- Oulà, ça ne devait pas être facile de te maintenir en place pendant les interventions militaires, je plains tes supérieurs...

Donovan éclata de rire.

- Tu n'imagine même pas à quel point... Une fois, quand j'étais encore tout jeune, ils m'ont attaché à un arbre en me disant qu'ils me libèreraient une fois que j'aurais réussi à ne pas broncher pendant plus de dix minutes. Je suis resté attaché presque six heures.

- Je suis désolée, j'espère qu'il n'est pas trop tard pour aller là-bas... ? Ils se lèvent avec le soleil ? Nous avons encore du temps ? Et...

Elle s'interrompit brusquement, fit un signe à l'archer et sortit d'un bond de la chambre. Il l'entendit s'habiller, et elle revint parée, s'immobilisant devant la porte.

- ...A dire vrai je ne suis jamais allée dans une « caserne ». S'il y a des choses importantes à savoir, n'hésite pas ! Je m'en voudrais pas mal si tu devais avoir des ennuis par ma faute...

Il s'approcha d'elle, déposa un léger baiser sur son front et sortit lui-même de la chambre pour récupérer ses armes.

- Tu sais, en sois, l'armée est un tas d'ennui. Mais ne t'en fais pas, tu ne sera pas un fardeau. Pour répondre à ta question, pour faire une entrée tranquille, c'est foutue. Même en y allant au lever des hommes, j'aurais eu des ennuis. Et habituellement, on est debout avant le soleil. Histoire de s'occuper des corvées avant de commencer l'entrainement.

Il posa ses deux mains sur les épaules de Luz.

- Passons maintenant aux choses importantes que tu dois savoir... car il y en a bien. Il y a deux catégories de gens dans l'armée : les stratèges, intendants, généraux, chevaliers... Tous ont reçu une bonne éducation, et c'est en général leur ascendance qui impose leur respect. Puis il y a nous, les soldats, toute la crasse des batailles. Et chez nous, il n'y a que la force sur laquelle se reposer. La crainte, en fait, par extension. Tout ça pour te dire que pour revenir à la caserne, je devrais aller voir Danel. Il y a deux moyens d'y aller : traverser la cour au vu et au sût de tous, ou passer par une autre porte discrète. Si les autres soldats me voient débarquer, je vais attirer leurs colères et leurs railleries. Je passerais donc par la cour... où je serais bien en évidence. Ca leur montrera que je ne les craints pas, et ca les fera réfléchir à deux fois avant de me chercher des noises. Retiens bien ceci : là bas, le moindre signe de faiblesse revient à se condamner sois-même.

Il releva le menton de Luz du bout des doigts.

- Et donc ils te verront aussi. Et viendront leurs moqueries et provocations. Il faudra que tu laisse faire. Marche la tête haute, et essaie de prendre un air méprisant. Montre leur qu'ils ne sont rien, et que tu les brisera s'ils s'approchent trop. Marche derrière moi, à un ou deux pas. Ca leur mettra en tête l'idée que tu n'es pas ma protégée, et que tu es capable de te défendre toute seule. Mais ne leur répond pas, et surtout ne tire pas ta lame au clair. Ca équivaudrait à leur lancer un défi, et ils nous tomberont tous dessus. Faire leur comprendre que tu es forte, mais sans les tenter... La plupart retournerons à leurs occupations.

Son visage prit une expression chagrinée.

- Je suis désolé de t'imposer ça... Si tu ne veux pas venir, je comprendrais. Quand nous arriverons, ils auront déjà plusieurs heures d'entraînement derrière eux, et ils chercheront n'importe quelle distraction. Passer quelqu'un à tabac leur conviendrais tout à fait. Et ne fais pas attention aux plus faibles qui se feront bousculer. C'est cruel, mais c'est comme ça. Si tu prends la défense de quelqu'un de faible, tu deviens faible à ton tour. Il te faudra porter un masque d'indifférence...

Il poussa un léger soupir en passant la main dans les cheveux de Luz.

- Quand nous serons avec Danel, tu pourra te relâcher. Nous ne craindrons rien avec lui. Tu souhaite toujours venir ?

- En revanche, s'ils attaquent les premiers, je ne pourrais plus rien pour eux... Légitime défense comme on dit...

Donovan eut un petit rire.

