Elle se réveillait doucement, comme tous les matins depuis quatorze années, au bourdonnement sourd de la cloche cuivrée du beffroi austère en face duquel elle vivait. Il sonnait automatiquement deux coups lourds à huit heures, un à midi, un à seize heure et deux à vingt. Hors de ces horaires, de petits carillons de bronze tintaient toutes les heures. Elle pouvait l'apercevoir par tous temps, même lorsque le brouillard s'engouffrait entre les pales de la bouche gigantesque de la ville de verre, pour cause : seule une dizaine de mètres séparait la structure de la vitre de mosaïque jaunie par le temps lui servant de fenêtre et d'unique puits de jour. Sous cette balafre dans le mur de pierre moussue se tenait sa table de chevet en bois, tendant plus vers le buffet de chambre que la simple table, cette dernière possédant quatre pieds et un compartiment ou elle rangerait ses vêtements en prévision du lendemain ; souvent une salopette de lin rouge cramoisi et une chemise verte et blanche carrelée sans manches. Elle possédait cependant plusieurs jeux de tenues et, sa morphologie n'évoluant pas, elle pouvait les porter jusqu'à leur extrême usure.
Sortant de sous ses draps donc, se tenant debout quelques minutes devant la fenêtre percée par les rayons de soleil matinaux de début d'été, s'étirant et scrutant le même horizon quotidien comme pour quitter son apathie grâce à des images familières, elle marchait jusqu'à la porte de son étroite chambre de quelques mètres carrés tout en observant religieusement l'ombre de son corps ramper sur le sol, plonger dans le mur, puis arriver à sa hauteur. Elle déverrouille la porte puis l'ouvre, en passe le seuil ( Son maître lui ayant inculqué la pudeur, il à donc insisté à ce qu'elle puisse vivre dans une pièce verrouillée, à l'écart du monde extérieur. De plus, ce sentiment de tranquillité permet selon lui une plus grande concentration dans son travail. Cependant elle ne ferme cette porte à clef qu'à son coucher puisqu'il le lui demande et ses rideaux ne sont jamais tirés sur le vitrail situé sur le mur opposé à la porte. Son maître possède lui aussi un double de sa clef ainsi qu'un moule permettant sa reproduction, notre héroïne distraite égarant souvent la sienne. ) puis marche jusqu'à la salle de bains. Un bac en fonte sert, à la manière d'un bain marie, à chauffer une baignoire de porcelaine de petite taille qui peut être utilisée pour la toilette comme pour simplement recueillir de l'eau, étant la seule source d'irrigation de la modeste maison. C'est ainsi qu'elle se lave, se prépare et attend son maître, d'ordinaire, celui-ci s'absentant tous les jours de sept à neuf heures du matin pour acheter le déjeuner, un repas et d'éventuelles fournitures nécessaires à ses études. Il garde alors la porte principale fermée jusqu'à son retour, s'assurant alors qu'elle reste en sécurité et n'ira pas s'aventurer sans lui dans les rues d'Alandïr. Mais aujourd’hui, elle pourra sortir admirer seule la cité des progrès, puisque aujourd'hui, c'est elle qui garde les clefs de la grande porte.
En quatorze ans, ce fût la première fois qu'elle se retrouva seule, livrée à elle-même. Il lui avait certes laissé de quoi subsister largement. De plus, l'Etat dirigeant de la ville ayant ordonné la mission de Flamel avait promis de lui servir d’œil, et d'aider la jeune fille si elle se trouvait dans le besoin. A cet âge la, beaucoup d'enfants sont capables de survivre en pleine nature, même si ils ne sont pas capables de se guérir de toutes les infections comme elle. Mais elle n'a jamais appris à agir en tant qu'humaine, elle est dépourvue des instincts de la vie, dont son premier ordre : "Tu ne mourras point." , ne signifie, tout comme la mort, que peu de choses pour elle. "Tu devras tenir un mois, tout au plus. Je serai bientôt de retour." lui disait-il. Il avait été mobilisé par les hautes instances des scientifiques d'Alandïr pour pratiquer dans la forêt de Drayame des recherches sur l'écosystème et le savoir local avec des technologies qu'il était le seul à maîtriser. En effet, il mentionnait une vie antérieure à celle dans la cité. Mais comment ceci était-ce concevable pour la jeune fille ? Jamais elle n'avait mis les pieds hors du dôme de verre, et jamais son regard n'avait dépassé les hautes montagnes qui l'étouffaient. Elle savait que sur les cartes, à l'ouest de sa ville s'étendait le continent de Terre, la grande Sent'Sura, au nord le continent de Feu, par delà Terre le monde d'Eau et encore plus loin Glace, mais son esprit ne pouvait se le visualiser la chose. Demandez lui ce qui se passe si on traverse les montagnes, elle vous répondra que vous tomberez dans le vide, ainsi était faite son imagination du monde de Terra.

