé de venir lui rendre une visite de courtoisie ? D'ailleurs, même Ronan ne croyait que modérément à cette histoire... Depuis peu, les hommes des Glaces avaient plus ou moins rallié la rébellion et il soupçonnait Wallah de chercher à récolter des informations précieuses auprès des émissaires de la Terre. Lencart Gralhin avait pensé que c'était enfin une bonne opportunité pour s'allier avec les grands guerriers venus du froid. Ainsi, il avait laissé sa sentinelle quitter son continent d'origine pour rencontrer le roi de Saline.

Le voyage semblait ne jamais devoir arriver à sa fin. Cependant, au bout de six jours interminables, le capitaine fit monter Ronan sur le pont, qui avait pourtant fait la promesse de plus remonter à l'air libre depuis le jour où il avait failli tomber au milieu des vagues. Quand il refit surface, il fut accueilli par le vieil homme qui affichait un visage rougi par le froid terrible qui régnait. La température ambiante fit immédiatement claquer des dents au jeune espion. D'un signe de la main, le capitaine présenta à Ronan le continent des Glaces, enfin en vue.

Ce qui était certain, c'est que cette terre portait parfaitement son nom. À perte de vue, ce n'était que neige, glace et nuage. Il était quasiment impossible de discerner la ligne d'horizon qui séparait le continent du ciel blanchâtre. Mais rapidement, en s'approchant, les marins du drakkar purent distinguer une tâche noire qui se révéla être une cité de fort belle taille. Celle-ci devait être du genre timide, car elle était camouflée par une brume épaisse et humide. Mais le spectacle était fascinant : les bâtiments qui composaient la ville étaient massifs et imposants. Ils formaient une grande forteresse où le métal et le bois prédominaient et tranchaient avec le blanc de la neige qui recouvrait tous les toits. N'importe quel voyageur en aurait eu le souffle coupé. Enfin presque tous... Ronan préférait se pencher par-dessus le bastingage pour dégobiller tout ce qu'il avait réussi à garder dans son estomac pendant que le bâteau zigzaguait avec difficulté entre les icebergs.

Fort heureusement, le vieux navire finit par accoster. Ignorant s'il aurait droit à un comité d'accueil, le jeune homme récupéra les quelques affaires qu'il avait emportées et salua le capitaine, s'abstenant de lui serrer la main. Ce n'était pas le moment de se casser des phalanges. Quand il mit le pied sur la jetée, Ronan respira un grand coup, heureux d'avoir enfin retrouvé le plancher des vaches (ou des pingouins). Mais un frisson terrible le parcourut. Il avait beau être vêtu d'un lourd manteau en peau de loup polaire, il se les gelait abominablement.

*Brrr, mais c'est quoi ce pays ? Il fait au moins - 10 000...*

Bjørn, malgré son âge adéquat pour procréer, n’avait jamais eu une fibre paternelle très marquée : il ne se souvenait pas un jour d’avoir veillé sur quelqu’un d’autre que lui-même, à l’exception faite d’un chien-loup qu’il avait entraîné avec lui au hasard de ses pérégrinations adolescentes dans quelques tavernes. Résultat, la pauvre bête était trop saoule pour marcher droit une fois remise à son propriétaire à force d’avoir lapé les restes des pavés de cheval arrosés de sauce à la bière. Mais ce n’était pas tout à fait sa faute, non : il n’était pas celui qui avait mis le museau du chien dans les plats après tout, n’est-ce pas ? Et puis, mince, quelle idée de confier ce dernier à un barbare qui savait célébrer la vie à Saline le Jeudi soir – officiellement reconnu jour de beuverie depuis Kelrenn 87.

Remarque, cette fois-ci, son protégé tenait sur deux pattes et serait plus à même de tenir l’alcool, se dit-il alors qu’il posait un pied sur la jetée, le bateau transportant l’homme qu’il se devait d’accueillir apparaissant alors au loin, brisant la brume de sa proue. Harald lui avait parlé de ce ‘service’ quelques jours auparavant, alors qu’il revenait à peine d’un énième voyage à la recherche d’indices quant à la prophétie de Lilith ; ses yeux en portaient d’ailleurs encore les cernes tant cela s’était montré fastidieux. Un type, Terrestre à ce qu’il en avait compris, venait en supposément envoyé diplomatique ; Bjørn n’était peut-être pas une fine fleur de la logique, il avait tout de même compris que, quelle que soit sa nationalité, cet homme-là était mêlé d’une manière ou d’une autre à la rébellion. Qu’à cela ne tienne, il n’avait pas demandé de détails pour autant et s’était exécuté docilement, occupant ses jours suivants à préparer l’arrivée de son hôte, réservant entre autre une chambre d’auberge plus que fréquentable non loin du château.

Même s’il n’en avait pas vraiment l’air, Bjørn savait être un type organisé, surtout lorsque ça ne le concernait pas ; question d’éducation. Enfin, quelques mauvaises langues lui reprocheraient pourtant des détails et son bon sens somme toute relatif : alors qu’il ignorait son nom et son apparence physique, il avait pris le risque de venir ramasser le nouvel arrivant les mains dans les poches, mais, hé, après tout, qu’aurait-il pu faire de plus ? Découper une pancarte en papier et y écrire une phrase accrocheuse pour attirer tous les touristes qui le prendraient à coup sûr pour un guide ? Très peu pour lui, merci. Il préférait faire confiance en son instinct, et alors que le drakkar accostait, il rassembla toute sa concentration pour détailler les débarquants avec, peut-être, une pointe de suspicion.

Il y avait bien ce type, du genre ours et fier, pour qui il ressentit instantanément une sympathie un peu chauvine, mais quelque chose lui disait que, justement, il devait être du coin. Il n’aurait pas davantage dit non à cette poitrine rebondie mais, hé, Harald avait été clair : il attendait un homme, un vrai, et peut-être un peu déçu il se détourna de la jeune femme pour poser ses yeux sur le suivant. Un gringalet recouvert d’une fourrure blanche, l’air un peu paumé et même un peu malade et dont l’épaisse couche de vêtements ne cachait pas totalement les frissons. Bjørn cilla une fois, deux fois, d’un étonnement à peine contenu. Jetant un dernier coup d’œil à la jolie créature qui quittait le porc, il s’autorisa un bref soupir de résignation avant de s’avancer vers son cadet. Quelque chose lui disait qu’il n’allait pas partager beaucoup de pintes avec celui-là, tiens.


« - Hé. interpella-t-il en se plaçant face à lui, hésitant une seconde en le dévisageant avant de lui adresser un rapide sourire.
- Je suis Bjørn. On m’a envoyé pour, euh, m’occuper de vous. »

Enfin, en quelque sorte. Enfin, ce type-là avait l’air d’être assez malin pour interpréter ses propos de travers, n’est-ce pas ?

Les passagers descendaient en nombre du drakkar et Ronan dut se frayer un passage au milieu de ce flot d'inconnus qui semblaient déjà trouver leur chemin. Pour eux, ce voyage ne devait être qu'une formalité... alors que pour lui, c'était comme atteindre la bordure d'un monde lointain et en repousser encore les limites. Il avait l'impression d'avoir changé d'univers et finalement cette perspective l'amusait plutôt. Il avait toujours apprécié le dépaysement et la découverte de nouvelles cultures. À n'en pas douter, il serait servi.

Quand tout ce beau monde l'eut doublé et quitté le ponton, Ronan avança d'un pas léger, malgré le froid qui le tenaillait et se retrouva vite confronté à un obstacle de taille : un homme qui devait mesurer une bonne tête de plus que lui et qui semblait être deux fois plus large. Celui-ci, d'une voix grave et gutturale à faire trembler de peur n'importe quel barbare, s'adressa à lui. Il n'avait pas l'air particulièrement à l'aise mais il était clair qu'on l'avait chargé d'accueillir l'émissaire rebelle. Peut-être même contre son gré... Le jeune homme fut diablement impressionné par la carrure imposante de l'homme. Il ignorait s'il devait être terrifié ou rassuré. Du coup, il ne put penser qu'à la fortune que ce grand gaillard pourrait probablement accumuler lors des fameux concours de bras de fer du quartier populaire de Sent'sura.

Et qu'avait-il dit ? Qu'il allait s'occuper de lui ? Pendant une fraction de seconde, Ronan se demanda s'il ne s'agissait pas d'un agent d'Aile Ténébreuse venu lui faire la peau... Non, les méthodes du démon étaient généralement plus subtiles. Néanmoins, l'espion décida de se montrer prudent et mesuré avec cet homme tant qu'il n'aurait pas eu l'assurance qu'il était au service du roi de Saline. En revanche, il estima qu'il était préférable de ne rien laisser transparaître de ses doutes et il se montra souriant et enjoué.

« Heu... ouais... ? Et vous avez le mot de passe ? »

Ronan afficha un visage suspicieux pendant une seconde ou deux, histoire de jauger la réaction de Bjørn... avant d'éclater de rire.

« Bouahaha ! Je déconnais ! »

Là encore, il savait qu'il pouvait s'attendre à n'importe quelle réaction, notamment la plus violente. Mais il avait pris le risque de tenter de réchauffer l'atmosphère et de briser la barrière diplomatique, à défaut de réchauffer la température ambiante. Dans le cas où Bjørn n'avait pas jeté son interlocuteur à la mer ou ne lui avait pas séparé la tête du reste de son corps, Ronan enchaîna presque sur un ton de confidence.

« Tu n'es pas sans savoir que je suis ici incognito, alors il faut que je fasse comme les autocht... comme les gens d'ici. Et donc pour commencer, si on allait se mettre le cul au chaud quelque part ? J'ai une de ces soifs... »

Le jeune homme ignorait les us et coutumes des gens des Glaces mais il misa sur le tutoiement et les familiarités... en espérant que le géant ne soit pas vexé ou offensé que son hôte se permette de casser la distance entre eux aussi rapidement. Auquel cas, il le saurait vite.

La réponse du jeune homme le laissa coi de surprise pendant une bonne seconde ; le mot de passe ? Quel mot de passe ? Harald l’aurait-il lâché dans la nature sans l’informer que cette rencontre devait se faire sous certaines conditions ? Non, ce serait trop étonnant de la part de son monarque d’habitude si méticuleux, a fortiori depuis l’existence par Aile Ténébreuse et ses troupes et la pression exercée en conséquence. Il devait s’être trompé de personne, oui, sûrement. Bjørn leva les yeux au ciel de dépit, se maudissant de cette étourderie et songeant déjà à la galère qui l’attendait ; le port s’était déjà considérablement vidée de ses nouveaux arrivants et il se voyait déjà courir à travers la ville à la recherche d’un type qu’il ne connaissait même pas.