- Je n'en attendais pas moins de toi, Luz. S'ils s'approchent trop, fais leur ravaler leurs dents. Je t'ai décrit leur comportement entre eux, mais ils restent obéissant à des règles et à la hiérarchie. Ils n'iront probablement pas plus loin que les railleries.

Luz prit sa tête entre ses mains douces et déposa un léger baiser sur ses lèvres.

- Je suis prête, allons-y.

L'archer hocha la tête et prit sa main, l'entraînant hors de la petite bâtisse. Une fois hors de l'enceinte des bâtiments de la Confrérie des Brumes - ou de ceux de Luz, il n'en savait trop rien- Donovan s'arrêta quelques secondes, prenant ses points de repères.

Lorsqu'il se fut situé, il mena Luz à travers les rues pavés, coupant à travers les vagues de foules et les effluves de taverne et autres marchands, en ces heures où la ville battait son plein de monde, remplissant l'air de bruits divers.

Pas une fois, durant tout le trajet, Donovan ne se retourna vers la dragonne, tout absorbé qu'il était par son retour. Il ne lâcha pas non plus sa main, trouvant du réconfort dans cette présence. Il marchait pourtant d'un pas rapide, mais tant pis - il savait que la jeune femme suivrait.

Ils finirent par se retrouver devant la caserne, fier bâtiment suffisamment grand pour éclipser ceux qui l'entouraient. Une porte en bois, gardée par deux hommes aux regards vides, interdisant l'accès à cette fosse où l'on formait des hommes à tuer. Il lâcha la main de Luz et s'approcha des hommes.

- Donovan Esylandre. Vous me connaissez, au moins de réputation. Je viens faire mon rapport, ouvrez la porte.

Les deux hommes le regardèrent d'un air suspicieux. Le plus jeune, un gamin qui n'avait même pas encore vingt ans, le fixait d'un air de défi.

- Et elle, c'est qui ? Tu ressemble pas à un soldat, t'a pas ton armure déjà. Tu a ton insigne ? Une lettre d'entrée ?

- Seulement la promesse que Danel te foutra au trou si tu me retiens trop longtemps. Tu tente ta chance ?

Le soldat prit un air maussade et frappa à la porte. Celle-ci s'ouvrit alors en grinçant, dévoilant une vaste cour dans laquelle retentissait le fracas des armes. Donovan se composa un masque de méprit et de colère, se tourna vers Luz et lui fit signe de le suivre. Il avança. Et le triste spectacle de la caserne s'offrit complètement à eux.

Partout, des hommes, torse nus, s'assénant des coups brutaux de leurs épées de bois. Ici et là, des hommes mordaient la poussière, tandis que d'autres arboraient des rictus de victoires au travers de bouches ensanglantées. Plus loin, des hommes de paille étaient dressés, criblés de flèches par les archers de l'armée. Certains courraient, d'autres soulevaient des morceaux de poutre en bois.

Quand ils entrèrent, des sifflements retentirent à la vue de Luz, suivis par des moqueries de mauvais goût. Donovan n'y prêta pas attention. Du moins, jusqu'à ce qu'un homme frêle soit jeté au travers sa route. Une seconde plus tard, et une homme grand et musclé posait son pied dessus, l'empêchant de se relever. Le soldat le regarda avec un sourire mesquin.

- Ben tiens... Donovan ! T'es pas mort ? J'avais bien parié que tu nous reviendrais vivant. Je leur avais dit, que tu nous foutrais pas la paix aussi facilement.

L'archer fixa l'homme sans ciller.

- Vilk... Laisse cet homme se relever.

- Tu prend la défense des petits bleus maintenant ?

Donovan se rapprocha du dénommé Vilk, adoptant une posture menaçante.

- Je me fout de cet homme. Tu me bloque le passage, alors ramasse ton jouet et tire toi.

Le soldat rire à gorge déployée.

- Toujours le même, hein ? T'aurais mieux fait de crever loin d'ici.

Vilk se pencha, attrapa l'homme à terre par le col et le remit sur pied brutalement, le poussant pour le faire avancer. Donovan s'efforça de ne pas faire attention au regard apeuré qui lui lança le « petit bleu », jeta un bref regard à Luz et continua à avancer.

Non, cet homme là ne ferait pas long feu dans l'armée...

