Eolia se perdit quelques secondes. En effet, malgré ses efforts pour dissimuler ses émotions, le barbare semblait les avoir sentis. Etait-ce l'ambiance de cette soirée ? Ou une quelconque autre raison obscure à ses sens ? Quoiqu'il en soit, quand l'homme posa sa main sur elle, dans un geste bien plus intime que d'habitude, la nymphe perdit ses moyens et resta pétrifiée sur place. Non pas de dégoût ou de peur mais plutôt d'étonnement. A 17 ans, elle n'avait pas eu le temps de connaître les hommes. En fuite depuis plus d'un an, elle se cachait de tout ce qui pouvait être une menace pour sa vie mais depuis quelques temps, la vie reprenait son cours et la faisait plus "sociable" et c'est ainsi qu'elle avait fait ses premières rencontres avec l'extérieur.

Cet homme, ce Rägmor, en cet instant, la touchait d'une manière qu'elle n'avait encore jamais expérimenté aussi elle ne le repoussa pas. Au contraire, elle le laissa passer ses doigts sur sa peau dénudée et dans ses cheveux soyeux. Il serait toujours temps d'arrêter si cela allait plus loin. D'ailleurs, elle n'eut pas à le faire puisqu'il sembla réaliser de lui-même l'étendue de son geste et retira sa main d'un air embarrassé, bafouillant quelques mots d'excuse à son encontre. Pour la première fois depuis longtemps, Eolia remercia le ciel d'avoir caché la lune pour ces quelques secondes qui leur permettraient ainsi de reprendre contenance.

Une fois l'instant passé, la lune refit son apparition. Fidèle à elle-même, la nymphe avait usé de ce temps pour se recomposer un visage où seul son éternel sourire étincelait, promesse de secrets encore dévoilés à aucun être vivant.

« Je commence à avoir faim. Pas toi ? »

Sa voix calme résonna dans les sous-bois et avant même que le barbare n'ait eu le temps de répondre, elle l'entraîna à sa suite, à la recherche de fruits et de baies. Sans le savoir, son instinct féminin l'avait conduite à continuer leur soirée tranquillement car elle savait que si elle s'arrêtait, l'instant serait probablement brisé...

Insouciants et libre de toute entrave, les deux jeunes gens passèrent plusieurs minutes à aller ci et là dans les fourrés, se servant de toutes les baies que la nature leur offrait. Quand enfin, ils décidèrent que leur stock était largement suffisant, ils revinrent à l'endroit même qu'ils avaient quitté et s'installèrent pour dîner. Ce fut avec beaucoup de plaisir qu'Eolia partageait cet instant de calme, où les sens sont occupés à se nourrir. Comme chaque fois, la nymphe savoura ces mets avec une gourmandise non feinte et sa joie en était décuplée du fait que pour une fois, elle ne mangeait pas seule. Depuis combien de temps était-elle seule d'ailleurs ? Elle n'arrivait même plus à se rappeler la dernière fois que quelqu'un avait partagé son repas. Même s'ils ne parlaient pas, le simple fait de manger ensemble était en soi agréable aussi en fut-elle gré aux dieux qui lui avaient accordé cet instant de répit.

- As-tu un époux? Un être pour qui tu es éperdument amoureuse, et dont tu te dévouerais de toute ta vie entière pour son simple bonheur?

Toute occupée à ressentir ce moment, la jeune fille ne s'était même pas rendue que son compagnon avait quant à lui fini. A présent, il la regardait sérieusement, nonchalamment posé, légèrement dans l'ombre. Si son regard n'avait pas lui dans l'obscurité environnante, elle aurait presque pensé que cette étrange question n'était pas pour elle mais sa raison lui rappela qu'en même temps, il n'était que deux... alors à moins que Rägmor n'ait perdu la tête, sa question était bien pour elle. Eolia prit néanmoins le temps de finir sa bouchée avant de répondre.

« Mmm... je n'ai pas d'époux. Je suis bien trop jeune pour cela. Enfin je pense... déclara-t-elle d'une voix douce. Quand au fait d'être amoureuse... je... je t'avoue que le moment n'est pas propice à de tels épanchements. »

La nymphe ne mentait pas. Avec la guerre, elle avait passé plus de temps à survivre qu'à autre chose. Alors les hommes... pas le temps pour ça. Et puis, comment pourrait-elle assez faire confiance à quelqu'un pour lui ouvrir son coeur ? Quoique... en même temps, elle ne savait pas non plus ce qu'était que ce sentiment que les gens appelaient amour, mais ça, pour rien au monde elle ne l'avouerait. Sa nature lui permettait de ressentir bien des choses mais cela ne changeait toutefois en rien les faits.

La nymphe n'avait pas plus tôt fini que le barbare se leva et vint jusqu'à elle. D'un geste leste, il la releva et plongea son regard dans le sien et débita un discours plein de fougue. Habituée à tout ressentir, la jeune femme prenait conscience de la promiscuité de leurs corps, de la force de sa paume pendant qu'il tenait la sienne, de la virulence de ses propos et bien qu'un peu effrayée par tant d'ardeur, elle en était également fascinée. Et puis, il faut dire que ces mots la touchaient profondément aussi se promit-elle de les garder ancrés en elle.