Un éclat de rire ramena cependant son attention sur son cadet. Une blague. Une simple blague. Prenant alors conscience de la situation absurde (et surtout de sa position ridicule), Bjørn ne s’offusqua néanmoins pas assez pour prendre mal la chose et se permit même de laisser s’échapper un ‘ahah’ toutefois un peu tendu. L’humour des barbares n’avait rien de subtil et s’il avait le rire facile, Bjørn avait du mal à répondre naturellement à celui des étrangers. Il fallait au moins admettre que celui-là avait réussi à briser la pudeur certaine de la première rencontre et que, déjà un peu plus détendu, le salinéen fit craquer ses doigts en hochant la tête pour acquiescer.

« - Ouais, ouais, carrément. répondit-il alors en arquant ses lèvres d’un sourire satisfait ; s’il s’était attendu à une simple visite de courtoisie barbante, il était plutôt soulagé que son invité de marque lui propose d’aller boire un verre. »

Il ne payait pas de mine, comme ça, avec son allure de gringalet frigorifié, mais s’il le prenait par les sentiments, son hôte n’allait pas tarder à l’apprécier.

« - T’as de la chance, on est pas loin du coin le plus sympa de Saline pour goûter au nectar local. enchaîna-t-il alors en pointant son doigt vers la sortie Sud de la ville, dont la grande porte laissait apercevoir l’immensité des steppes glacées à perte de vue.
- Du coup, comment est-ce que je dois t’appeler ? demanda-t-il ensuite en ouvrant la marche d’un pas modéré, conscient qu’avec le changement de température et des jambes somme toute plus courtes que les siennes il risquerait de semer son invité en un clin d’œil dans la foule portuaire. »

Bien que sa phrase pouvait laisser sous-entendre le contraire, Bjørn se souciait peu d’avoir affaire à un pseudonyme ou au réel patronyme du terreste ; après tout, il voulait simplement ne pas avoir l’air stupide en l’interpellant par des sobriquets qui pouvaient, de surcroît, lui paraître vulgaire et briser ce si beau départ cordial.

Le visage de l'homme des Glaces ne laissait aucun doute : il était satisfait de la tournure des événements. Il était probable qu'il ignorait le profil de son hôte avant de le rencontrer et il aurait pu tout aussi bien avoir à accueillir un vieillard sénile et un peu guindé. C'était donc avec un soulagement compréhensible qu'il entendit la proposition de Ronan. Un homme normalement constitué n'aurait pu décliner une invitation à aller boire un coup... Du coup, Bjørn ne se fit pas prier pour répondre par la positive. Apparemment, le meilleur coin pour s'adonner à cette belle activité n'était pas très éloigné. En revanche, la direction qu'il pointait laissa le Terrien songeur.

« Heu... mais... y'a rien par là... Faut qu'on sorte de la ville ? Qu'on marche dans la neige ? »

La perspective d'aller se paumer dans les steppes glacées de ce continent inconnu ne l'enchantait guère. À tous les coups, ils allaient se faire attaquer par des loups, des ours blancs ou des esquimaux. Il se dit alors que l'endroit en question était peut-être tout simplement proche de la porte mais à dans les murs de la ville ou juste à l'extérieur.

« Ah oui, j'me suis pas présenté. Tu dois te dire que les Terrestres sont impolis. Et tu aurais raison. Je m'appelle Ronan, enchanté. »

Après une courte hésitation, il décida de tendre sa main en direction de celle de Bjørn. Il ne savait pas si tous les habitants de Saline étaient aussi costauds que lui, mais il n'y avait aucun doute qu'il serait un allié de poids... si sa loyauté était proportionnelle à ses biceps.

Le géant ouvrit la marche. Ronan remarqua qu'il ralentissait volontairement son allure et il apprécia l'attention. Bien qu'il était réputé pour son endurance, le jeune espion ressentait quelque difficulté à respirer. Le froid était si puissant qu'il lui brûlait la gorge et frigorifiait ses muscles. Ainsi, la marche, bien qu'à un rythme modéré, était éprouvante et peu agréable. Malgré sa curiosité sur le monde de Saline, Ronan se prit à espérer que le palais du roi se trouverait également dans le coin et que son voyage ne lui ferait pas parcourir des distances gigantesques. Il ne comprenait pas comment des gens pouvaient vivre dans un lieu aussi hostile, et de leur plein gré ! Pour lui, c'était une torture permanente. Mais il se tint cependant d'en faire la moindre remarque à son hôte, pour ne pas paraître condescendant. Même s'il ignorait le rôle exact de Bjørn, il devait éviter tout incident diplomatique.

Ainsi, le jeune homme tenta de relancer la conversation. Mais ses propos, haché par sa respiration haletante, étaient lents et peu audibles.

« Alors ? …. Qu'est-ce que …. tu fais …. dans la vie ? …. J'veux dire …. à part te traîner …. des boulets …. comme moi …. »

Il conclut sa laborieuse phrase par un petit ricanement.

Bjørn se laissa aller à un rire bien plus franc alors que son compagnon s’étonnait de la direction qu’ils suivaient alors ; vu sa tenue au froid, il ne s’étonnait pas tellement de la peur raisonnée de ce dernier d’aller se perdre dans les déserts glacials du coin. Les Terrestres avaient régulièrement cette appréhension un peu incompréhensible à ses yeux de sortir des murs de Saline (voire des autres cités du continent des Glaces) : certes, il y avait quelques animaux sauvages lorsqu’on s’éloignait trop des sources de chaleur artificielles, mais ils étaient rarement agressifs à partir du moment où l’on savait cohabiter avec eux. Sans doute était-ce seulement une question de température. Remarquez, c’était bon pour l’économie : lorsqu’ils étaient soumis à sortir des murs d’enceinte, les étrangers avaient tendance à dévaliser les boutiques de vêtements locales.

« - Les tenanciers sont un peuple des glaces qui se sont installés il y a quelques années, suite au merdier du.. enfin, tu sais. répondit-il en balayant l’air de sa main devant son visage, comme si parler d’Aile Ténébreuse était un mauvais présage qu’il fallait hésiter à tout prix. Leur auberge est juste collée aux enceintes de la ville, mais on aura pas à sortir. rassura-t-il ensuite en jetant un coup d’œil autour d’eux. »

Harald lui avait conseillé de faire attention à partir du moment où il récupérerait le Terrestre : c’était peut-être tout à fait irraisonné, mais Bjørn voulait alors être certain que personne ne les suivait. Il avait déjà fait attention à ce que personne ne débarque après son invité de marque, et si personne n’avait bizarrement attendu qu’ils commencent à marcher pour les suivre le barbare ne voulait laisser aucunes éventualités les prendre en traître. Une fois rassuré dans ses craintes, il reposa son attention sur Ronan qui s’était alors présenté, et avec un sourire affable il serra sa main d’une poigne puissante, trahissant son soulagement de ne pas avoir à consacrer son temps à un vieux type rabat-joie. Mais Bjørn était naturellement amical et chaleureux, a fortiori si son vis-à-vis était une personne de confiance aux yeux de son Roi.

« - Moi de même. »

Il y eut un bref silence avant que Ronan ne reprenne la parole, et si Bjørn haussa légèrement un sourcil au ton saccadé du jeune homme il n’en fit aucuns commentaires. Il lui aurait bien proposé une quelconque fourrure pour se couvrir davantage, mais il n’était pas du genre à s’habiller plus que nécessaire par un temps pareil – car il faisait plutôt beau, pour la saison – et, déjà, il apercevait les contours de l’auberge un peu plus loin devant eux. Assénant une tape amicale dans le dos du châtain, Bjørn lui indiqua la bâtisse du doigt tout en reprenant la parole, un sourire avenant aux lèvres.

« - Du nerf, on est bientôt arrivés. annonça-t-il, un peu amusé, avant de répondre aux questions du jeune homme après un instant de réflexion. Tu peux dire que je suis un humble serviteur de l’armée salinéenne. Enfin, lorsque le Roi ne me demande pas pour x raisons, comme aujourd’hui. rajouta-t-il en ponctuant sa phrase d’un esclaffement amusé, rentrant dans le jeu des taquineries de Ronan quant au fait qu’il devait se le coltiner pour la durée de son séjour. Et toi ? Enfin.. si tu peux en parler. demanda-t-il en baissant alors légèrement la voix à la fin de sa phrase. »

Saluant un groupe de compagnons de beuverie qui traînaient alors sur la place devant la taverne d’un signe de main, Bjørn prit le temps d’ouvrir la porte pour Ronan avant de l’inviter à rentrer, leur petite conversation ayant suffi à leur faire combler la distance nécessaire jusqu’à leur destination.

Cet homme des Glaces était étonnant. D'ailleurs, peut-être qu'ils l'étaient tous. Ronan le saurait très vite. Il s'était attendu à bavarder avec un barbare inculte qui ne se serait exprimé que par grognements inaudibles et hochements de la tête. Mais finalement il devait se résoudre à admettre que Bjørn était un être tout à fait charmant qui savait soutenir une conversation, aussi dérisoire fut-elle. Sa compagnie était ainsi très agréable et contrastait avec le froid glacial qui bleuissait les lèvres et les doigts de Ronan. Le jeune homme regretta amèrement de ne pas avoir pris avec plus de sérieux les terribles conditions climatiques auxquelles il avait dû s'attendre. Lui qui se croyait tout puissant, il venait de prendre une belle leçon d'humilité.

Lorsqu’il apprit que la taverne se situait bien dans l'enceinte des murs, Ronan reprit un peu de courage et réussit à accélérer son pas. Sans toutefois être très à l'aise, sa respiration commençait à s'accommoder à la température ambiante et il put se redresser pour prendre une allure moins ridicule. Bjørn semblait s'amuser du fait que Ronan découvre son pays avec des yeux d'enfant. Toutefois, le Terrestre nota qu'il n'y avait aucune condescendance dans son attitude, plutôt de la bienveillance. Cela était bon signe pour la suite des événements. De plus, le salinéen répondit à la question qui lui était posée sans retenue mais avec beaucoup de modestie. Un humble serviteur de l'armée ? Ronan essaya d'imaginer à quoi pouvait bien ressemblée une telle armée, composée d'humbles Bjørns. De quoi donner envie à Aile Ténébreuse de retourner dans le ventre de sa mère. En revanche, le jeune espion avait remarqué que son nouvel acolyte semblait ressentir une sorte de peur teintée de respect envers le démon. À n'en pas douter, la préparation des soldats des Glaces serait plus psychologique que physique.

« Ah ! Il n'est pas né, celui qui m'interdira de parler. En revanche, mon rôle est un peu complexe. Pour simplifier, je suis les yeux et les oreilles de heu... ce que tu sais, notamment en Terre. Et comme le prouve ma présence ici, je suis parfois amené à étendre mes activités... »

Sa réponse était paradoxale : évidemment qu'il ne pouvait pas tout dévoiler ! Il rechigna même à prononcer le mot 'rébellion'. Même s'il n'y avait pas foule dans les rues de Cardrak, Ronan savait très bien que les murs ont des oreilles. De plus, il n'avait pas encore la certitude d'avoir affaire à un vrai serviteur du roi de Saline. Mais de toutes façons... qu'aurait-il pu dire de plus qui n'aurait pas ennuyé son interlocuteur ?