Donovan se retourna en entendant un bruit derrière lui pour découvrir que Luz venait de mettre un homme à terre. L'homme émergea à travers un nuage de fumée, la bouche ensanglantée et l'air hébété. L'archer faillit grimacer mais se retint tout juste- ils étaient dans une situation délicate. Plusieurs soldats avaient vu la scène, de même que certains gradés qui commençaient à regarder le couple d'un oeil mauvais. Son corps se crispa dans la crainte de la réaction des autres hommes et...

Un éclat de rire magistral éclata dans l'air froid. Donovan poussa un discret soupir de soulagement, remerciant mentalement Vilk- certes, il détestait cet homme là, mais sa mesquinerie leur avait évité pas mal d'ennuis. Le rire moqueur de Vilk fut rapidement repris par les autres soldats, se répandant dans l'arène.

- Bordel, Nwöl. Te faire avoir par une femme ?, fit le soldat brutal, les mains sur les hanches.

Donovan jeta un bref regard à Luz, l'implorant en silence de ne pas rétorquer. Ils s'en tireraient, maintenant, bien que le dit Nwöl soit définitivement foutu pour gagner le respect de ses pairs. L'archer fit un petit sourire méprisant au vaincu. Partir maintenant aurait été une erreur: renoncer à une position de force était tout aussi mal perçu que de renoncer à un combat.

Cependant, le couple devrait maintenant agir avec tact- chose quasiment impossible dans ce monde là. S'ils ne s'imposaient pas assez, le Nwöl reviendrait avec ses amis pour la vengeance. S'ils s'imposaient trop, les autres seraient tentés par le défi.

L'archer s'avança vers l'homme qui tentait de se relever et posa brutalement son pied sur son dos, le clouant au sol.

- Te voilà prévenu, l'ami, dit-il suffisamment fort pour que quelques uns l'entendent. La prochaine fois, je lui donne l'autorisation de t'étriper.

Il enleva son pied du soldat et reprit sa marche, avec un hochement de tête en direction de Luz pour qu'elle le suive. Ils passèrent sous les rires des soldats jusqu'à atteindre une petite porte en bois au fond du terrain d'entraînement.

Il la poussa de la main et s'engouffra dans les bâtiments de la caserne, s'enfonçant dans un long couloir de pierre grise parsemée de torche- rares étaient les fenêtre en ces lieux, histoire d'être sûr que les hommes se souviennent de l'âpreté de leur vie.

Ils croisèrent quelques hommes au fur et à mesure qu'ils empruntaient différents couloirs, puis, après avoir grimpé les marches d'un escalier, ils se retrouvèrent dans un endroit désert. Là, ils y étaient, deuxième porte à droite. Et à partir de maintenant, ils pourraient souffler.

Donovan se retourna vers Luz, abandonnant à présent le masque qu'il s'était imposé en entrant dans la caserne, affichant un sourire doux envers la dragonne.

- Tu me rappellera de ne pas jouer à chat avec toi...

Il se pencha vers elle et déposa un rapide baiser sur ses lèvres. Il lui prit alors la main et s'avança vers le bureau de Danel. Il toqua à la porte, et une voix retentit assitôt :

- Entrez !

Donovan pénétra dans la pièce, y trouvant Danel penché sur son bureau, examinant divers papiers. C'était un homme rondouillard, une longue barbe tressée pendant jusqu'au bas de son torse, et le crâne complètement rasé. Danel releva alors les yeux, et une expression de surprise se peignit sur son visage.

- Dono...van...

Il se mit en marche, traversa la pièce de deux grandes enjambées et... décrocha un énorme coup de poing dans le visage de l'archer, qui mit un genoux à terre sous la puissance du coup.

- Espèce de petite raclure de bâtard de... s'écria le recruteur.

Avant même que Donovan n'ait pu réagir, Danel l'empoignait par le col, le remettait sur pied et le serra contre lui.

- Danel... humpf... Si j'avais... voulut mourir étouffé... je...

Le recruteur relâcha le soldat, apperçevant enfin Luz. Il poussa Donovan d'une main.

- Et tu nous reviens en jolie compagnie...

Il attrapa la main de la dragonne d'un geste vif, fit une légère courbette, suivie d'un baise-main.

- Bienvenue à vous, chère Dame !

Danel parti dans un grand éclat de rire à la réflexion de Luz.

- Oh, nul besoin de me frapper, jolie damoiselle. Et ne vous en faites pas, je tiens aussi à lui. Je le frappe pour son bien : ça lui remet les idées en place.

- Tu frappe comme un vieillard, maugréa Donovan en se massant la machoire.

