La nuit pleurait. L'obscurité était partout, dans les moindres recoins, plongeant la ville dans une ambiance funèbre. La neige tombait. Doucement, flocon après flocon. Lumière dans l'ombre. Les portes étaient fermées, la ville entrait dans un sommeil protecteur. Un sommeil vulnérable. Dangereux. Puis, un mouvement parmi les ombres, imperceptible, invisible. Avec l'élégance d'une danse vive et rapide, l'enfant entamait son ascension. Il donnait l'impression de jouer avec le vent, de le mettre au défi de le rattraper. Sautant agilement de toit en toit, saisissant prise après prise, se mouvant à la façon d'un chat, il sentait la neige sur son visage, froide et humide. Il était une ombre, il faisait parti de leur monde. Pour cette nuit seulement.
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Bheal releva la tête vers son interlocuteur, abandonnant la contemplation de son plat. L'auberge était bruyante, mais chaleureuse. C'était un bon endroit pour se fondre dans la plèbe. Ici, peu importait si vous étiez un grand seigneur ou un meurtrier... Tant que vous commandiez à boire et que vous ne vous faisiez pas remarquer. C'est ce qu'avait expliquer le Maître d'Armes à Bheal, qui était alors âgé d'une dizaine d'années. L'enfant observa l'homme. Il était vêtu de noir et dégageait un charisme certain, ainsi qu'une dangerosité palpable.
« qui est-ce ? »
« une vieille femme qui en sait bien trop. ta cible. tu as trois jours. pas un de plus. mène à bien ton contrat, et alors tu méritera de séjourner parmi les assassins. »
Le jeune garçon contempla son maître quelques secondes. Il était tendu, même s'il ne laissait rien paraitre. Il y avait anguille sous roche. Néanmoins, il garda ses réflexions pour lui, y préférant un silence contemplatif. Son interlocuteur posa quelques pièces sur la table qu'ils occupaient, puis se leva sans bruits. Il s'arrêta près de la porte, hésitant. Il se tourna une dernière fois vers son élève.
« prend garde. les choses ne sont pas forcément ce qu'elles semblent être. »
L'homme disparu, laissant derrière lui une étrange angoisse. Mais l'enfant n'allait pas se laisser impressionner. Il rêvait de ce jour depuis plusieurs années déjà. Un petit pas vers le sommet. Un pas minuscule. Une toute petite avancée qui changerait à jamais sa vie. La vieille femme vivait dans une habitation reculée de tout, dans la périphérie de la vie. Une petite maison modeste, sans système de protection, sans pièges, assez éloignée de la ville pour ne pas éveiller l'attention. C'était presque trop facile. Quelque chose clochait. Même si cela n'était que son premier contrat, Bheal sentait que ça n'allait pas. Il se leva à son tour pour quitter l'établissement. Le soleil était haut dans le ciel, il avait encore du temps. Un temps précieux.
Il guida ses pas vers la cible qui lui avait été donné. Vêtu communément au petit peuple, il n'éveilla pas l'attention. Après tout, quoi de plus commun qu'un enfant qui courait dans les rues ? Une vingtaine de minutes plus tard, il quittait la ville, suivant un sentier abandonné. Il n'était nullement venu accomplir son contrat : trop se précipiter pourrait être fatal, et on lui avait laissé le temps de repérer les lieux. Autant en profiter. La maison fut bientôt en vue. C'était une petite demeure blanche, à l'apparence chaleureuse. Bhael s'approcha de la porte d'entrée, ne voyant personne dans les environs. Il observa avec soin la serrure, avant de s'attaquer à l’examen des fenêtres. Repérer toutes les portes de sortie et se préparer un chemin de fuite était primordial. C’est ce qu'on lui avait souvent dit.
« es-tu perdu, enfant ? »
Bhael sursauta avant de se retourner vivement. Une vieille dame l'observait, un sourire énigmatique aux lèvres. Il ne l'avait pas entendu arrivé. Pourtant, tout en elle incitait à la sympathie. Ses yeux était d'un bleu si clair que le jeune garçon eu l'impression qu'elle avait découvert ses intentions dès qu'elle les avait posé sur lui. Il se rassura en se disant que cela n'était pas possible. La vieille femme lui faisait face, et malgré nombre de rides, on devinait une ancienne grande beauté. Le jeune garçon reprit ses esprits, après quelques secondes de contemplation.