Plus vite qu'il ne l'aurait cru, le trajet prit fin. Après avoir salué un groupe de personnes, Bjørn ouvrit la porte d'un grand bâtiment et invita Ronan à y entrer. Bien que (très) grand habitué de ce genre de lieu, le Terrestre entra timidement et se mit sur le côté pour laisser passer le grand gaillard.
Le jeune homme fut immédiatement happé par une multitude de sensations diverses. Le bruit tout d'abord. De grosses voix, le plus souvent très graves mais pas toujours masculines, qui riaient, chantaient, s'engueulaient et riaient encore. Des verres qui se heurtaient, du liquide qui coulait, des tabourets ou des chaises que l'on déplaçait, un feu qui crépitait. Puis vinrent les senteurs. Une odeur de mâle, forcément. Et des effluves d'alcool comme il n'en avait jamais senti ailleurs. Il avait la tête qui tournait rien qu'en respirant.
Quant à la vue... Après avoir été exposés à la lumière éblouissante de la neige, les yeux du jeune homme ne pouvaient que constater la pénombre ambiante avec quelques tâches de lumière orange par ci, par là. Il fallut au moins une dizaine de secondes pour que Ronan puisse distinguer la scène. Pendant ce laps de temps, il espéra qu'il n'attirerait pas trop les regards et qu'il n'était pas tombé dans un guet-apens. Il s'en remettait à son guide.

Spoiler:

Bjørn sembla une seconde pensif à la réponse évasive de Ronan. Les yeux et les oreilles terrestres de la rébellion, oui, ça il avait saisi ; dans un sens, il s’était déjà forgé l’opinion que son hôte était une pièce d’échec importante dans les événements récents – à tort ou à raison, ça.. ce n’était pas vraiment comme si les propos de ce dernier lui permettait de confirmer cette théorie. Il se plaisait néanmoins à penser que toutes personnes convoquées et reçues par son Roi étaient des personnalités de prestige, que ce soit en termes de richesse, de popularité ou d’intellect. Passant néanmoins outre le fait qu’il n’avait pas tout à fait compris l’activité officielle de Ronan – non, vraiment, œuvre contre Aile Ténébreuse n’était pas un métier à temps complet.. si ? – Bjørn hocha sobrement la tête en guise d’acquiescement.

Ouvrant le pas à l’auberge, donc, le barbare jeta un bref coup d’œil à Ronan, se permettant d’arquer le coin de ses lèvres en un petit sourire amusé, avant de se diriger droit vers le bar. Lui qui avait grandi ici, l’ambiance avait perdu ce charme qui semblait se dépeindre sur le visage de son cadet ; quelquefois, avec nostalgie, il repensait aux fois où, adolescent, il venait boire ses premières pintes et où, loin d’être intimidé, il avait la naïveté de se sentir enfin adulte, homme des Glaces et guerrier indomptable, entourés de ces barbares à la chaleur humaine paradoxale au vent glacé qui faisait vriller les fenêtres lors des tempêtes hivernales. Oh bien sûr il avait appris que grandir ne se limitait pas au nombre de litres d’alcool ingurgité (parfois même à ses dépens, lorsqu’il était encore trop jeune pour digérer correctement le tout), mais s’il devait tenter d’imaginer ce que ressentaient les étrangers en entrant dans ce lieu de grabuge, oui, il choisirait cette période de sa vie.

Étouffant un bâillement lorsqu’il s’adossa au comptoir, Bjørn n’eut que quelques secondes à attendre avant que le propriétaire des lieux ne vienne le saluer joyeusement. Il était à se demander, parfois, si les taverniers appréciaient leurs habitués pour les personnages qu’ils jouaient dans son établissement ou simplement pour les salaires qu’ils venaient perdre dans leurs bières ; celui-là faisait incontestablement partie de la première catégorie, et le trentenaire lui rendit son sourire en désignant son dos de son pouce par-dessus son épaule.

« - Je vais prendre un table avec ce sieur, aujourd’hui ; apporte-nous deux blondes une fois installés. demanda-t-il tout naturellement avant d’hausser un sourcil devant la mine étonné du tavernier ; immédiatement alerté et sûrement un peu paranoïaque, il fit rapidement volte-face avant de lâcher un soupir nasal en remarquant que Ronan ne l’avait juste suivi qu’à distance, prenant visiblement le temps de regarder autour de lui et de s’accoutumer au lieu. Celui qui traîne des pieds, là-bas. précisa-t-il alors, attendant un hochement de tête du concerné pour revenir auprès de son cadet. Je te laisse choisir le table ! »

Ce disant, Bjørn ouvrit les bras pour indiquer que Ronan n’avait que l’embarras du choix dans la taverne entière. D’un discret coup d’œil le barbare regarda autour de lui, semblant chercher quelque chose, avant de se résigner à son absence et de reporter son attention sur le Terrestre, toujours aussi affable – et peut-être un peu trop attentif à son bien-être, mais hé, il faisait son travail correctement dirons-nous.

Spoiler:

Lorsqu'il eut recouvré la vue, Ronan connut une court instant de panique. Il ne distinguait plus l'imposante carrure de Bjørn. Finalement, après un coup d’œil périphérique, il repéra la grande carcasse de son hôte adossée au comptoir. Celui-ci le désignait, tout en parlant avec celui qui devait être le tenancier. S'approchant prudemment, Ronan en profita pour détailler plus précisément ce nouvel environnement. L'endroit était vivant, il n'y avait aucun doute. De gros barbus vidaient des chopes d'au moins deux pintes avant de se donner de grandes tapes dans le dos. Des rires fusèrent d'un côté de la salle, alors qu'un homme, visiblement un étranger, s'écroulait sur une table, les bras en croix. Il avait apparemment perdu un « jeu à boire » et il reçut comme gage un seau d'eau glacée sur la tête qui le réveilla immédiatement. Bien que très virile (et un peu effrayante), l'ambiance était bon enfant et Ronan comprit que les fauteurs de trouble n'avaient pas leur place ici. S'il n'avait plus ressenti les effets du froid terrible à ce moment, il aurait pu tomber amoureux de cette taverne. Mais le bout de ses doigts le faisait terriblement souffrir, bien qu'il se garda de montrer cette douleur.

Ronan finit, bien heureusement, par revenir à la hauteur de Bjørn. Celui-ci, toujours aussi bienveillant, lui proposa de choisir une table où s'installer. Le Terrestre haussa les épaules. Finalement, il désigna un tonneau posé verticalement dans un coin sombre, entouré de trois tabourets. Peut-être que là-bas, ils auraient suffisamment de calme pour pouvoir converser sans devoir trop hausser le ton.

« Installons-nous dans ce coin, si t'es d'accord. »

Ronan s'approcha du tonneau et se percha avec difficulté au sommet de l'un des tabourets. Son gros manteau de fourrure, quoique trop fin à son goût, le gênait dans ses mouvements. Il réussit néanmoins à s'asseoir, au prix d'un numéro d'équilibriste assez pittoresque. Quand Bjørn fut installé à son tour, le tavernier arriva avec un plateau pour déposer deux chopes de bière blonde. Bien qu'il ne dit aucun mot, Ronan sentit le regard pesant du type sur lui. Aucune malveillance, juste de la curiosité. Il finit par repartir et les deux hommes purent trinquer avant de tremper leurs lèvres dans l'onctueuse mousse qui débordaient allègrement.

« En effet. Elle est excellente. Ça me ferait presque oublier l'épreuve que j'ai dû endurer pour arriver ici. »

Ronan tourna la tête, observant le mouvement des clients de la salle qui ne désemplissait pas. L'étranger, probablement un Terrestre lui aussi, avait finalement accepté de jouer la seconde manche. Il avalait successivement des petits verres, rangés en ligne; remplis d'un alcool indéterminé, sous les ricanements gras des spectateurs. L'homme s'effondra une seconde fois et les éclats de rire repartirent de plus belle. Ronan lâcha un petit sourire en coin et observa Bjørn avec un éclat de malice dans les yeux.

« Alors ? Comment elle s'appelle ? »

L'espion, habitué à observer les moindres faits et gestes de ses amis (et ennemis) avait remarqué le petit coup d’œil de son hôte, un peu plus tôt. Le regard de déception qui avait suivi ne laissait aucun doute. Ronan se délectait à l'avance de la petite gène qu'il avait peut-être introduite. En tous cas, cela lui permettrait de mieux comprendre la façon de fonctionner de son interlocuteur, et par extension des hommes des Glaces. Alors que la conversation se mit petit à petit en place (ou pas... tout dépendrait de Bjørn), un homme approcha d'un pas lourd. C'était une espèce de mammouth humanoïde qui était vêtu d'une peau de tigre des neiges, avec la tête qui pendouillait sur le côté. Sa barbe ne pouvait dissimuler que partiellement un sourire mi-amusé, mi-sadique. Il empestait l'alcool et Ronan remarqua qu'une grande partie de la taverne avait désormais les yeux tournés vers eux.

« Hey, Bjørn. Il est mignon ton p'tit copain. Tu nous l'prêtes un peu ? J'crois qu'on vient d'casser not'jouet. »

Il montra, d'un geste blasé, l'homme qui était étendu sur le sol et qui ronflait bruyamment, dans un mélange de bave, de bulles et de vomi. Visiblement, les autres lascars attendaient impatiemment l'opportunité de continuer leur jeu préféré avec une nouvelle victime.

Contrairement à ce que la plupart des autres continents pouvaient penser, au gré des préjugés qui parcouraient le monde de Terra, les habitants des Glaces étaient particulièrement accueillants ; bien sûr, ils avaient tous leur quota de racisme ou de peur irrationnelle – Bjørn, lui, avait un problème avec les magiciens et les sorciers en tout genre – mais en règle générale, tant que l’on montrait patte blanche en arrivant, les insulaires vous laissaient gambader librement dans la neige en vous offrant même un chocolat chaud lors de votre retour. Le barbare ne faisait pas exception à la règle, et c’est d’un pas joyeux qu’il accepta la proposition de Ronan en le laissait ouvrir la marche jusqu’à la table désignée. Alors que ce dernier grimpait sur son tabouret en se débattant avec le froid engourdissant ses doigts et les couches de vêtements supposés le protéger de ce détail handicapant, Bjørn, lui, retira son labrys de son fourreau pour le poser contre son propre siège, tête vers le bas, pour mieux s’agenouiller en laissant son compagnon se débattre avec son confort. Là, il ouvrit une porte taillée dans le tonneau pour y récupérer un chauffage de table qu’il posa au centre du tonneau, s’absentant quelques secondes pour aller s’approvisionner en charbon dans la cheminée à quelques mètres de là et déposer les braises dans l’estomac du chauffage. C’est seulement après avoir effectué cette manœuvre le plus naturellement du Monde qu’il s’installa à son tour, poussant un soupir d’aise.