Ce qui était faux. Danel était peut-être âgé, mais il avait gardé toute sa force. L'archer se rendit alors compte de la mine désabusée qu'affichait Luz.

- Ne t'inquiète pas. C'est une sorte de... cadeau de bienvenue.

- Exact, repris le recruteur. Comme ça, il n'oublie pas comment c'est, ici. Et puis, c'est un juste retour des choses pour les soucis qu'il me cause. Mais venez, ne restez pas plantés là. Asseyez vous. Je crois que nous avons pas mal de choses à nous dire.

Danel bouscula un peu le couple pour qu'ils entrent, referma la porte derrière eux et vint tirer des chaises pour qu'ils puissent se mettre à leurs aises. Donovan se laissa tomber sur une des chaises, invitant Luz à faire de même avec un léger sourire.

- Danel, je te présente Luz. Luz, voici le fameux Danel, mon meilleur ami.

- Le seul, tu veux dire, marmonna ce dernier.

Il adressa un sourire chaleureux à la dragonne. Danel ressemblait un peu à un ours, mais une fois passé son aspect rude, on découvrait un homme jovial et attentionné. Enfin, autant que cela puisse être dans une caserne. C'était un homme bon, à n'en pas douter.

- Je suis ravi de vous rencontrer, Dame Luz. Je peux déjà voir que vous rendez cet autre imbécile heureux. Du coup, je vous aime déjà aussi.

Donovan étouffa un rire. Ha, le franc-parler de son ami lui avait manqué.

- Et vous lui direz que la prochaine fois qu'il part en mission quelque part, il ne disparaît pas pendant des semaines pour revenir gaiement à la caserne en compagnie d'une jolie femme. Par tous les dieux Donovan, qu'avait-tu en tête ? En dehors du mauvais sang que je me suis fait pour toi, tu t'imagine le mal que j'ai eu à convaincre mes supérieurs que t'avait pas foutu le camp une fois de plus ? Une semaine encore, et on mettait ton nom sur la liste des déserteurs, et on t'aurait traqué comme le chien que tu es.

Donovan poussa un soupir de plaisir. Il était en compagnie de deux personnes qu'il aimait profondément, et il attendait de voir les réactions de Luz face à Danel. Il ne lui avait pas parlé de la relation paradoxale que les deux hommes entretenaient volontairement, histoire de ne pas fausser son jugement.

- Je suis revenu, c'est tout ce qui compte, non ?, dit-il à l'attention du recruteur.

Qui lui jeta un regard soupçonneux.

- Je ne sais pas où tu es parti vadrouiller, mais m'es avis que t'as pris ton temps.

Danel se tourna alors vers Luz, lui affichant à nouveau son plus beau et plus franc sourire.

- Et dîtes moi donc, Dame Luz. Comment vous trouvez ce trou à rats où vis votre homme ?

Danel éclata de rire sur la remarque de Luz à propos de l'impatience de Donovan.

- J'avais ma méthode pour le calmer... Quand il posait trop de question ou se montrait trop impatient, je lui faisait faire le tour du terrain d'entraînement au pas de course, avec armure et épée.

Il redevint soudainement sérieux.

- Et pour le retard... En soit ce n'est pas très compliqué de revenir, si l'on considère qu'il ne fait que revenir d'une mission qui a échoué. Le problème est que Donovan a déjà filé une fois par le passé. Combiné à son retour tardif, les hauts-gradés risquent de le voir comme un élément instable. Il leur sera alors plus simple de le faire pendre haut et court, histoire de prévenir une nouvelle tentative de désertion.

Donovan tressaillit légèrement en entendant ces mots. Il saisit la main de Luz et essaya de lui faire un sourire qui se voulait rassurant.

- Mais ne t'en fais pas pour cela. Danel va gérer tout ça, et on devrait me laisser tranquille.

Maintenant, il ne leur restait plus qu'à passer à un autre sujet de conversation.

- Mais le vrai problème ne vient pas des chefs de l'armée. Ce sont les autres soldats, qui sont le plus dangereux.

L'archer jeta un regard furieux à son ami. Qu'est-ce qui lui prenait de raconter tout ça à Luz, la femme qu'il aimait ? Il ne voulait pas qu'elle reste inquiète à son sujet.

