- Je dois partir, déclara la jeune femme, déjà apprêtée pour son voyage, lance contre l'épaule.
Lorsque vous m'avez trouvée, près des plages, je venais de perdre quelque chose d'important. Je ne saurais m'investir dans les tâches que vous prévoyez de me confier sans. Perplexe mais compréhensif, le duc hocha lentement la tête. Ses sourcils épais et broussailleux étaient froncés par l'inquiétude et, si ses lèvres affichaient un sourire bienveillant, ses yeux trahissaient sa détresse. Il prit la main de sa fille spirituelle entre les siennes et elle mit un genou à terre aussitôt.
Il n'y eut pas un mot de plus, mais le regard qu'ils échangèrent suffit à sceller leur accord silencieux. Elle lui assurait son retour, et il lui assurait son affection. Malgré son âge avancé, le Séraphin éprouvait pour le vieil homme l'amour qu'elle aurait eu pour un père, et il le lui rendait depuis la mort de sa fille. Ils s'étaient soutenus l'un l'autre dans une période d'épreuves difficiles, et leur lien avait rapidement gagné sa force.
Consciente qu'il ne la renverrait pas de lui même, Caliel laissa sa main au duc et constata à regret que les tremblements qui agitaient ses doigts étaient de plus en plus intenses. Avec la force de l'habitude, elle se redressa et s'inclina vers son père avant de tourner les talons et d'ajuster la sangle de son sac.
Les portes du hall se refermèrent dans son dos et elle s'engouffra dans un couloir qui débouchait sur un escalier en colimaçon dont les marches s'enfonçait dans la pénombre. Armée d'une torche, elle fut forcée de se baisser pour poursuivre son chemin dans les tunnels étroits qui conduisaient jusqu'au port, capuche rabattue sur le nez, peinant à progresser avec son équipement sur le dos. Arrivée au bout de sa peine, elle embarqua dans une barque préparée à l'avance et se laissa mener par son capitaine.
Tandis qu'elle profitait du calme de la mer, le Séraphin garda les yeux rivés sur les tours de la citadelle qu'un réseau complexe de feux détachait des ténèbres de la nuit. Le capitaine tenta avec espoir d'animer un semblant de discussion, et il n'eut droit qu'à des réponses vagues et évasives, et finalement à un silence pesant qu'elle maintint tout du long.
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Les premiers jours de voyage avaient été agréables et n'avaient souffert d'aucun détour, mais dès lors que le Séraphin s'était séparé de son guide, elle avait eu plusieurs occasions de perdre son chemin. Malgré un bon sens de l'orientation et une carte, le sanctuaire de Lauviaah ne figurait nulle part et elle ne s'y était jamais rendue autrement qu'en volant.
Si, avec sérieux, elle avait poursuivi ses exercices quotidiens, les années qu'elle avait passée en compagnie du duc l'avaient affaiblie et les sangles de son sac avaient profondément marqué ses épaules. Ses cuisses la faisait atrocement souffrir et son souffle s'emballait plus rapidement qu'elle ne l'avait espéré. Elle n'était plus un Séraphin. Ses ailes ne la portait plus nulle part et elle avait désormais la force d'une simple humaine.
Quand elle atteignit enfin la base du pic où se situait le sanctuaire, une vague de découragement lui pesa sur la conscience. La cime se perdait dans les nuages et elle ne découvrit aucun chemin qui aurait pu faciliter l'ascension. En dépit du siècle qu'elle avait passé à se battre, ce combat-ci lui sembla immédiatement insurmontable. Le sanctuaire avait été crée pour être accessible aux Séraphins, pas pour un humain, et ils n'y étaient pas les bienvenus.
Consciente de sa faiblesse autant qu'elle l'était de l'importance de sa quête, Caliel fit basculer son sac par dessus son épaule et le laissa chuter au sol, près de sa lance qu'elle venait d'y déposer. Elle installa progressivement les bases de son outillage d'escalade et se harnacha correctement, procéda à plusieurs vérifications pour finalement sangler son arme dans son dos et débuter son ascension.