Quelques fois revenait cette même question lors de leurs discussions :
- "Dites, si vous n'êtes pas originaire de la ville sur laquelle nous vivons tous, d'où venez vous ? Des Limbes de Nayris dont vous m'avez déjà parlé ?!" , lui demandait-elle alors de quelque manière, en toute fausse naïveté.
- "Hum... Tu n'est pas sans savoir que j'ai tout oublié avant mon arrivée ici, je me trompe ?"
Quand l'homme parlait il était calme, toujours posé. Ses phrases étaient pensées et calculées pour répondre pleinement à la question qui lui était adressée, tandis qu'il avait la manie de jouer avec sa plume en toute discussion.
- "C'est bien vrai, mais vous avez toujours des souvenirs, aussi flous soient-ils, du monde extérieur, non ?"
- "Evidemment, la nature et ses prodiges ne sont pas de ces choses qui ne font que traverser briévement l'esprit de l'homme attentif."
- "Est-elle aussi belle que celle représentée dans les enluminures et les livres, avec ses couleurs vives et ses belles formes ?"
- "Crois moi, les artistes pourraient pleinement retransmettre sa grâce, ils n'auraient pas besoin d'enjoliver ainsi la réalité avec leurs couleurs vives."
- "Oh... J'espère vraiment pouvoir la trouver, un jour, si elle est si proche !"
- "Je te promets qu'un jour tu pourras la voir de tes propres yeux."
- "Ca serait génial... Merci !
Généralement la discussion se concluait de la sorte, et elle reprenait ses dessins d'animaux et de fleurs dans des paysages fantastiques à partir de ce qu'elle apprenait dans les livres d'herbologie et d'étude animale. Cependant un soir, un détail attira son attention dans les dires de son maître :
- "... Mais si vous en savez autant sur le dehors, et que vous ne m'avez jamais quitté depuis que vous vous occupez de moi, c'est forcément que vous y étiez avant ! Et que vous y étiez il y a moins de quatorze ans, lorsque l'amnésie vous a frappé ! Ou vous vous rappellez de certains moments de votre vie d'avant !"
Un bref silence emplit la salle, il ne s'attendait pas à ce qu'elle lui fasse remarquer ce détail. N'ayant pas préparé de réponse et n'ayant pas beaucoup à perdre à lui dire la vérité, c'est ce à quoi il se résolut alors.
- "... Vois-tu, je... Je n'étais pas encore ici lorsque je me suis réveillé sur le premier jour dont je me souviens, mais bien loin vers l'ouest. Dans la fôret de Drayame."
- "Mais vous ne m'en aviez jamais parlé ! Vous évitiez toujours le sujet, pourquoi donc ne me le dire que maintenant ?"
- "J'ai mes propres raisons vois-tu, mais je vais déjà me contenter de poursuivre mon histoire en remontant jusqu'en l'an 93, l'année de mon réveil, il y a dix-sept ans. J'étais en êtat semi-léthargique, l'air me pesait, j'étais assis dos contre un des arbres de la luxuriante forêt que tu connais bien. Plus que l'air, l'âge me faisait m'affaisser sous la faim, la soif et la fatigue. Qui sait combien d'infections ignobles peut-on contracter en gisant inerte et non protégé sur le sol même de cette voûte au plancher moussu ? Je ne réalisais pas bien ce qui se passait autour de moi, sans doute par-ce qu'il ne se passait rien. Je m'évanouis de nouveau sans avoir le temps de me déplacer si de scruter les alentours pour me réveiller quelques temps plus tard, dans un lieu plus accueillant, la maison d'un elfe. On a beau leur reprocher cette prétendue fierté qui leur serait caractéristique, ces êtres sylvestres sont généreux et loin d'être introvertis tel qu'on l'entend dire. L'un d'eux m'aura cédé sa place dans sa propre chaumière et on aura pris soin de ma santé comme si j'eus été l'un des leurs. Pourtant, que voyait-on en moi ? Un homme ayant dépassé sa cinquantaine, n'ayant jamais su se battre et ne pouvant sûrement jamais participer au travail manuel, comateux sur le seuil d'un arbre. Rien de plus. La guerre contre les partisans d'Aile Ténébreuse n'avait certes pas encore débuté, mais des rixes ponctuelles entre les factions disséminées de-ci de-là faisaient que sauver un inconnu pouvait être tantôt une aide précieuse, tantôt une terrible erreur."