- Voyez vous Dame Luz, nous cultivons ici la haine pour un but particulier. Bien sûr, ils devront affronter la rage de la bataille, et cela leur est utile, mais le but premier est tout autre. Voyez vous, les hommes s'unissent dans l'adversité. Prenez un groupe d'hommes violents - ils ne s'entendront jamais. Donnez leur un ennemi commun, donnez leur la haine, et ils deviendront des frères. Bien sûr, dans la caserne, ils se battent, se raillent, mais dans la bataille, ils seront tous frères d'armes. Et c'est là le petit Donovan a un problème.

Le « petit » en question grimaça.

- Je suis gaucher, fit-il doucement.

- Dès qu'il a eut une épée en main, il s'est mit tout le monde à dos. C'était déjà foutu pour lui.

- Tu demandais tout à l'heure comment j'ai pu garder toute ma tête ici, continua Donovan. C'est très simple : les conditions de vie de la caserne ne m'ont pas rapproché des autres. Malgré les batailles, les obstacles, et toute la souffrance que j'ai enduré aux côtés de nombreux hommes, je n'ai jamais gagné un frère d'arme. Ce qui fait que je ne me suis jamais laissé entraîné dans l'état d'esprit qui est le leur. Je n'ai jamais fait partie de la fratrie.

Danel hocha la tête.

- A cela, vous rajoutez le fait que Donovan est partit sans rien dire avec... quelqu'un, pendant quelques années. Puis il s'est pointé ici, l'air de rien, a ré-intégré l'armée sans trop de soucis. Peu de temps après, il disparaît pendant un bon mois, puis est à nouveau de retour, avec une jolie femme à ses côtés. Du coup, ils auront l'impression que Donovan fait ce qu'il veut tandis qu'ils triment ici.

- Au final, fit l'archer, l'air amer, je deviens leur ennemi commun.

- Exact. Et maintenant, même si les hauts-gradés fermeront les yeux, parce que au fond ils se moquent bien d'un petit soldat, Donovan se retrouve à dormir dans le même endroit que tous ces hommes, dans les mêmes dortoirs, et à vivre quotidiennement parmi eux. Sachant que personne ne pleurera un soldat sans importance...

Danel se tut en fixant l'archer. Oui, le retour à l'armée serait compliqué, mais Donovan ne s'était jamais fait d'illusions à ce sujet là. N'empêche, son ancien maître d'arme n'avait pas besoin d'inquiéter Luz en lui racontant tout ça. Et même si la caserne était un nid d'ennuis, jusque là, il avait survécu. Aucune raison que cela change maintenant, si ?

Danel hocha la tête.

- Un soldat sans importance je ne sais pas, mais je pleurerais Donovan. Enfin, un peu... Pour ce qui est de la réintégration dans l'armée, vous avez raison, Dame Luz. Mettre la pression sur les pontes de l'armée ne ferait qu'aggraver les choses. Mais il y a du bon dans leur dédain.

Du bon ? Si les gradés se fichaient d'un soldat, pourquoi iraient-ils... Donovan compris soudainement.

- Je crois voir où tu veux en venir, Danel... S'ils se moquent qu'un soldat meure, ils se ficheront également qu'il vive... Du moins tant qu'on trouve un moyen de leur faire avaler que je ne suis pas une tête brulée.

Oui, cela pouvait marcher. Une fois le problème administratif réglé, il ne lui devrait pas être trop difficile de survivre dans la caserne. Il avait réussi auparavant, pourquoi pas maintenant ?

- Il y aurait un moyen de les apaiser, par exemple en leur inventant un faux rapport. Mais ça ne règlera pas le problème de tes petits camardes qui voudront te faire la peau.

- Pas bien grave. Je n'aurais qu'à leur casser les...

- Sois pas stupide !, s'emporta soudainement Danel.

Donovan soutint le regard de son ancien instructeur.

- Les choses ne sont plus pareilles, tu ne peux agir comme avant, continua ce dernier. Tu étais peut être vu comme une ordure dangereuse, qu'il fallait craindre, mais cette époque est finie. Avec tes deux petites disparitions, tu passe pour un couard moralisateur.

La mâchoire de l'archer se crispa de colère. Il avait beau se dire que ce n'étais pas ce que pensais Danel de lui, seulement les échos de quelque brute stupide, mais ces mots restaient durs à entendre. Et il était bien décidé à faire ravaler leurs paroles aux hommes qui le jugeaient ainsi. Un couard ? Il lâcha la main de Luz, de peur de la lui broyer sous l'effet de la rage qui bouillonnait en lui.