A chaque mètre qu'elle gravissait, ses mains palpaient la prise qu'elle s'apprêtait à saisir, en vérifiait la solidité et elle ne montait qu'une fois sûre de ne pas chuter. Les premières dizaines de mètres lui semblèrent aisés. La dizaine suivante commença à tirer sur ses muscles déjà éprouvés par le voyage, et ce malgré la pause d'une demi-journée qu'elle avait faite avant d'amorcer l'escalade.
A mesure qu'elle progressait, la roche devint plus friable. Les aspérités dans le pic étaient de plus en plus rares et les pierres saillantes de plus en plus fragiles ou coupantes. Ses gants commençaient à souffrir de chaque pas vers le haut, et les semelles de ses bottes se dégradaient presque aussi rapidement. Malgré les cals sur ses doigts, elle sentit des cloques se former sur sa peau, traverser ses phalanges, ramollir la base de ses mains et consteller la plante de ses pieds.
Et sa volonté allait en décroissant à chaque regard qu'elle portait vers le ciel ou le sol. Déconcertée, elle écrasa son front contre un pan de roche lisse et s'affaissa sur la montagne. Même pour si peu, son corps réclamait une rétribution.
Après un bref instant de repos partiel, la jeune femme releva les yeux vers les cieux et vit le soleil près de disparaître derrière la ligne d'horizon et jugea qu'elle en avait assez fait pour ce premier jour d'escalade. Ses mains tremblaient et elle peina à décrocher les clous sécurisés qu'elle enfonça là où la roche lui semblait suffisamment solide.
Lentement et pleine de précautions, Caliel s'encorda et ferma les yeux quand elle dut se laisser basculer partiellement dans le vide pour éprouver la solidité du dispositif. Les cordes se tendirent sous son poids mais les clous ne bougèrent pas d'un pouce. Après une ultime inspiration, le Séraphin succomba dans un sommeil douloureux.
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Une détonation réveilla le Séraphin en sursaut et elle manqua de glisser de son maigre perchoir, retenue de peu par les cordages qu'elle avait disposé dans son dos avant. Une nouvelle vague de douleur lui fusilla les épaules tandis qu'elle tirait sur ses bras pour remonter sur la corniche où elle s'était installée.
Le Séraphin prit une brève inspiration, collée contre la paroi rocheuse, et laissa échapper un bref éclat de rire nerveux avant de verser quelques larmes. Cela faisait une éternité qu'elle montait et elle ne sentait presque plus aucun de ses muscles. Le froid des hauteurs s'était ajouté à la douleur et avait fini d'achever sa résistance. Elle ne pouvait plus voir le sol, et si le fait de traverser les nuages les plus bas l'avait d'abord réconfortée, le fait de n'avoir plus aucun repère commençait à nuire à sa santé mentale.
Une fois son pain et son fromage dévorés, et ses clous détachés et remis en sac, elle reprît l'ascension à travers les nappes blanchâtres des nuages. L'humidité ambiante lui avait fait développé un rhume qui ne cessait de s'aggraver et des quintes de toux régulière lui déchiraient les poumons et ralentissaient sa progression en la forçant à prendre davantage de précautions.
Elle s'estimait chanceuse de n'avoir essuyé que des orages lointains qui n'avaient pas impacté directement son rythme, mais sa volonté était anéantie et elle ne poursuivait sa progression que parcequ'une peur primaire de la mort lui dictait que le sommet ne pouvait être que plus proche que le sol.
Ses gants étaient dans un si mauvais état qu'elle avait préféré les jeter, et ses bottes ne tarderaient plus à suivre. Les cloques sur ses doigts s'étaient changées en écorchures, et la chair à vif de ses mains en était réduite à une pulpe sanguinolente et friable qui s'écharpait un peu plus à chaque fois qu'elle étreignait une nouvelle prise.
La peur. La haine. La colère. Des sentiments puissants qu'elle avait préféré éclipser tout au long de sa vie de Séraphin avaient chassé sa raison et lui donnait la force dont elle avait besoin pour poursuivre. Ils avaient chassé les lambeaux de sa conscience déjà meurtrie depuis sa chute de Ciel et avaient guidé sa vie jusqu'à cet instant. Elle avait eu peur de n'être plus qu'une simple humaine, d'avoir perdu les faveurs de sa mère et de Yéhadiel, peur de se demander pour quelle raison elle avait pu être déchue de son statut malgré sa foi.