Bien sûr, il n’avait pas remarqué à proprement parlé les effets du climat sur la constitution du Terrestre ; c’était juste une courtoisie naturelle, une attention innocente lorsqu’il avait noté que Ronan gardait son manteau sur son dos. Le tenancier arriva cependant trop vite pour qu’ils puissent en débattre – si jamais son vis-à-vis en avait eu de toute façon l’envie – et Bjørn le remercia d’un sourire avenant en lui tendant le coût de leurs consommations en contrepartie du plateau.

D’une humeur joyeuse, le salinéen laissa entendre un ricanement amusé à la remarque de son compagnon avant de tremper à son tour ses lèvres dans la mousse pour mieux en avaler quelques gorgées ; peut-être trop habitué, peut-être même parfois participant ou inaugurateur de ce genre de choses, Bjørn ne portait pas attention au jeu à boire qui se déroulait un peu plus loin. La taverne était, en règle générale, matière à ce genre de beuveries, et elles étaient très souvent consentantes : lorsque ce n’était pas le cas, les tenanciers n’hésitaient pas à lâcher les chiens et à menacer avec les mots qu’il fallait pour que ça ne se reproduise plus. Ce qui attira davantage son attention, cependant, fut la question que Ronan lui posa peu après, et Bjørn s’interrompit en pleine gorgée, haussant un sourcil intrigué avant de reposer sa choppe, croisant le regard mutin du Terrestre qui eut tôt fait de dissiper ses doutes quant à ce que celui-ci sous-entendait. Un nouveau sourire arqua le coin de ses lèvres, curieusement plus réservé cette fois.

« - Sulnida. répondit-il sans détour, prenant le temps d’avaler une nouvelle gorgée avant de continuer. C’est la fille du tavernier, elle assure régulièrement le service. ajouta-t-il en haussant les épaules, peut-être un peu surpris que même un étranger veuille lui faire une remarque sur sa relation avec la Mondag ; bien sûr s’il était tout à fait honnête avec lui-même il n’hésiterait pas à aller dans leur sens, mais la relation ambiguë qui s’était installée entre eux l’avait dissuadé d’en être aussi persuadé qu’il aurait dû l’être. »

Sur un soupir mi-figue mi-raisin, il rajouta un les nanas, tu sais. cliché à souhait qui eut le mérite de lancer la conversation entre eux. Alors que celle-ci commençait d’ailleurs à se lancer convenablement, un client interrompit cette dernière en s’arrêtant à ses côtés, l’interpellant d’une haleine avinée qui lui fit froncer le nez. Du coin de l’œil, Bjørn reconnut Svein, un type avec qui il avait grandi mais qu’il avait appris à mépriser au fil des années et des valeurs qui allaient avec ; celui-ci cependant semblait toujours le considérer comme une relation assez proche pour l’interpeller de manière assez régulière, et Bjørn faisait avec par, disons, commodités. Arquant le coin de ses lèvres en un sourire amusé, ce dernier prit le temps d’avaler une gorgée de bière avant de pivoter sur son siège, posant un regard sur le pauvre garçon ivre mort un peu plus loin.

« - Svein, Svein, Svein. soupira-t-il en hochant la tête, un peu trop empathique pour ne pas être tout à fait moqueur. Aurais-je un jour la chance de te voir le courage nécessaire de provoquer un adversaire à ta taille ? »

Le regard qu’il lui lança était à peine méprisant, mais suffisant pour que le tavernier non loin commence à avancer vers leur table d’un pas las, le discours habituel au bout des lèvres. Si vous voulez vous battre, préférez l’extérieur, ce genre de conneries. Le brun se reprit cependant assez vite, récupérant sa choppe en jetant un coup d’œil confiant à Ronan.

« - Demande-lui directement, il est assez grand pour prendre ses décisions seul. Promis, il ne va pas te bouffer. conclut-il nonchalamment, son visage si expressif traduisant son impatience certaine quant à la réponse prochaine du Terrestre – et il n’était visiblement pas le seul suspendu aux lèvres du concerné. »

Sans insister, Ronan lâcha un petit sourire en coin. Il respectait le fait que Bjørn ose se livrer sur des aspects de lui-même plus intimes. C'était d'ailleurs le but inavoué de cette question. L'espion rebelle tentait de comprendre ainsi la psychologie de son nouvel allié, par petites touches. Le but de son voyage, hormis nouer des contacts concrets avec le roi de Saline, était bien de se faire une idée de ce que les salinéens avaient dans le ventre. Seulement voilà... il semblait que certains salinéens avaient les mêmes intentions à son égard, et quand ils voulaient savoir ce que Ronan avait dans le ventre, ce n'était pas du sens figuré.

Le jeune homme n'eut pas le temps de vider le quart de la moitié de sa choppe (Bon sang ! Mais avait-elle un fond?) que l'un des mastodontes s'approcha d'un air de défi. Ronan le vit arriver du coin de l’œil et comprit rapidement qu'il existait un contentieux entre lui et Bjørn. Ils n'étaient pas amis, et le terrestre ne pouvait pas en vouloir à Bjørn. En effet, dire que le nouveau venu n'affichait pas un regard intelligent était un euphémisme. Il ne fallait pas être devin pour savoir ce qui l'amenait dans ce coin sombre de la taverne. L'homme qui cuvait à même le sol avait été transporté et allongé sur une vieille banquette, la tête penchée dans le vide au-dessus d'une barrique. Le regard du tenancier sur tout ce petit jeu était éloquent : il ne cautionnait pas ces agissements et s'il les tolérait, cela ne devait probablement pas devoir dépasser certaines limites.

L'homme était donc un dénomme Svein. Et Bjørn semblait trop las pour parlementer avec lui. Comme il l'espérait, Ronan eut son mot à dire. Il tourna ainsi un visage très (trop) souriant et candide en direction de Svein. Il ne présentait aucun signe de frayeur ou de gène ; et il fit en sorte que le patron le remarque et en soit rassuré.

« Un jeu, vous dites ? Quel genre de jeu ? »

La brute épaisse sembla hésiter une seconde. Il ne devait pas s'attendre qu'un tel avorton n'ose pas se pisser dessus rien qu'en entendant le son de sa voix.

« Ouais... un jeu. Avec les copains, on voudrait savoir si tu pourrais pas devenir notre nouveau champion... Parce que... l'ancien a jeté l'éponge, je crois. »

Avec un pouce par-dessus son épaule, Svein désigna l'autre type qui ronflait bruyamment. Les autres habitués du bar se mirent avec un rire gras et probablement un peu forcé. Il n'était pas certain qu'ils soient aussi amusés que leur camarade.

« Oh. Je vois. »

Ronan prit un air grave et sembla réfléchir quelques secondes. Tout à coup, il bondit de son gigantesque tabouret et se dirigea d'un pas rapide et décidé en direction de la table où avaient lieu les réjouissances... non sans glisser discrètement un petit clin d’œil complice en direction de Bjørn. Le jeune terrestre bondit sur un banc de bois avant de se mettre debout sur la grande table. Il écarta les bras et d'une voix puissante (mais un peu aiguë), il s'adressa à l'ensemble des personnes présentes. C'est à dire les poivrots, le patron et Bjørn.

« Mes amis, votre sollicitude me touche. Svein... C'est bien Svein, hein ? Donc, Svein m'a proposé de devenir votre propre champion. J'accepte avec joie cette opportunité de devenir l'un des vôtres. Mais ! Je me pose une question : quelle sera la valeur de mon titre, si je n'ai aucun adversaire de valeur ? »

Des voix de contentement émergèrent du groupe des ivrognes. Ronan pointa son doigt en direction de Svein.

« Svein ! Seras-tu à la hauteur ? »

Le colosse ne semblait pas spécialement enjoué par le défi qui lui était proposé, contrairement à ses camarades qui, eux, était totalement enthousiastes et le poussaient en avant. L'un d'eux se mit même à remplir à nouveau les petits verres d'un liquide alcoolisé fumant. Ronan les rangea en deux rangées identiques et situées chacune à l'une des extrémités de la table.

« Les règles sont simples, on vide un verre chacun son tour. Le premier qui... perd pied, a perdu. »

Et comme pour illustrer ses dires, il vida le premier petit verre. Son visage rougit ostensiblement mais il reposa le verre bruyamment sur la table. Svein ne savait pas quoi faire. Il avait visiblement déjà pas mal consommé mais tous les autres gars, par leurs regards, lui firent comprendre qu'il était possible qu'il puisse se dégonfler. Ainsi, le salinéen avala également le liquide contenu dans son verre.

« Bwrah ! Ah ah ah ah! »

Svein afficha un regard confiant et méprisant envers le terrestre.
Les tours s'enchaînaient et le gros bonhomme commençait à avoir les yeux qui tournent et des pertes d'équilibre de plus en plus fréquentes. En revanche, du côté de Ronan, aucun signe d'ébriété n'était visible. En effet, un œil attentif aurait sûrement remarqué que le terrestre recrachait discrètement ce qu'il avait dans la bouche lorsque son concurrent vidait son verre sous les hourras des spectateurs... jusqu'à ce qu'il s'écroule bruyamment sur la table. Il y eut un silence presque gênant où tout le monde se regarda et Ronan ne sut pas trop quoi à s'attendre. Finalement, il y eut un grand éclat de rire qui se propagea à toute la salle. Le jeune espion souffla de soulagement. Alors qu'il reçut de grandes tapes amicales dans le dos, il s'extirpa du petit groupe pour se rapprocher de Bjørn.

« Je pense que le problème est réglé. Et j'ai moins froid, du coup. »

Ce serait mentir que de dire que Bjørn savait que Ronan allait accepter ; il l’espérait, cela allait sans dire, mais sa proposition était davantage une marque de respect et de sympathie envers le Terrestre en lui laissant le choix qu’une technique d’intimidation quelconque. De toute manière, le salinéen savait qu’il en fallait bien plus à Svein pour baisser les bras et qu’une ruse de ce genre n’aurait assurément pas porter ses fruits. Dans l’absolu, s’il avait eu l’esprit chevaleresque, Bjørn aurait pu se proposer à la place de Ronan, usant moult provocations pour convaincre son compatriote du mérite qu’il en extirperait, mais c’était sûrement un peu trop lui demander. S’il était amical et loyal, le barbare avait tendance à toujours laisser les autres défendre honneur et fierté avant de leur prêter une éventuelle main forte.