- Je t'aime Donovan, comme un fils, dit le recruteur sur un ton plus doux. Mais faut voir la réalité en face. Tu n'as plus rien à faire ici- je ne comprends même pas pourquoi tu t'acharne à revenir. Et tant pis si ça blesse ton égo - je préfère encore ça que de te retrouver mort un matin.

Un rictus déforma le visage de l'archer.

- Et tu préconise quoi ? Que je foute le camp, encore une fois ?

Danel prit une profonde inspiration.

- Et pourquoi pas ? Regarde toi, Donovan. Tu es un homme bon, loyal et droit. Tu es un bon combattant. Et tu a rencontré une femme qui t'aime. Tu voudrais gâcher tout ça pour vivre dans cet enfer ? Dans quel but ? L'amour de la violence et du sang ? La vengeance ? Ysle est morte. C'est peut-être regrettable, mais c'est ainsi. Tu aura beau faire couler le sang, au final, c'est toi qui mourra à petit feu.

Donovan resta silencieux, fixant le bureau de bois d'un air amer. Le pire dans tous cela, c'est qu'il avait retrouvé en Luz une raison de vivre. Son ami n'avait pas tort. Pourquoi était-il revenu ? Parce que la simple idée d'avoir traversé tout ceci pour rien le rendait malade. Parce qu'il avait besoin de se battre, que ce soit pour ou contre quelque chose. Parce que il avait besoin d'un endroit quelconque où revenir. Pour des mauvaises raisons, en somme.

Les paroles de Danel avaient instauré un profond doute en lui, et il se sentait déchiré entre son désir de quitter tout ceci à nouveau et les pulsions meurtrières qui grondaient encore en lui.

Danel se tourna alors vers Luz.

- Aidez moi à lui faire comprendre, vous, qu'il vaut mieux que ça. Qu'il est plus qu'une brute dégénérée, et que se laisser entraîner par son penchant pour le sang ne lui offrira rien. D'autant plus que tout militaire que je sois, je ne pourrais pas le garder éloigné des autres bien longtemps.

- Elle a raison, Donovan, fit Danel.

Bon sang, ils faisaient bien la pair tous les deux ! L'archer leur jeta un regard noir, à l'un comme à l'autre. Eut-il était tout seul avec son ami, il en serait venu aux mains - ce qui expliquait pourquoi Danel avait prit l'habitude, à chacune de leur rencontre, de lui rappeler lequel était le plus fort des deux. Ceci dit, Donovan avait l'impression d'être un gamin qu'on réprimandait, et son égo en prenait un sacré coup.

- Je maitrise ma lame, murmura t-il à travers ses dents.

Mais le pire était de savoir qu'ils avaient raison. Et ça, c'était le plus dur à avaler. Savoir qu'il s'était engagé dans une voie sans issue; que ses décisions étaient mauvaises. Qu'il lui faudrait tout remettre en cause.

Donovan fut prit d'un frisson de dégout envers lui-même, mit son visage entre ses mains. Il poussa un profond soupir.

- Désolé...

Il releva la tête, et adressa à Luz et Danel un sourire maladroit.

- Je suis un bel idiot, hein ? Par tous les dieux, vous me tuez, tous les deux.

Il attira Luz sur ses genoux.

- He bien, je crois qu'il me faudra écouter les voix de la sagesse.

Il plongea ses yeux dans ceux de Luz.

- J'ai aimé Ysle plus que tout au monde. Mais comme l'a dit Danel, elle est morte maintenant. Je me voyais pas vivre bien longtemps et puis... tu es arrivée. Tout mon amour est pour toi, Luz. Crois moi.

Il jeta un regard à Danel.

- Tu me connais depuis longtemps mon ami, et tu sais mieux que quiconque comme je suis doué pour détruire. J'imagine qu'il est temps que je reprenne ma vie en main.

L'archer eut un léger rire nerveux.

- Alors je vais à nouveau me retrouver seul, considéré comme un déserteur ? Pourquoi pas, après tout.

Donovan était confus, et cet état d'esprit se traduisait par l'amertume dans ses paroles. Il secoua la tête pour se remettre les idées en place. Il était trop vieux pour jouer aux gamins capricieux.

- He bien soit. Je peux bien quitter l'armée.