- "Comment ? Mais en quoi receuillir quelqu'un pouvait devenir aussi néfaste pour un clan ?"
- "Que crois-tu ? Le polymorphisme, par exemple, n'est pas un talent que j'ai inventé pour célébrer ta naissance ! Et encore, les espions et les assassins n'ont pas forcément besoin de ce don pour accomplir leur tâche, certaines familles prennent d'ailleurs la décision simple et expéditive d'éxécuter toute personne aux origines douteuses, sans leur accorder le moindre bénéfice du doute."
- "Mais... Mais c'est horriblement cruel !" , répondit alors la jeune fille, choquée par ce qu'elle venait d'apprendre sur ce qui aurait pu être le destin de son père.
- "C'est vrai, mais tu sais que la vie est cruelle et sans pitié pour l'homme démuni. Privé de passé mais conservant quelques connaissances qui n'atteignaient même pas l'esprit de mes hôtes de part leur étrange complexité, je savais que je possédais de quoi rendre ce qu'ils m'avaient gracieusement offert. Je concevais les plans infernaux de machines furieuses ; parfois pratiques, parfois pas, parfois incroyablement complexes si bien que certaines devinrent même indispensables une fois mises en service ! Vois-tu, à partir d'une feuille et d'un crayon, sans aucun instrument ni livre expliquant mes gestes je parvenais instinctivement à créer le plan d'un dispositif permettant grâce à la pression de l'eau sa distrubution de paillotte en paillotte, en haut de nos arbres !"
- "... Pardonnez moi si je ne parviens pas à trouver le génie dans le simple fait de créer des canalisations, nous en avons depuis des décénnies ici, dans notre ville." , lança-t-elle blasée, avec autant de scepticisme qu'elle puisse en donner.
- "Ah...! Je sais bien ! Mais nous n'avions rien pour nous aiguiler sur place ! J'ai même fait fabriquer une horloge dans un roc et tiens-toi bien, elle sonnait toutes les heures !... Certes, ce bruit êtait dû au fer à repasser qu'un plaisantin avait attaché depuis l'intérieur à l'aiguille la plus longue et qui venait frapper les parois dans un vacarme assourdissant à chaque heure de la journée, mais des idées émmergèrent de cette farce et j'en ai créé une nouvelle, plus ponctuelle et harmonieuse !"
- "... Ouais, j'en ai une comme ça devant ma chambre, en mieux je suis sû... Et qu'a-on donc fait de la première que vous avez construite ?"
- "... Hum, tu touches un sujet épineux, j'aimais beaucoup cette horloge, j'y avais mis tout mon coeur mais elle était beaucoup trop bruyante et... Aaah ! C'est de la faute à ce sale gosse, j'en suis sûr !! J'avais particulièrement réussi ma petite signature sur celle-là, elle faisait ma fièreté !"
- "Mais quelle est l'utilité de signer votre oeuvre si vous êtes la seule personne dans un périmétre de plusieurs jours à cheval capable de créer une telle chose ? Le plagiat n'était à mon avis pas ce qui pouvait vous menaçer le plus !"
- "... Tu sais, depuis toujours nous nous posons des questions sur les réfléxes naturels que nous avons acquis de l'expérience de nos ancêtres, et..."
Mercury se pressa alors de l'interrompre, savant qu'elle risquait d'en avoir pour des heures.
- "Ha, je veux dire, il y a bien une raison qui vous concerne directement, plus directement qu'en passant par une dissertation de tous les comptes et récits de Terra par exemple ?"