La question cependant n’eut pas réellement à se poser puisque Ronan, l’air candide à souhaite, accepta de participer aux festivités. Bjørn ne connaissait pas le Terrestre depuis assez longtemps pour même se douter d’une quelconque prestation théâtrale, aussi se demanda-t-il une seconde si ce dernier avait une quelconque idée de ce dans quoi il s’embarquait. Un peu dérangé à l’idée qu’il lui arrive quelque chose par sa faute (non pas par peur de culpabilité mais pas réel souci pour son cadet) il se redressa sur son tabouret, prêt à intervenir pour poser quelques règles, mais son visage trop expressif avait dû le trahir d’une manière ou d’une autre car Ronan, déjà en route pour la table où se déroulaient les réjouissances, lui glissa un clin d’œil complice et pour le moins rassurant. Peut-être un peu amusé mais surtout impressionné par le culot du garçon le salinéen lui emboita le pas, un sourire au coin des lèvres.

Et la suite des événements, à vrai dire, ne fit qu’accentuer ce dernier. Bien qu’essayant de pas prendre goût aux préjugés et autres fausses idées, les barbares n’avaient jamais vraiment considérés les Terrestres comme des compagnons de beuverie digne de ce nom. Pour sûr, Ronan était le premier à leur prouver à quel point ils pouvaient avoir tort, et il gagna en quelques minutes tout le respect de Bjørn. Il était évident qu’il ne remarqua en rien le manège de ton hôte, auquel cas les choses en auraient été bien différentes, mais l’illusion fit mouche et, alors que Svein s’écroulait sur le sol et que l’excitation laissait place à un vent d’hésitation, il fut le premier à laisser exprimer sa satisfaction et son amusement. Un peu à l’image des jeux du cirque, en un peu plus rustre peut-être, la taverne se laissa porter par l’euphorie, assurée que l’empereur avait apprécié le spectacle.

Accueillant Ronan d’une énième tape dans le dos, Bjørn souligna sa phrase d’un éclat de rire joyeux alors que la foule se dispersait, laissant Svein entre les mains des mêmes bonnes âmes qui s’étaient occupés du Terrestre précédent.

« - Je suppose que tu ne tiens pas à terminer ta bière ? plaisanta-t-il alors qu’il avait lui-même terminé sa choppe durant l’affrontement précédent ; sur ces mots il jeta un coup d’œil à l’horloge solaire de la taverne. On a toujours le temps de passer à l’auberge déposer tes affaires, si tu le souhaites. »

Là, il marqua un temps avant d’ajouter, un sourire aux lèvres :
« - C’était du grand art ce que tu nous as fait tout à l’heure. J’aurais jamais pensé qu’un si maigre corps pouvait supporter autant d’alcool. »
Sans offenses aucunes, bien évidemment.

Difficile de connaître la raison principale du grand sourire de Bjørn : la victoire de Ronan ou la défaite de Svein ? Certainement un mélange des deux. Voir son petit protégé étendre littéralement le gros boulet du coin devait être, pour le salinéen, un spectacle franchement jouissif. D'ailleurs, la bonne humeur qui régissait les différentes réactions des protagonistes était claire. Ici, les hommes ne se prenaient pas au sérieux. Toutefois, Ronan espérait ne pas avoir à croiser Svein à l'avenir. Qui sait de quoi serait-il capable pour prendre sa revanche ? Dans l'immédiat, le jeune espion ne craignait pas grand chose de la masse inerte qui gisait sur le plancher de la taverne. Il remuait à peine, malgré les seaux d'eau que ses « amis » lui balançaient joyeusement au visage.

Après une ultime tape dans le dos de Ronan (une tape suffisamment virile pour faire craquer quelques vertèbres), Bjørn se résolut à lancer le départ. Le Terrestre ignorait s'il y avait un emploi du temps à respecter et il restait à la disposition de son hôte.

« J'avoue que j'aurais du mal à terminer la chope. Ce ne sera pas trop mal vu ? »

Malgré le goût délicieux de la bière blonde, l'estomac de Ronan réclamait un peu de répit. Certes, il avait recraché une grande partie de l'alcool lors du défi... mais il avait dû en absorber une petite quantité à chaque fois. Il lui semblait qu'il maîtrisait suffisamment ses émotions et son équilibre pour envisager sereinement la suite du programme.

« J'te suis ! »

Ronan n'avait pas une grande quantité d'affaires à y déposer. Mais ne serait-ce que pour trouver un environnement plus calme, il accepta de s'y rendre. Alors qu'il emboîtait le pas de Bjørn en direction de l'extérieur, et de la température largement négative qui les attendait à nouveau, celui-ci insista sur la performance de l'espion. Ronan ne se formalisa pas en entendant le « maigre corps ». S'il était objectif, comparé à Bjørn, Ronan était une allumette.

« Ah ? Oh, c'est comme tout. Avec de l'entraînement, on peut réussir des prouesses. En tous cas, je me suis beaucoup amusé. J'aime beaucoup les salinéens. Beaucoup plus que leur climat, c'est sûr. Et pour Svein... Je sais que dans chaque région de Terra Mystica se trouve un gros abruti dans son genre. Donc je ne ferai pas de généralités. »

Le Terrestre se doutait que Bjørn devait vouloir donner une bonne image de son peuple, et le comportement de Svein n'avait pas dû l'aider. En revanche, Ronan avait hésité à lui révéler la supercherie lors du jeu. Bah ! Il n'avait rien remarqué. Autant lui laisser croire qu'il avait un estomac en béton armé, d'autant plus que le mensonge et la tricherie était peut-être mal vus en ces contrées.

Une petite brise givrée accueillit les deux hommes lorsqu'ils remirent le pied dehors. Ronan ferma les yeux et sentit des petites larmes pointer aux commissures de ses paupières. Mais cette fois-ci, il ne sentait le froid qu'au contact de sa peau. À l'intérieur, son corps baignait dans une chaleur confortable et agréable.

« - Sans doute, si tu clames haut et fort que tu ne la termines pas à cause du goût. répondit Bjørn, incontestablement blagueur même si, pour une fois, son visage restait sérieux au possible. »
Bien que l’impulsion première fût humoristique, il n’était pourtant pas stupide de se demander ce qu’il se passerait dans une telle situation ; le salinéen connaissait assez le tenancier pour croire que cela ne risquerait rien, mais il était toujours sage de considérer la fierté barbare avec des pincettes. On était jamais à l’abri de se prendre une torgnole quand bien même la faute était la leur, en l’occurrence le service d’une piètre bière. Surtout quand la faute était la leur, en fait.

Lorsque Ronan l’assura de lui emboîter le pas, le barbare récupéra ses propres affaires avant de s’emparer de celles du Terrien, s’assurant d’un regard que ce dernier n’y voyait pas d’inconvénient – même s’il ne désirait que rendre service, le salinéen savait d’expérience que certaines personnes étaient sensibles à leurs bagages au point de ne pas supporter qu’on y pose un doigt étranger. Laissant le froid le traverser, trop habitué pour s’en formaliser, Bjørn se permit un sourire aux mots de son vis-à-vis alors qu’il hochait la tête pour acquiesce ; s’il appréciait l’attention il ne se serait pourtant pas formalisé si Ronan ne s’était pas senti à l’aise dans sa contrée. Même si elle était évidemment la plus belle et la plus merveilleuse qui puisse exister, le patriotisme chauvin du barbare savait se montrer tolérant, a fortiori envers les hôtes de son Roi.

« Hé, j’imagine que tu as assez voyagé pour le savoir mieux que moi. approuva-t-il en un ricanement amusé ; il avait l’habitude de traîner dans les coins où ces susnommés idiots traînaient habituellement, aussi s’y était-il accoutumé, mais il est vrai que Ronan devait avoir un panneau bien plus éclectique de cette espèce humaine. »
Ce qui n’était pas plus mal, cela dit ; Bjørn n’avait définitivement pas la patience pour tous les supporter. Il s’apprêta visiblement à rajouter quelque chose lorsqu’ils passèrent à côté du tableau d’affichage du quartier et, son regard se posant sur la plus grande missive accroché au milieu de toutes les autres, il sembla frapper d’une réalisation soudaine.
« - Si tu sais pas quoi faire ce soir, et, enfin, si t’as le droit.. commença-t-il, se demandant si Ronan devait rester cloîtrer dans sa chambre en dehors des moments où il était convoqué, mais enfin s’il était venu boire une bière avec lui y’avait pas de raisons. Hésite pas, tu seras le bienvenu. conclut-il en désignant l’affiche du pouce sans cesser de marcher. »

Cardrak organisait, une fois par semestre, une chasse au Felide, un animal farouche visible, disait-on, uniquement la nuit ; c’était une vieille tradition, bien plus âgée que la famille royale elle-même, mais si elle était originellement organisée pour essayer de capturer cette étrange créature presque légendaire de nos jours elle était prétexte à la fête, tant et si bien qu’il était fort improbable d’espérer ne serait-ce que l’apercevoir vu le boucan que la plupart des gens, souvent les plus jeunes, faisait durant la chasse. Bjørn n’était pas un adepte de la chasse en elle-même, mais participait presque toujours à sa conclusion, lorsque certains salinéens venaient clamer l’avoir aperçu, ce qui résultait en un festoiement relativement épique. Celui du soir-même promettait d’être meilleur encore quand on savait que le précédent avait été annulé en raison des événements ayant ébranlés l’empire des Glaces dernièrement, et une ambiance de fête n’était pas pour déplaire aux insulaires.
Et puis, si jamais Ronan était vraiment intéressé par la chasse en elle-même, Bjørn ferait sûrement même l’effort d’y participer sérieusement, c’était dire. Enfin, s’il acceptait de venir, évidemment.

Le vent froid aurait presque pu devenir agréable s'il n'avait pas été aussi... froid. Lorsqu'il buvait (car oui, malgré son subterfuge, Ronan avait ingurgité une quantité non négligeable d'alcool), Ronan se sentait intrépide, aventureux et plus vivant que jamais. Et parfois cela lui causait quelques soucis. Il restait maître de ses actes mais il aimait davantage tenter le diable. En ce moment précis, s'il avait été sobre, le jeune archer aurait remercié son hôte et serait allé se coucher en vue de l'entretien qui était prévu avec le roi de Saline, le lendemain dans la matinée. Mais là, il avait encore envie de traîner un peu, de s'amuser, quitte à choper une bonne crève. Il préféra se dire qu'il ne risquait rien : à ces températures, les microbes avaient péri depuis bien longtemps...

Il marcha ainsi silencieusement dans la neige, suivant le grand Bjørn qui avançait d'un pas décidé. Pourtant, le salinéen marqua un temps d'arrêt. Ronan comprit que le tableau d'affichage avait attiré son regard. Le natif de Terre s'approcha et tenta de déchiffrer l'annonce, malgré ses yeux qui avaient des difficulté à se fixer sur les mots. Lorsqu'il comprit précisément la nature de l'invitation de Bjørn, Ronan ne put s'empêcher de sourire.