« Merci... murmura-t-elle à l'encontre du jeune homme. Ta force et tes espoirs trouvent un écho en moi que je ne saurai qualifier mais du fond du coeur, je te remercie... »

Ils étaient tous les deux jeunes, en pleine force de l'âge et la vie leur avait déjà pris beaucoup, il était donc normal qu'ils se retrouvent l'un en l'autre et qu'ils se reconnaissent presque mutuellement. Quoiqu'il en soit, l'instant de grâce passa et se libérant de l'emprise du géant, la demoiselle se rassit puis dit d'un ton fatigué qu'il serait peut-être temps de dormir un peu. Après tout, il fallait profiter de l'air frais de la nuit pour se reposer car la journée, la chaleur était si forte que dormir était impossible.

En bonne nymphe, elle s'accommodait sans soucis à tous tapis d'herbes et de mousses, pour un tant soit peu que ceux-ci ne soient pas trempés. D'ailleurs, le lieu où ils étaient était plus qu'agréable pour se poser non ? Repliant les jambes sous elle, Eolia s'allonga et perdit son regard améthyste dans l'immensité des cieux en se disant que décidément cette journée lui aurait apporté beaucoup. Ce soir, elle dormait aux côtés d'un ami...

En sécurité, la nymphe s'allongea auprès du barbare et dans l'obscurité, s'amusa à écouter son souffle dans la nuit. Autour d'eux, un autre visage de la nature s'éveillait et bruissait doucement. Habituée à ces bruits, la princesse ne s'en formalisa pas. Au contraire, ces bruits familiaux la rassuraient, lui rappelant son enfance, et la réconfortant quand dans les ténèbres elle avait du mal à fermer les yeux.

« Bonne nuit Rägmor, murmura-t-elle à l'encontre du jeune homme. Puisse ta nuit être reposante. Nous continuerons à parler demain. »

Ses paupières se fermèrent alors ses pupilles couleur pensée et la jeune fille sombra dans un sommeil sans rêves ni cauchemars.

Quand celles-ci se rouvrirent, le soleil pointait à peine à l'horizon, faisant rougeoyer le ciel d'une lueur dorée. A ses côtés, le barbare était toujours là. S'étirant pour détendre ses muscles endoloris par la nuit, Eolia se releva, repoussant son châle qu'elle avait déposé sur elle la veille. Avec précaution, elle quitta sa couche improvisée et partit à la recherche de baies et de fruits. Pour ne pas inquiéter le barbare, elle déposa à ses côtés son châle en toile d'araignée et s'en fut.

Elle savait exactement où aller. Ce n'était pas loin mais elle n'était plus à portée de vue mais encore à portée de voix. Il y avait là divers buissons où elle pouvait cueillir et ramasser ce qu'il leur faudrait pour se sustenter. La nymphe ne savait pas si son compagnon comptait rester longtemps mais elle ne doutait pas du fait qu'il lui faudrait quand même manger.

Comme elle l'avait supposée, le barbare devait reprendre sa route. Elle cueillait encore de quoi les faire manger quand il la rejoignit. Comment avait-il fait pour la retrouver aussi facilement ? La nymphe n'aurait su le dire. Après tout, il était chasseur, cela devait être un jeu d'enfants pour lui...

« Eolia ! Eolia je.. Je suis désolé de t'annoncer ceci aussi brutalement, mais je dois reprendre la route le plus vite possible. Je partagerais ce déjeuner avec toi, bien entendu, ce sera le plus grand des plaisirs.

- Bonjour Rägmor. Oui, je m'en doutais. » fut sa simple réponse.

Et tout en continuant de parler, ils finirent la cueillette puis retournèrent à leurs couches improvisées où ils déjeunèrent comme la veille, discutant et riant comme les deux grands enfants qu'ils étaient. Adolescents mais adultes avant l'âge, en raison de la situation actuelle du monde...

Quand ils eurent fini, l'heure était à la séparation et ce fut donc tout naturellement qu'Eolia l'accompagna un bout de chemin. Ensemble, marchant côte à côte, ils repassèrent devant le lac où ils s'étaient rencontrés, passèrent une clairière et leurs pas les menaient encore et toujours plus loin de leur point initial. Finalement, ils arrivèrent enfin à la lisière de Flore et ce fut le coeur serré que la nymphe se sépara de ce premier et nouvel ami.

« Au revoir, lui dit-elle. Puisse ta quête trouver son aboutissement et nos chemins se recroiser. Je n'oublierai ni tes sages conseils ni ta constante présence. »

Apparemment son ami ne semblait pas vouloir tomber dans les clichés et ce fut donc d'un enlacement intime et d'un baiser sur le front qu'il conclut leur belle journée. Puis, juste avant de s'en aller, il lui dit quelques mots qui se gravèrent dans le coeur de la nymphe et le lui réchauffèrent bien plus que mille attentions. Touchée, elle ne sut que dire aussi préféra-t-elle ne rien prononcer et se contentant uniquement de le regarder pendant que lui-même semblait décidé à graver son image.

Quand enfin, il tourna le dos pour partir précipitamment, ce ne fut que de justesse que la nymphe le laissa s'éloigner. Rägmor avait encore des choses à faire... et elle aussi. Mieux valait parfois laisser le destin faire et attendre que le temps les remette en présence...

« Au revoir », répéta-t-elle dans sa tête en le regardant s'estomper à l'horizon.

Puis, quand le point noir qu'il formait disparut enfin, ce fut le coeur étrangement lourd mais néanmoins apaisé qu'elle rejoignit la protection des bois.