Mais tandis qu'elle grimpait, et qu'une lumière faiblarde commençait à apparaître au dessus de sa tête, elle réalisa ce qui avait été la cause de sa perte. Elle avait cru tout perdre. Son apprenti était mort, la majorité des siens l'étaient probablement aussi, et les démons qui avaient conquis sa terre avaient remporté une victoire écrasante sur son peuple. Et c'était à Yéhadiel qu'elle en avait voulu. Elle l'avait haï pour cet abandon; pour avoir oublié de défendre ses enfants chéris, et pour l'avoir laissée survivre à ça.
Caliel grinça des dents avant de mettre un peu plus de force à l'ouvrage, fendant les nuages aussi vite qu'elle le pouvait malgré l'angle de sa progression et son état de santé déplorable. Elle était en colère contre Yéhadiel et contre sa mère, qui l'avait privée des présents qu'elle lui avait fait à sa naissance, et elle exigerait des réponses.
La lumière qui ne cessait de gagner en intensité finit par éclater la surface des nuages et l'aveugla si brutalement qu'elle faillit perdre pied et chuter. Les yeux grands ouverts et rougis par ce retour au jour, le Séraphin put enfin entrevoir la fin de son périple. A quelques dizaines de mètres au dessus d'elle, le terrain s'aplatissait et elle pouvait distinguer avec peine la coupole de la pièce même qui l'avait vue naître.
Des larmes coulèrent de ses yeux meurtris par l'excès de luminosité mais elle se refusa à les fermer tandis qu'elle parcourait les derniers mètres de son interminable ascension et posait enfin la main sur le plat de la cour d'atterrissage du sanctuaire.
Dans un dernier effort, Caliel se hissa sur la plateforme et parvint avec peine à se tenir sur ses deux jambes tandis qu'elle faisait quelques pas en détachant les courroies de son sac et du dispositif qui maintenait sa lance dans son dos, se refusant à laisser cette dernière trainer au sol.
A peine eut-elle prit son arme en main que ses jambes se dérobèrent sous son poids et qu'elle s'écroulait sur le dos, prise d'une interminable quinte de toux qui lui valut de cracher quelques gouttes de sang.
Ses lèvres étaient fissurées. Ses yeux étaient rouges, sa peau pâle comme la mort et couverte de terre et de poussière, à l'instar de ses cheveux qu'elle avait coupé à la nuque pour l'occasion. Elle ne sentait plus son corps. Ne pouvait plus bouger le moindre doigt. Bientôt, le souffle vint à lui manquer et ses poumons se bloquèrent, fermés. Des tâches noires dansèrent devant ses yeux, et une sensation d'apaisement qu'elle n'avait jamais éprouvée la déchargea de tout les maux qu'elle ressentait.
Plus la moindre sensation, plus de haine, plus de colère ni de peur; seulement le vide et le calme inhumain du sanctuaire qu'un soleil tombant illuminait d'une lueur surnaturelle.
Avec mollesse, elle se laissa défaillir.
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- J'avais pourtant tenté de te l'enseigner, fit remarquer le Séraphin en dardant un regard empreint d'une compassion dissimulée derrière un brin d'austérité sur son ancienne apprentie.
Tu es le Séraphin de l'espoir, Caliel, et tu t'es laissée dévorée par la haine. Le monde est en train d'être dévoré par un démon et tu as choisi d'abandonner ta foi et ton devoir. Silencieuse, Caliel observait le lointain depuis l'aire d'atterrissage, appuyée sur sa lance. Sa mère lui avait déjà parlé pendant de longues heures, et elle avait répondu à toute ses interrogations. La perte de ses aptitudes n'était due qu'à son propre repli sur elle même, et elle n'avait aucune raison de maudire les dieux pour son échec. Elle était la seule à blâmer, et en prendre conscience lui avait pris plusieurs mois durant lesquels Camaël l'avait soutenue en partageant ses entraînements et en lui dictant d'interminables leçons de morale.