- "Hé bien non ! Tu ne veux pas de mes explications ? Voilà, je l'ignore, c'est un réflêxe bête et injustifié auquel j'obéis sans jamais manquer, aussi futile soit-il ! C'est d'ailleurs sûrement pour l'amour que j'éprouve envers mes créations que je m'obstine à encore aujourd'hui marquer toutes mes créations de mon sceau."
- "Oh, vous pourrez me le dessiner alors, que je me fasse une idée ?"
Il avala une gorgée de la crême de chataîgne de son verre avant de répondre à sa question, ne faisant que renforcer l'impatience et la curiosité qui se lisait déjà sur le visage de la jeune fille.
- "Je te l'ai déjà dessiné, à peu de choses. C'est juste que tu ne peux pas le voir. Enfin, ne nous éternisons pas sur la conversation !"
Elle remarquait bien qu'il ne désirait pas donner plus de détails, et elle savait malheureusement qu'elle n'arriverait jamais à venir à bout de la fermeté de son père.
- "Les elfes et moi-même cohabitâmes ainsi presque un an durant, puis je reçus une missive de ce qui sevait déjà d'Impératrice à la ville de roc d'Alandïr : ayant eu vent de ma présence, elle me somma de venir lui rendre visite en sa ville, désireuse de grossir ses rangs d'un scientifique de plus, mais pas n'importe lequel, un génie ayant fait ami-ami avec les autochtones de Drayame ! Je m’exécuta en lui offrant des fragments de mon histoire et de mon savoir, ainsi bien sûr, je lui fis part de mes projets. Elle proposa alors de me fournir une place en un laboratoire alchimique, un poste non occupé depuis longtemps, tout le monde faisant prévaloir la mécanique et la physique à cette science trop complexe. J'ai immédiatement accepté, une telle chance ne se représenterait jamais pour un homme de mon âge, moi même ne voyant pas bien en quoi j'aurai pû les aider il ne fallait pas que je laisse passer l'occasion. Ainsi contre toute attente, je crois bien que mon statut d'étranger m'ouvrit les portes de la ville des sciences d'Alandïr."
Deux coups de cloche vibrent à l'extérieur, il est l'heure pour la jeune fille d'aller, à contrecoeur, se coucher. Elle aurait certainement voulu poser d'autres questions, mais les régles de vie sont ce qu'elles sont. Elle sembla remarquer que le vieil homme, lui, semblait en revanche attendre ces coups de cloche depuis des heures.

Mais à compter de ce jour-là, elle ne pourrait pas poser de question à son maître pour un mois. Heureusement, elle savait se débrouiller et se battre, même si le climat et les règles de la ville se prêtait peu aux escarmouches, mais elle appréhendait quand-même ce moment ou elle devrait se gérer seule. Peut-être s'inquiétait-elle pour son maître, d'un âge très avancé qu'il n'aurait su atteindre sans la pointe de la magie médicale de Terra Mystica.
Beaucoup semblaient apprécier Flamel ; il avait souvent été d'une aide précieuse aux apothicaires locaux, en particulier grâce à ce qu'il avait pu apprendre en étudiant la faune et la flore de Drayame, chose que les scientifiques d'Alandïr ne prendraient jamais la peine de faire sans une bonne raison. Il étudiait beaucoup la magie depuis son retour de Drayame, avant la naissance de Mercury, même si il avait si peu de talent qu'il était incapable de la pratiquer. En contrepartie, il en savait beaucoup sur son fonctionnement et ses effets. Couplée à son alchimie, c'est cette magie qui, selon lui, pourrait créer une pierre philosophale, et les scientifiques de la cité des progrès l'espéraient beaucoup. Il leur avait expliqué ses pouvoirs selon sa philosophie et aucun doute ne se manifesta dans l'esprit des créanciers lorsqu'il fallut lui céder des fonds pour sa recherche. La réputation des verreries d'Alandïr n'étant plus à faire, il pût utiliser un matériel de qualité en quantité sur le modèle de ceux dont il imaginait avoir besoin.