- Mais... ça a l'air génial ! Enfin, je suis pas sûr de comprendre le pourquoi du comment, mais je suis toujours partant pour découvrir les coutumes locales.

Ronan, nourri aux contes et légendes elfes, avait toujours eu une grande fascination pour les mythes et il aimait y croire. Il se remémora les journées passées caché au bord du Lac Neth, espérant y apercevoir le monstre légendaire. Évidemment, il n'avait rien observé d'autre que des canards, mais ça restait pour lui des souvenirs très forts. Quant à la « chasse » de ce soir, Ronan avait bien compris qu'il s'agissait surtout d'un prétexte pour faire une grande fête. Donc, la soirée serait forcément intéressante. Normalement.

Ronan leva les yeux et observa le ciel. L'après-midi touchait à sa fin mais il restait quelques heures avant que la fête ne commence.

- Si tu le veux bien, j'aimerais me reposer un peu dans ma chambre, en attendant. Le voyage en bateau n'a pas été de tout repos, et j'aurai besoin de quelques forces supplémentaires pour ce soir.

Fort heureusement, l'auberge de Ronan n'était pas bien loin. Elle était visiblement de grand standing, bien plus que celle qu'ils venaient de quitter. Le gérant avait été mis au courant de l'arrivée d'un invité de marque et, sous les recommandations de Bjørn, celui-ci présenta la chambre qui avait été réservée pour l'émissaire rebelle. Elle était de belle taille et joliment décorée. Le bois était présent partout, du vieux plancher aux larges poutres du plafond. Dans un coin, une grande cheminée en pierres apparentes laissait crépiter un grand feu qui donnait à la pièce une lumière douce et agréable. Quelques peaux de bêtes ornaient le sol et les cornes d'un animal inconnu décoraient le mur au-dessus du lit. Enfin, celui-ci semblait moelleux et irrésistiblement douillet, avec une multitude de couvertures épaisses. Le petit nid parfait... pour éventuellement ramener une jolie salinéenne pêchée pendant la soirée. Ronan posa ses affaires dans un coin et se tourna vers Bjørn qui était resté à l'entrée de la chambre.

- Allez, je te rends ta liberté pour quelques heures. Moi, je bouge pas d'ici. Reviens me chercher quand il sera temps de partir chasser... et d'ici-là tu pourrais peut-être partir à la recherche de celle qui n'était pas à l'auberge tout à l'heure !

Le terrestre éclata de rire et faillit taper dans le dos de son interlocuteur, mais il se ravisa en se souvenant qu'il était loin de maîtriser toutes les subtilités de ce pays si différent du sien, même s'il se sentait à son aise en compagnie de Bjørn. Lorsque celui-ci fut parti, Ronan se rafraîchit le visage dans une vasque rempli d'une eau presque tiède et se coucha sur le lit. Aussitôt, il s'endormit.

Au bout d'un temps indéterminé, le rebelle émergea brutalement de son sommeil en entendant un léger toc-toc à la porte. Il bondit de son lit, attrapa son manteau, son carquois et son arc et se précipita à la porte. Il avait retrouvé toute sa lucidité mais n'avait pas perdu en motivation.

- Je suis prêt ! Ce Felide s'apprête à vivre ses dernières heures !

« - Papa m’a dit que j’peux ! répliqua la fillette d’une voix aiguë, posant ses mains sur ses hanches à l’image de sa génitrice qui était une utilisatrice récurrente de la pose dite sévère de la femme libérée.
- Eh bien ton père est un abruti, et je l’ai assez supporté toute ma vie pour le savoir. soupira Bjørn en fouillant dans l’armoire du susnommé père qui, s’il avait beau être son frère aîné, tenait davantage du gabarit de Ronan que de sien. »
Il en extirpa un manteau de fourrure qui était susceptible de saillir à ce dernier, le tournant et retournant devant ses yeux pour en vérifier la manufacture avant de le caler sous son bras, satisfait. Si le Terrestre avait pensé à emmener ses propres couches de vêtements, il s’était assez plaint du climat diurne pour que le salinéen prévoit son intolérance certaine au froid obscur des toundras glacières. D’autant plus que les artisans de Cardrak étaient bien plus à même de concevoir des habits adaptés à ces climats, mais Bjørn ne se risquerait pas à avancer cette excuse devant son invité : après tout, peut-être possédait-il une sœur tailleuse qui lui avait confectionné elle-même ce manteau en y mettant tout son amour, et il ne voulait pas vexer Ronan si tôt dans leur relation cordiale. Semblant réaliser que l’ambiance était devenue étrangement silencieuse, le barbare riva un regard intrigué sur la gamine qui n’avait pas bougé pour, bien vite, laisser entendre un soupir agacé en la voyant retenir sa respiration avec obstination, apparemment assez naïve pour penser que ce subterfuge marcherait aussi bien sur son oncle que sur ses géniteurs.
« - Je te préviens, je laisserai tes parents découvrir ton cadavre eux-mêmes ; hors de question que je m’occupe d’un macchabée la nuit du Félide. lança-t-il avec légèreté avant de lui tourner le dos, n’en attendant pas davantage pour commencer à filer comme un voleur. »
Enfin, c’était tout du moins ce qu’il prévoyait avant que sa belle-sœur ne lui coupe la route, un large sourire aux lèvres.

Lorsque Ronan lui offrit la porte quelques heures plus tard, Bjørn l’accueillit d’un regard désolé qui contrasta presque tristement avec le discours enjoué du Terrestre. Il ne l’avait sûrement pas remarqué immédiatement, mais aux côtés du salinéen se tenait une petite brune souriante qui devait être âgée de sept ans et celle-ci, d’ailleurs, ne tarda pas à rappeler l’attention sur sa personne à peine le Terrestre eut-il fermé la bouche. Elle possédait une petite voix nasillarde et n’était pas réellement jolie, tout au plus pouvait-elle être qualifiée de mignonne lorsqu’elle prenait la peine de laisser sa mère l’arranger le matin même, mais il apparaissant bien vite qu’elle tenait davantage du garçon manqué qui préférait se rouler dans la neige armée d’épées en bois plutôt que de jouer aux poupées.
« - Bonjour Ronan, j’ai fabriqué ça pour toi ! se présenta-t-elle en lui tendant un filet de maigre qualité qui n’aurait pas même retenu un oiseau galeux tant la poche était parsemée de trous découpés trop larges. »
De plus – mais Bjørn se retient bien d’en faire la remarque – ce n’était pas tout à fait vrai : elle l’avait fait pour son oncle qui, le plus élégamment du Monde, l’avait invité à se ranger sa m.. création dans un endroit qu’il n’était pas bon de citer, et si elle s’en était offusquée quelques temps elle avait tôt fait de brailler qu’elle en ferait offrande à ‘l’étranger’. Et tandis que la gamine se mettait à jeter des coups d’œil curieux dans le dos de celui-ci, Bjørn en profita pour l’inviter à y aller d’un signe de tête.
« - Ma nièce. Ygritte. présenta-t-il d’une voix assez lasse mais néanmoins clairement soulagé d’avoir quelqu’un d’autre à ses côtés. Son père garde le plus jeune et sa mère travaille, alors.. Bref. Fais comme si elle n’était pas là. »

Il semblait ressentir une certaine gêne quant au fait d’avouer que son frère aîné était le père au foyer dans l’histoire, aussi changea-t-il rapidement de sujet tandis qu’ils sortaient de l’auberge. Il tendit d’ailleurs le manteau au Terrestre en lui adressant un sourire aimable, se justifiant en disant qu’il avait pensé que ça l’aiderait à supporter la température à venir.
« - Si jamais tu as des questions ou quoi que ce soit quant à ce soir, n’hésite pas ! rajouta-t-il un peu plus gaiement, surveillant la fillette du coin de l’œil sans pourtant y porter une très grande attention. »
Les rues de la capitale semblaient animées malgré l’heure qui commençait à être tardive, bien que tous les passants se dirigeaient vers une seule et même direction : la Grande Porte qui menait aux steppes gelées au Sud de la ville.

Ronan leva un sourcil circonspect. Bjørn ne semblait pas partager son enthousiasme et le jeune Terrestre comprit qu'il y avait quelque chose qui clochait. Il n'eut pas réellement le temps d'y réfléchir car une petite voix assez désagréable rompit le silence gênant qui s'était installé. Les yeux de Ronan se baissèrent et il aperçut une petite silhouette qui était à moitié caché derrière le grand Bjørn. L'enfant (Bon sang ! C'était quoi ? Une fille ou un garçon ?) lui tendait gentiment un... truc. Ronan s'accroupit devant le petit salinéen et attrapa l'objet qui ressemblait peut-être à un filet. Ou pas.

« Oh... Euh... Merci, c'est très gentil de ta part. »

Alors qu'il allait demander quelle était la nature exacte de ce don, il s'interrompit pour ne pas vexer le gosse. Ronan n'était pas habitué à côtoyer ce genre d'individu et il ne put cacher un certain malaise. Ainsi, il retourna dans sa chambre pour récupérer ses dernières affaires. Dans son dos, il entendit Bjørn présenter la gamine. Donc... c'était une fille. Et accessoirement la nièce de Bjørn. Elle n'était pas très jolie et le Terrestre espéra que les « modèles adultes » soient un peu plus attirants. Mais il était surtout amusant de voir à quel point les problèmes de la vie quotidienne rattrapait n'importe quel peuple. Il y avait encore quelques jours en arrière, Ronan n'aurait jamais imaginé qu'une telle situation puisse arriver chez ces gros barbares des Glaces. Finalement, ils n'étaient pas si différents... Les habitants des Glaces n'étaient pas les gros machos qu'on décrivait du côté de Sen'tsura. Il suffisait de voir la situation du frère de Bjørn, même si ce détail échappa à la perspicacité de Ronan...

Alors que l'archer rebelle enfilait son dernier manteau, il remarqua du coin de l’œil que la petite fille avait mis le pied dans la chambre et inspectait discrètement les affaires de l'étranger. Ronan sourit. La curiosité est un défaut bien utile que l'espion rebelle appréciait particulièrement. Par la fenêtre de sa chambre, il aperçut des lumières qui dansaient dans le vent glacial. Visiblement, il y avait du mouvement, à l'extérieur.

Lorsqu'ils remirent le pied dehors, Ronan eut la confirmation que cette fête était un vrai événement. Alors qu'il avait trouvé les rues de Cardrak plutôt vides le jour-même, il lui semblait désormais que la population de la cité avait été multipliée par quatre. Des hommes de tout âge, mais aussi des femmes et quelques enfants, se rassemblaient et marchaient tous en direction du Sud. Ce spectacle fit oublier, très temporairement, à Ronan que la température négative avait également été multipliée par quatre. Mais il n'eut pas le temps de se plaindre. Bjørn, toujours aussi prévoyant, lui tendit un manteau de fourrure. Celui-ci lui allait plutôt bien et lui permettait de garder une grande liberté de mouvement.