Et pour la première fois depuis qu'il avait commencé à lui enseigner, elle l'avait écouté avec la plus grande attention, et elle avait compris la portée de ses devoirs autant que le but de son existence en tant que Séraphin. Elle n'était pas qu'une chasseresse, mais un avatar de lumière dans un monde en proie aux ténèbres, et Yéhadiel n'existait pas pour la protéger, mais elle pour défendre ses valeurs et vertus auprès de l'humanité.
Et Yéhadiel n'était pas un vecteur de peur. Ni de haine. Ni de colère.
- Je suis prête, annonça-t'elle en armant sa lance et en s'approchant du vide, bientôt rejoint par son maître. Elle prit une inspiration interminable et se figea en sentant les mains de l'autre Séraphin glisser sous ses bras. Elle ferma les yeux un moment et sentit ses pieds décoller du sol tandis qu'il la soulevait au dessus du vide.
Puis il lâcha prise. Un premier choc comprima la poitrine de la duchesse en devenir et elle bascula en avant, gardant les yeux clos en raffermissant la prise qu'elle exerçait sur sa lance qu'elle tenait droite devant elle, les bras repliés le long du corps. Le vent lui fouettait le visage et soulevait ses cheveux, faisant aussi claquer les pans de sa jupe de cuir sur ses cuisses.
L'armure que son professeur lui avait confié était d'un noir uni rehaussé par quelques lignes d'un jaune pâle qui correspondait aux couleurs de la Valériane, conformément à ce qu'elle avait demandé. La porter avait quelque chose de rassurant, mais la peur grandit dans son coeur tandis que la pression de l'air lui devenait douloureuse.
Yéhadiel ne connait pas la peur, se répéta-t'elle en se remémorant son interminable chute de Ciel et son douloureux atterrissage en Terre; la perte de ses pouvoirs et la déchéance dans laquelle elle s'était renfermée.
Yéhadiel ne connait pas le peur. Elle songea à son combat contre le démon qui l'avait poussée à cette chute, à la distance qu'ils avaient parcourus en volant au dessus de Ciel puis de l'Océan noir, au choc de leurs lames, à la mort de Saphriel qu'elle avait vu chuter pendant qu'elle le rejoignait.
Yéhadiel ne connait pas la peur. La douleur qui envahissait son visage glacé par le froid des hauteurs et la vitesse lui rappela les deux batailles de Misora, les ordres des Archanges, le sang des démons qui succombaient sous sa lance.
Yéhadiel ne connait pas la peur. Elle se retrouva confrontée à ses dernières chasses, puis aux premières, à ses longues années d'entraînement en compagnie de Camaël, de celles qu'elle avait prodigué à Saphriel, puis de nouveau ne bas du pic.
Face à la hauteur de l'imposant édifice naturel, elle n'avait ressenti aucune peur.
Je ne connais pas la peur. Elle ferma les yeux un bref instant, et une lueur argentée lui traversa les iris, gagnant bientôt ses pupilles et le reste des yeux; puis la lumière se répandit à travers ses cheveux qui s'étendirent comme de longs fils d'argent, transportés par un vent qui ne cessait de gagner en puissance.
Une explosion de lumière la propulsa encore plus en avant quand ses ailes jaillirent de son dos, d'abord pareilles à des lames lisses faites du plus pur des argents, puis du plus pur des blanc quand elles achevèrent de prendre forme.
Des étincelles d'une lumière dont la consistance était proche du feu suivirent sa course sur plusieurs dizaines de mètres, et elle ajusta progressivement l'angle de ses ailes recouvrées pour ralentir en douceur sa chute.
Le sol n'était plus très loin et elle cambra le dos en maintenant le reste de son corps droit et raide, décrivant une courbe élégante tandis qu'elle reprenait de la hauteur et se figeait en l'air, battant de l'aile pour se maintenir en hauteur. Caliel jeta un dernier regard vers le sanctuaire, puis elle bascula en avant et reprît sa route vers Blancval. Elle avait promis.