Oui, il le pouvait. Luz était toute sa raison de vivre maintenant, et il devait admettre qu'il ne pouvait gâcher sa vie comme bon lui semblait. Il n'était plus seul, au final. Bien qu'il soit triste de devoir laisser Danel à nouveau. Reverrait-il son ami, une fois passées les portes de la caserne ? Il en doutait.

- Tu fais le bon choix, mon grand, dit calmement Danel. Comme l'a dit ta Dame, tu as encore beaucoup de choses à découvrir. Prend ta liberté par toi-même; tu l'as gagnée par la force de ton poignet. Peu d'hommes peuvent en dire autant. Trouve toi une cause, défends là. Tu es taillée pour ça, et non pas pour massacrer aveuglément des gens.

Donovan hocha la tête, serra la main de la dragonne.

- D'accord, vous avez gagné.

Il fit un tendre sourire à la jolie jeune femme.

- Dis moi, toi qui a parcourus ce monde, à quel endroit me conseillerais tu d'aller en premier ? Ha, et si je meurs de froid et de faim au fin fond d'une forêt, vous ne pourrez vous en prendre qu'à vous-même !

Et cette fois-ci, un large sourire vint appuyer ces paroles.

Donovan éclata de rire devant l'entrain de Luz.

- Je vois que Ma Dame est une grande voyageuse... fit-il, l'air taquin.

Il jeta un regard à Danel.

- Tu en pense quoi ?

Le recruteur caressa sa barbe, l'air pensif.

- He bien je suppose que c'est une bonne idée. Tu va te perdre, dans cette forêt, mais tu devrais y être tranquille. Mais...

Donovan secoua la tête.

- Non, ça devrait aller.

Une légère mélancolie passa dans les yeux de l'archer. Il était allé dans les plaines lorsqu'il s'était enfui avec Ysle. Et c'était là bas qu'elle était morte. Et Danel le savait. Certes, les plaines étaient grandes, et il y avait un bon chemin à parcourir entre elles et Drayame. Mais cela restait à Terre. La contrée qui avait vu Donovan se briser.

L'archer releva la tête vers Luz et lui fit un sourire bienveillant.

- Luz, tu éclaires ma vie.

Il le dit pour la jolie dragonne, mais c'était également un message pour Danel. Qu'il sache qu'elle occupait à présent une place importante dans son coeur et son esprit.

- Drayame sera bien, poursuivit Donovan. Et puis...

Quelqu'un toqua à la porte, et aussitôt un jeune soldat entra, leur jeta un regard craintif et s'avança vers Danel. Il chuchota quelque chose à son oreille, et l'humeur de l'instructeur s'assombrit sensiblement. Il fit un signe de tête et le soldat reparti promptement.

- Un problème ? , demanda l'archer.

- Donovan mon grand... Il y a une petite porte dérobée qui te permettait d'entrer dans la caserne sans soucis aucun. Et j'apprends à l'instant que tu es passé par la porte principale. Et que tu a pris tout le monde de haut. Et que tu a eu des mots avec Vilk. Et que celui-ci, avec ses petits copains, a mystérieusement disparut du terrain d'entraînement.

Sur ce coup là, Donovan n'avait rien à dire pour sa défense. Danel soupira et passa une main sur son visage.

- Oh, Donovan... qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? Ecoute... J'aurais aimé pouvoir poursuivre cette discussion plus longtemps mais... Il faut que tu parte. Pas seulement de la caserne. Quitte les Glaces pour un temps. Mais ne reste pas là. Prends tes armes et vas t-en.

L'archer de réagit pas. Quitter l'armée était une chose. Mais aussi précipitemment ? Alors qu'il venait de retrouver Danel ? Qu'il avait tant de chose à lui dire ? Le recruteur fouina dans un tiroir et en sorti une bourse qu'il lança à son protégé.

- Danel tu...

- DEHORS !

Il les attrapa tous les deux par les bras et les bouscula hors de la pièce, puis ferma la porte brutalement. La fermeture d'un loquet se fit entendre. Donovan tambourina sur le bois.

- Danel ! Danel !

Mais il savait ce que son ami cherchait à faire. Il frappa une dernière fois.

- Tu es un frère, Danel. Pour tout ce que tu a fais pour moi, pour tout ce que tu fais pour moi, sache que je ne t'oublierais pas. Et j'espère que les dieux croiseront encore nos routes.