« Génial ! J'ai l'air d'un vrai salinéen maintenant ! Non ? »

La question s'adressait évidemment à Ygritte. Quitte à passer une partie de la nuit avec elle, autant faire en sorte de bien s'entendre. Toutefois, Ronan ne pouvait s'empêcher d'être un peu déçu. Même si le Félide était une légende, une petite partie de lui-même espérait encore l'apercevoir. Et la petite nièce de Bjørn allait plus être un boulet qu'autre chose. Le salinéen, lui, semblait avoir retrouvé un peu d'allant. Peut-être la perspective de la fête lui permettait-il d'oublier qu'on lui avait collé une gamine dans les pattes.

« Des questions ? Pas pour le moment. J'espère juste qu'il y aura de quoi se restaurer, une fois sur place. »

Ronan commençait à regretter de ne pas avoir soupé à l'auberge. Ses premiers pas dans la neige lui demandait beaucoup d'efforts, alors que la petite Ygritte sautillait autour d'eux sans se préoccuper apparemment ni de la neige profonde ni du froid. Rapidement, la Grande Porte du Sud fut en vue. Et le jeune archer entendait qu'une grande foule s'y pressait. Il espéra juste que le Félide ne soit pas agoraphobe...

Bjørn se laissa aller à un rire franc à la remarque de Ronan une fois qu’il eut enfilé la fourrure sur son dos et même si son regard pouvait en dire long sur ce qu’il en pensait – le Terrestre manquait clairement d’épaisseur à ses yeux pour être confondu avec un salinéen pur souche – il n’y avait cependant rien de mesquin à cela. Même attaché à son peuple et à leur réputation, il savait mesurer la valeur humoristique quand il la croisait. Il ne prit d’ailleurs pas la peine de relever la remarque puisque celle-ci était clairement destinée à Ygritte, et celle-ci toisa l’étranger avec une concentration un peu exagérée avant de lui adresser un grand sourire innocent.
« - Tu es trop bronzé. trancha-t-elle gentiment, presque compatissante, avant de se tourner vers son oncle dont elle agrippa le poignet. »

Là, elle enchaîna sur une phrase en salinéen, distordant sa bouche en une moue mi-figue mi-raisin, partagée entre la désapprobation et la supplication. Le barbare se permit un rapide soupir nasal, dégageant son bras sans réelle douceur ; aux yeux d’un spectateur extérieur il était aisé de considérer Bjørn comme un adulte un peu ingrat envers sa nièce qui, après tout, n’était qu’une gamine au comportement normal, aussi agaçant cela pouvait-il être. Il ne fallait cependant pas confondre la pudeur dont il faisait preuve avec du réel désintérêt un peu cruel et, quelque part, il y était attaché, à cette petite chose inutile. Ce n’était cependant pas sa propre progéniture, et il était alors compréhensible de considérer sa motivation mitigée en compagnie de cette dernière.
« - Exprime-toi en mysticien. demanda-t-il, un peu las, avant d’adresser un sourire en coin à son compagnon d’infortune en semblant alors éluder les propos précédents de la gamine. Le festin se déroule normalement après la fête, mais sers-toi à ta convenance. Si je n’y vois pas d’inconvénient alors les autres non plus. »

Cela pouvait paraître un peu présomptueux, mais Bjørn était un personnage plutôt connu du côté de Cardrak – et sur les Glaces en général. S’il n’était officiellement qu’un simple soldat de Saline, sa position privilégiée auprès du Roi l’éclaboussait d’un prestige et d’une popularité qu’il n’assumait certes pas tout à fait mais dont il n’hésitait jamais à profiter, a fortiori lorsqu’il devait partager. On pouvait être un colosse intimidant de deux mètres et peser le triple de son poids en générosité ; Bjørn en était la preuve vivante. Enfin, tant qu’on rentrait dans ses bonnes grâces au préalable, évidemment.
« - J’espère qu’on pourra voir le Félide.. Je veux vraiment voir le Félide. rêvassa Ygritte d’une petite voix en trottinant cette fois-ci à côté de Ronan alors qu’ils passaient la Porte Sud, leur laissant le loisir d’apercevoir les préparations abondantes mises en place pour l’occasion. Si Bjergsen crie trop fort on lui fera peur avant même qu’il ne nous aperçoive ! se crut-elle essentiel de rajouter en lançant un regard accusateur vers son oncle. »

Trop bronzé ? Mais comment pouvait-on être trop bronzé ? Machinalement, Ronan retroussa l'une de ses manches pour observer son bras. Mais la seule conclusion qu'il put tirer de cette analyse fut qu'il avait une sacrée chair de poule. On aurait presque dit que ses poils étaient partis se cacher sous sa peau pour éviter la morsure du froid glacial. De son côté, Ygritte suppliait son oncle, mais l'objet de la requête resta inconnu à Ronan. L'espion maîtrisait (plus ou moins efficacement) un certain nombre de langages de Terra Mystica, mais les dialectes des Glaces lui étaient totalement inconnus. Et pour cause : il n'avait jusqu'alors jamais envisagé de poser son pied bronzé sur cette terre hostile.

Bjørn réprimanda sa nièce un peu durement. Le Terrestre observait la scène avec plus d'intérêt qu'il n'en laissait percevoir. Voir les salinéens agir avec les enfants était un bon indicateur sur leur caractère. Si Bjørn était le maître-étalon de cette étude, on pouvait alors conclure que les salinéens étaient des hommes rustres, secs, peu commodes, directs, mais ne manquant pas de sensibilité. Moyennement convaincu par cette conclusion un peu « cliché », Ronan accéléra le pas pour ne pas être distancé ou du moins pour ne pas apparaître comme un boulet aux yeux de la gamine. Bjørn, lui, expliquait que le repas aurait lieu plus tard mais que Ronan pourrait se servir s'il le souhaitait.

« Il en est hors de question ! Je vais pas me faire remarquer en tant qu'invité malpoli. Je suivrai le protocole habituel, comme tout le monde. »

Pourtant, le jeune Terrestre savait pertinemment qu'il s'était déjà fait remarquer. La majorité des personnes qu'il croisait, voyait leur regard s'attarder un peu sur l'étranger... avant de se détourner silencieusement. Ronan haussa les épaules. Galaad n'avait jamais précisé qu'il s'agissait d'une mission secrète. De plus, il lui semblait que Bjørn bénéficiait d'une certaine aura. Les « bonsoir » que le garde du roi recevait lui semblait suffisamment respectueux pour qu'on puisse penser qu'il ait un statut particulier. L'ego de Ronan apprécia qu'on ne lui ai pas attribué le premier troufion croisé dans les couloirs du palais.

Ygritte se fit à de nouveau entendre, alors que le petit groupe dépassait les enceintes de la ville. S'il avait fait jour, on aurait probablement pu apercevoir l'horizon au-dessus des steppes glacées et infinies.

« Évidemment que nous allons voir le félide ! Pourquoi je serai venu d'aussi loin, sinon ? »

Puis, il se pencha vers elle, et s'adressa à lelle d'une voix plus basse, bien qu'il se doutât que Bjørn puisse l'entendre.

« Par contre... J'ai entendu que le félide se nourrit exclusivement de petites filles... Et je ne vois que toi, ici, qui pourrait faire l'affaire. Il va falloir être extrêmement prudente. »

Dans d'autres contrées, il aurait traumatisé un enfant avec moins que ça. Mais Ronan mettait sa main au feu que cette histoire amuserait plutôt l'enfant qui ne semblait pas dénuée de courage.

Ils s'approchèrent de ce qui semblait être le centre des festivités. De longues tables étaient rangées circulairement autour du plus grand feu qu'il fut donné de voir à Ronan lors de sa courte vie. Des hommes aux bras monstrueux – et torses nus ! – jetaient des énormes bûches dans le foyer pour attiser davantage les flammes. Apparemment, le brasier devait encore grandir, les préparatifs n'étaient pas terminés. De l'autre côté, un groupe de femmes entassaient et coupaient de larges quartiers de bœufs (ou tout autre bovin local). Les arrivants se regroupaient tout autour des tables et semblaient attendre le coup d'envoi de la chasse, tout en bavardant bruyamment. Alors qu'il suivait docilement Bjørn, Ronan remarqua que les chasseurs, bien qu'armés en conséquence, étaient assez joliment vêtus. Apparemment, les barbares aussi savaient se mettre sur leur trente-et-un...

L’intention de Ronan était très noble et Bjørn y répondit d’ailleurs en haussant les épaules, saluant ses propos sans pour autant y céder. Certes le festin se déroulait après la chasse, cependant il n’existait pas de ‘protocole’ particulier, comme le nommait le terrestre. S’ils étaient sous monarchie et, pire encore, que le salinéen y était particulièrement attaché, leurs us et coutumes s’éloignaient à n’en pas douter de ceux de la famille royale de Sen’tsura. Il n’y avait pas de trompettistes annonçant l’arrivée du souverain, il n’y avait pas d’orchestre pour jouer la musique d’ambiance durant les repas et encore moins de règles de bienséance pour encadrer leurs festoiements habituels. Après tout, tout était dans le nom : ces événements étaient là pour relâcher la pression, pas pour s’encombrer de fioritures et Bjørn était bien décidé à emmener Ronan chasser sous les meilleures conditions. Il n’hésita d’ailleurs pas, tout en distribuant les ‘bonsoir’ et en s’arrêtant quelquefois pour serrer des mains ou donner des tapes sur les épaules, à se diriger vers le feu central en laissant les deux cadets à leurs échanges infantiles.
« - Ah ! Il peut venir, je lui trancherais la gorge comme à un bébé mommath pour la nouvelle année ! se vanta d’ailleurs la gamine en faisant mine de se retrousser les manches, redressant le menton avec assurance. Mais.. vous avez des félides aussi, de là d’où tu viens ? Je croyais que c’était une créature des glaces ! »

Tout à sa réflexion, la gamine ne remarqua pas la table à côté de laquelle son oncle s’était arrêté et manqua de s’assommer, ne devant son salut qu’à la main que ce dernier prit le temps d’interposer entre sa tête et le bois. Lui jetant un rapide regard las, Bjørn retint un soupir avant de reporter son attention sur un colosse qui portait un énorme fût sur son épaule et qui semblait particulièrement en joie. Ils échangèrent quelques phrases en salinéen et l’homme ponctua sa phrase d’un grand rire avant de faire signe à une jeune femme un peu plus loin, l’interpellant tandis que le barbare se penchait légèrement vers Ronan pour lui glisser quelques mots à l’oreille.
« - Ce gars-là est typiquement le type avec qui tu ne veux pas avoir d’ennuis : c’est lui qui s’occupe de toutes les festivités à Cardrak, il a des relations avec tout le monde et est le champion en titre de la lutte sur glace depuis trois ans. expliqua-t-il tout naturellement alors que le type en question posait ses yeux sur Ronan. »
Une seconde ses yeux brillèrent de cette appréhension, cette lueur d’à-priori un peu xénophobe qui n’était pas sans rappeler celle qui avait trahi Bjørn plus tôt dans la journée, mais bien vite un sourire avenant étira ses lèvres alors qu’il souhaitait la bienvenue au terrestre de sa voix rauque. Si Ronan n’avait fait que s’en douter, il avait maintenant l’assurance que rester aux côtés du garde du Roi lui ouvrirait les portes des Glaces. La jeune fille précédemment interpelée vint d’ailleurs les rejoindre armée d’un plateau qu’elle déposa devant le petit groupe, découvrant des tranches de charcuterie diverses qu’elle les invita à manger d’un sourire – celle-ci s’attarda d’ailleurs à son tour sur l’archer, à ceci près que sa curiosité se traduisait davantage en quelques cillements aguicheurs et en un déhanché voluptueux lorsqu’elle repartit vaquer à ses occupations.