« j'ai du te faire peur... excuse moi. a vrai dire, personne ne passe jamais par ici. »
« pourquoi ? »
« qui donc voudrait rendre visite à une vieille dame ? le temps s'est arrêté pour moi. les autres continuent d'avancer... enfin, ce ne sont pas des choses à dire à un enfant. mon garçon, si tu dois maudire quelque chose un jour, c'est bien la vieillesse ! elle vous fait perdre l'esprit. »
La question avais passé le socle de ses lèvres malgré lui. La vieille femme posa son regard si particulier sur lui quelques instants, avant de lui répondre avec un sourire triste et un rire léger. Bheal ne trouvait pas cela drôle. Pas du tout.
« eh bien, enfant. je ne vais pas te retenir plus longtemps. suis ce chemin et tourne tout de suite à droite. ça te mènera devant la ville. oh, et couvre toi bien. la neige ne va pas tarder »
Le jeune garçon remercia la vieille femme et tourna les talons. Son estomac se serrait. Qui voudrait du mal à une personne qui semblait déjà brisée ? Il ne sentait rien de mauvais chez elle. Et pourtant, le contrat était clair. Il devait mettre fin à ses jours. Peut être que cela mettrait fin à sa solitude ? Bheal passa l'après-midi à réfléchir. Qu'était-ce vraiment, être assassin ? Pour lui, cela représentait la liberté. Un moyen de voler au dessus du monde. Être libre. Il n'avait jamais tué. Il avait peur. Peur que cela ne le dégoûte à jamais. Peur de devoir renoncer à ce sentiment de bonheur pur. Peur. Les heures passaient, et l'enfant songeait. Le vent effleurait doucement son visage, comme une caresse. Oui, il aimait ce sentiment. Pour rien au monde il n'y renoncerait. Il se redressa doucement, observa le ciel. Il faisait déjà noir. Et la neige tombait.
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Se mouvant avec la grâce d'un chat, Bheal planait au dessus du monde, plus proche des étoiles qu'il ne l'avait jamais été. Ses doutes s'étaient taris. Il n'y avait pas de compromis. Il était fait pour être assassin. Il fut bientôt arrivé à destination. Le lieu était désert, mais une lumière chaude éclairait une fenêtre. Sans un son, sans un bruit, le jeune garçon crocheta l'ouverture de cette dernière, se hissant sur son rebord pour s'y agenouiller. Un silence de mort régnait. La vieille dame était de dos, penchée sur un bureau. Bhael le bougea pas. Il observait, attentif. Elle savait qu'il était là.
« c'est donc toi, enfant ? que c'est regrettable... »
Le jeune garçon tira une dague dans un chuintement d'acier. Ses yeux restait fixés sur sa cible, sans ciller.
« tu es bien jeune pour verser le premier sang. la Congrégation devient bien imprudente... »
« vous êtes une assassin, n'est-ce pas ? »
« quelle perspicacité ! en effet. j'ai quitté la guilde il y a de cela des années, pour profiter de ce qui reste de ma misérable vie dans la paix. mais le destin fini toujours par vous rattraper... il est temps que je paye pour mes actes. je ne regrette rien. n'oublie pas, il n'y a pas voie plus sombre que celle d'un assassin... ni plus indépendante. le goût de la liberté vaut bien qu'on se sacrifie pour elle. fais ce que tu as à faire, enfant. »
La vieille dame ne s'était pas retournée. Instantanément, Bheal se retrouva auprès d'elle, sa dague sous sa gorge. Il lui glissa quelques mots à l'oreille.
« mon nom est Bheal. et je ne suis plus un enfant. partez en paix. »
D'un geste vif, la dague trancha la gorge de l'ancienne assassin. Cette dernière tomba sur le sol dans un bruit étouffé. Ses yeux étaient fermés et un sourire éclairait son visage. Le jeune garçon rengaina son arme et se retourna sans un mot, bondissant de la fenêtre. Un vent de solitude l'engloutie. Il ne restait plus que lui, la nuit, le vent et la neige.
Il était devenu assassin. Pour le meilleur et pour le pire.