Il avait le coeur lourd. Quand il était parti avec Ysle, leurs adieux avaient été plus chaleureux. Là, il abandonnait une personne qui lui était chère. Il se tourna vers Luz.

- Viens, sortons d'ici.

Emmenant la dragonne dans son sillage, il regagna la petite porte dérobée qui leur permettrait de sortir. Une fois dehors, Donovan soupira.

- He bien Luz, nous y voici. Apparemment cette ville ne veut plus de moi. Je vais suivre tes conseils et gagner Drayame par l'eau. M'accompagneras tu encore ? Jusqu'au port ?

- Si un jour tu en as assez de parcourir Drayame ou que tu es pris d'un certain ennui, n'hésite pas à passer par les Plaines Mystiques. C'est là que se trouve mon chez-moi, l'endroit où tu peux être presque certain de toujours me trouver. C'est sur les rives du Lac enchanté.
 
Donovan ne répondit pas. Il était resté silencieux durant tout leur trajet, mesurant l’ampleur de la situation. Il quittait à la fois un ami et un amour ; et sur le coup, son cœur était trop lourd pour ressentir de la colère. Ils étaient arrivés trop vite à son goût à l’endroit où il devrait embarquer.
 
- Je t'enverrai des lettres. Où que tu sois. J'ai encore à faire du côté de Saline avec une certaine Général, mais je te jure que je serai bien vite de retour dans le nord. Dono', s'il devait t'arriver quelque chose... 
 
Silence, encore.
 
- ...En tout cas, j'espère que tu n'es pas malade en bateau ! Tu vas en avoir du chemin à faire, tâche de ne pas rendre l'équipage fou en courant constamment partout... ! 
 
Il n’y tint plus, se retourna et serra Luz contre lui. Il s’imprégna de son odeur, passa une main dans ses cheveux, embrassa ses lèvres. Tout son être désirait rester auprès d’elle, et il maudissait tous les dieux qu’il connaissait de lui infliger ça. Chienne de vie.
 
Il resta ainsi quelques secondes, avant de libérer la dragonne de son étreinte.
 
- J’attendrais tes lettres avec impatience, Luz. Et je t’en enverrais moi aussi, dès que j’aurais trouvé un coin où m’installer un peu. Pour te dire où je suis, pour t’assurer que je vais bien. Je t’en fais la promesse : je ne laisserais rien m’arriver.
 
Il n’était pas doué pour l’écriture ; son père avait bien tenté de lui inculquer cet art lorsqu’il était enfant, mais il n’avait jamais fait d’efforts pour s’améliorer. Il en ferait, cette fois-ci, pour Luz.
 
- Et je viendrais te voir, aussi souvent que les dieux me le permettront. Et s'ils ne le font pas, je forcerais ma chance.
 
Revenir à l’endroit où était morte Ysle ne lui disait trop rien, mais il était prêt à tout pour revoir la jolie dragonne. Elle avait déjà réussit à adoucir sa douleur, et de beaucoup. Et il savait que pour elle, il arriverait à surmonter sa réticence.
 
- Même si… même si je pars aujourd’hui, sache que je te porterais toujours dans mon cœur.
 
Il avait toujours eu horreur des adieux ; et c’était d’autant plus vrai lorsqu’il devait quitter une personne qu’il tenait à revoir à tous prix, sans être certain que cela se fasse un jour. Il passa un bras autour de ses épaules, et jeta un regard vers les embarcations. Il ne lui restait plus qu’à trouver un bateau… pour s’arracher à elle. Il eut un petit sourire et se pencha à son oreille.
 
- Tu sais quoi ? Je suis malade comme un chien en bateau.
 
Quelle ironie… Quitter la femme qu’il aimait par le pire moyen de transport qui, selon lui, eut jamais existé… Il ne voulait pas qu'elle voit ça. Ils ne se reverraient probablement pas avant un long moment, et il ne voulait pas que la dernière image qu'elle ait de lui fut celle d'un homme prêt à vomir par dessus bord. Et puis... prolonger ainsi le séparation le tuait, et il craignait de revenir sur sa décision s'il traînait trop.

- Ecoutes, ma luciole... Les dieux savent combien j'ai envie de rester à tes côtés... Mais je vais finir par fléchir si l'on reste trop longtemps encore ensembles. Je... nous...

Le coeur serré, il ne put résister à l'envie de l'embrasser à nouveau.

- Je t'aime, Luz. N'oublie pas ça.