« - Plus tard j’aurais une amoureuse comme elle. glissa Ygritte en tirant sur la manche de Ronan pour attirer son attention, heureusement sans assez affirmer sa voix pour que son oncle puisse entendre.
-  Je vais faire un tour, saluer des gens, la diplomatie habituelle. Je comprends que ça t’emmerde de me suivre là-dedans, donc tu peux tout aussi bien m’attendre ici si ça t’arrange. annonça ce dernier, arquant ses lèvres en un sourire amical et en saisissant une tranche de bacon avant de s’éloigner vers un autre groupe de chasseurs plus loin.
- .. Mais pas une rousse. J’aime pas les rousses. »

La petite fille, plutôt agaçante au premier abord, devint rapidement amusante dans ses mimiques et son envie d'en découdre avec le félide. Ronan avait lamentablement échoué dans sa tentative de l'effrayer et Ygritte avait préféré essayer de le mettre en défaut. Elle ne comprenait pas, à juste titre, comment l'étranger avait pu collecter des informations sur un animal qui n'existait que sur le continent des Glaces.

«  Il n'y a pas de Félide sur Terre. Tu as raison. Mais est-ce qu'il est interdit de s'intéresser à ce qui est loin de chez soi ? Je connais des histoires terrifiantes sur à peu près toutes les régions de Terra Mystica. Si tu survis ce soir, ce qui n'est pas gagné, je pourrais te raconter les plus horribles... »

Le jeune archer n'avait aucun doute sur la réaction de la gamine. Elle serait forcément enthousiaste à l'idée d'entendre des contes horrifiques et il n'était pas impossible qu'elle en ait à apprendre à Ronan. Celui-ci était heureux d'avoir plus ou moins réussi à se mettre la petite fille dans la poche. Pourtant, il n'avait pas forcément d'alliés, tant il se sentait à l'aise en compagnie de Bjørn. D'ailleurs, celui-ci continuait son manège de serrages de pognes et de grandes tapes viriles dans le dos. C'était amusant de voir que, quelque soit la région, les festivités obéissaient à peu près aux mêmes règles. Mais ici, à Saline, les hommes (et les femmes) semblaient faire preuve de sincérité et d'une réelle envie de faire la fête tous ensemble. Ronan avait en tête les réceptions somptueuses données à Sent'sura. Mais là-bas (que Terre paraissait loin !) ces soirées ne se résumaient qu'à des complots, des médisances et des hypocrisies mondaines en pagaille... L'épicurisme des salinéens contrastaient terriblement avec les préoccupations de leurs cousins terrestres. Ronan eut ainsi l'impression de respirer un énorme bol d'air pur après des années d'asphyxie.

Ce fut donc avec un sourire bienheureux (pour rester poli) que le jeune Terrestre serra la main du grand champion de Cardrak, y laissant deux ou trois phalanges au passage. L'homme sembla se méfier quelques instants de Ronan, puis voyant le regard bienveillant de Bjørn, il sourit à son tour. Le jeune rebelle, jetant un œil aux bras musculeux de leur interlocuteur, se pencha à son tour vers Bjørn.

« Je te rassure, je résisterai à mes instincts les plus agressifs et j'éviterai de lui casser la gueule s'il me regarde de travers... »

Un petit sourire en coin, Ronan remarqua l'arrivée de la jeune femme. Ses yeux s'écarquillèrent tous grands et il suivit la démarche chaloupée de la demoiselle, heureux de voir que les salinéennes n'étaient pas toutes des bodybuildeuses aux larges tresses. Celle-ci était grande mais répondait aux canons de beauté de n'importe quel homme normalement constitué. Ses grands yeux, surtout, lançaient de grands appels en direction de Ronan qui fondait sur place. Lorsqu'elle tendit son plateau de charcuterie, le jeune archer se saisit d'une tranche du premier truc qu'il put saisir et bredouilla des remerciements indistincts.

« Ablf... je... je... merci, je... c'est heu... je... »

Évidemment, Ronan ne put terminer sa phrase (ni même la débuter ?) et il observa longuement la jolie silhouette qui s'éloignait dans un déhanchement divin. Il ne remarqua même pas qu'il n'était pas le seul à admirer la créature. La nièce de Bjørn semblait également conquise et l'incongruité de sa remarque ne frappa nullement Ronan.

«  Ouais. Moi aussi. La même. »

Sauf que Ronan n'avait pas besoin d'attendre plus tard. Dorénavant, le félide passait en seconde place dans ses priorités de la soirée. Il recouvra ses esprits et entendit que Bjørn avait quelques obligations diplomatiques et Ronan évacua le problème d'un signe de main.

« Vas-y, t'inquiète pas pour nous. Je gère la gamine. »

Déjà, il avait fait abstraction de son hôte qui s'éloignait et il se pencha vers la fillette.

« Tu la connais ? C'est qui ? »

Dans ses yeux, on pouvait lire l'espoir qu'Ygritte puisse l'aider dans ce dossier épineux mais désormais prioritaire, s'il voulait mieux appréhender le mode de vie salinéen.

Ygritte observa son oncle s’éloigner d’un œil presque bienveillant ; outre son jeune âge elle avait toujours été le genre de personnes à s’attacher terriblement vite aux gens qui se montraient un tant soit peu gentils avec elle. Cela, du reste, donnerait plus de fil à retordre que toute l’armée d’Aile Ténébreuse réunie à ses tuteurs lorsqu’elle deviendra adolescente, mais c’était une autre histoire. L’absence de Bjørn, de ce fait, lui semblait alors être une bonne nouvelle dans le sens où elle considérait déjà Ronan comme son meilleur ami, ou tout du moins tant que faire se peut le temps de cette soirée quelque peu hors du temps. Reportant rapidement son attention sur le terrestre, elle sembla surprise de sa réaction maladroite, puis particulièrement amusée : un sourire mutin arqua ses lèvres tandis que ses yeux sombres se mettaient à briller d’une espièglerie enfantine. Ygritte avait beau être jeune, elle avait grandi à Cardrak, entourés de barbares fagotés comme des vikings qui ne mâchaient pas leurs phrases : en conséquence, elle avait très vite dû interpréter le fond de leurs pensées si elle espérait comprendre un traître mot de ce dont ils discutaient. Bien entendu les choses de la luxure lui échappaient encore totalement mais elle savait, plutôt justement d’ailleurs, reconnaître le trouble lorsqu’elle le voyait – même si elle interprétait bien souvent cela comme sa définition encore ludique de l’amour.
« - Ronan, tu ne devrais pas te compromettre avec une étrangère ! rigola-t-elle, soudainement très joyeuse, sans réellement comprendre ce qu’elle venait de dire puisque répétant mot pour mot ce qu’elle avait tant entendu sa mère dire mais étant persuadée que cela convenait parfaitement à la situation. Je sais qui elle est, mais je ne te le dirais pas. rajouta-t-elle avec une mine plus sérieuse. »

Là, la gamine prit un air exagérément soucieux, comme si elle réfléchissait très fort  à une rançon, une récompense ou une quelconque contrepartie qui justifierait la générosité dont elle pouvait faire preuve envers Ronan. Au fond, elle était un peu jalouse : de Ronan, d’une part, qui était bien plus âgé qu’elle et qui pouvait comme si justement souligné par ce dernier faire ce dont il avait envie sans restriction, d’autre part de cette jeune fille si jolie, si voluptueuse et des regards qui épousaient ses galbes ; formes à laquelle elle-même ne pourrait probablement jamais prétendre, même si c’était pour le moment la dernière de ses préoccupations.
« - Oh, je sais ! Je sais ! s’excita soudainement Ygritte en reportant vivement son regard sur le terrestre, posant ses mains sur ses hanches avec une sévérité ridicule et en se bariolant le visage d’un énorme sourire suffisant. En plus des histoires, je veux que tu me laisses tirer à l’arc. rajouta-t-elle en désignant l’arme de Ronan de son petit doigt, la présence de ce dernier n’ayant sûrement pas échappé à ses yeux aguerris. Je n’ai jamais eu le droit de le faire, alors c’est ma condition. »

Faisant à nouveau volte-face, elle sembla considérer l’accord comme scellé et l’approbation de Ronan comme acquis puisqu’elle enchaîna sans laisser au pauvre homme le temps de répondre, s’aidant de ses mains pour désigner ce dont elle parlait et en adoptant une voix basse sur le ton de la confession.
« - Elle s’appelle Agnes. C’est la fille d’Isak, qui est euh.. là ! c’est lui qui t’a souhaité la bienvenue tout à l’heure tu te souviens ? Ils se disputent souvent parce qu’elle fait des études et qu’elle veut partir pour Terre pour aller à l’université de Sent’sura, mais évidemment il veut pas à cause de la guerre et puis c’est loin et en plus là-bas les hommes sont tous des canards. Enfin sauf toi évidemment, toi je suis sûr que tu n’es pas un canard, je veux dire, tu n’es ni jaune ni plumé. »
Le discours en était presque absurde si l’incompréhension d’Ygritte n’était pas si évidente à interpréter. Échangeant avec Ronan un regard qu’elle voulait probablement entendu, elle venait sans doute de lui expliquer sans vraiment le vouloir l’intérêt d’Agnes pour lui qui devait lui paraître – et était ! – inhabituel de la part des femmes des Glaces pour une personne de ses origines.

« - Oh, la chasse va bientôt commencer. fit-elle remarquer alors que des groupes commençaient à quitter la place centrale pour commencer à s’éloigner vers la toundra ; Bjørn n’allait pas tarder à revenir, se dit la petite en étouffant un bâillement dans la paume de main. »
Ou bien devaient-ils aller le rejoindre, mais aussi aventureuse et contestataire pouvait-elle être, elle savait que ce n’était pas à elle de décider de cela.