Il passerait un mois dans la forêt de Drayame, qu'il n'avait pas parcourues depuis bientôt vingt ans. Le trajet aller durerait dix jours, le retour autant, peut-être un peu plus, et il serait accompagné de douze chevaux, trois servant à transporter outils, vivres et échantillonnages, huit portant autant de gardes ou de scientifiques et un lui servant de propre monture. Ces gardes n'étaient pas seulement là pour protéger le vieillard, oh non, ils servaient surtout à prévenir une éventuelle désertion. Il connaissait beaucoup, beaucoup trop de choses sur la technologie, notamment les plans de systèmes d'irrigation, d'éclairage et de communication, d'Alandïr. Les chefs d'Etat redoutaient que cette technologie ne suinte des épais murs de verre du dôme de la ville pour se répandre sur les autres contrées, qu'ils considéraient concurrentes à leur cité des prodiges. De plus, ils avaient placé en lui l'espoir d'avancées majeures, ils espéraient de quoi devancer définitivement toutes les autres sociétés pensantes de Terra Mystica. Derrière lui, il n'aurait laissé que sa fille, bien trop jeune et peu savante pour prendre sa succession.
Mais pour rien au monde il ne pourrait l'abandonner. Elle était née de son esprit, de son âme et de son coeur, elle était le fruit de tant d'efforts et de tant de travail... Pourquoi devrait-il se débarasser d'elle ? Pour quoi pourrait-il faire une telle chose une seconde fois ?
Le mois se passa bien pour elle. Elle découvrit une forme de liberté ; pour une fois, arpenter les rues d'Alandïr seule, en toute indépendance, approcher les limites de la grande pyramide de verre, observer le mouvement si rapide des gigantesques pales du dôme qui un jour, peut-être, l'autoriseraient à passer et à découvrir l'extérieur en compagnie de nouvelles personnes. Car le peuple était, hélas, beaucoup trop introverti à son égard pour lui donner l'occasion de se lier d'amitié avec qui que ce soit, ce qui ne faisait que la rendre encore plus désireuse de visiter le monde qui entourait sa bulle sécuritaire et monotone ; qu'elle se rassure, ce jour-là ne tarderait pas à arriver. Mais à quel prix ?
Au retour de Flamel, il la mit au courant de ce que son voyage lui avait appris : ils tentaient de trouver dans les souvenirs de cultures elfiques les plus anciennes les traces d'une alchimie perdue. L'expédition fût apparemment peu fructueuse puisqu'en effet, la seule science notable qu'ils purent trouver là-bas était celle que l'homme leur avait partagé, deux décennies plus tôt. Ils ont donc compensé ce manque par une large sélection d'espèces végétales trop peu connues de la ville de roche. Le trajet s'est déroulé sans encombre, les elfes ne se sont pas montrés trop hostiles à leur requête lorsque Flamel la présenta en personne, avec la promesse d'une utilisation sage de leurs connaissances : ils demeuraient suspicieux même si, au final, cet échange ne fût visiblement d'aucune utilité. Revenus sur Alandïr, l'Impératrice lui imposa alors de donner des cours plus fréquents sur ce qu'il découvrait récemment ou savait déjà à son armée de scientifiques, qui formaient depuis son pupitre dans leur amphithéâtre de roc une masse hideuse de créatures avides de savoir, affamées de sa mémoire. Son âge très avancé lui permettait de se faire dispenser régulièrement de certains cours, même lorsqu'il n'avait pas physiquement besoin de repos : il ne voulait pas en apprendre plus aux initiateurs des progrès de la ville qu'à sa propre fille. Il avait jusqu'à aujourd'hui pu convaincre les curieux que Mercury n'avait rien de plus qu'un humain normal, seule sa naissance dont il est responsable serait le fruit d'un événement surnaturel, ils ne devaient pas en savoir plus. Le simple fait que l'on apprenne qu'elle possède des propriétés de polymorphe serait une raison suffisante pour que l'on puisse la retirer de la garde du vieil homme pour la placer entre les mains des cruels chercheurs ayant autrefois si bien accepté ce dernier parmi eux. C'est pour cela qu'il tenait autant à ce qu'elle ne sorte seule sous aucun prétexte de chez eux, et la surveiller de plus près pour son étude était aussi sûrement un des buts de la garde chargée de conserver un œil sur elle pendant le voyage de son maître.
Bien sûr, l'épier n'était pas la raison principale qui voulait que l'on aie envoyé notre ami loin de sa fille, cette expédition à Drayame n'était pas intentionnellement une perte de temps. Ce n'en était qu'un profit collatéral, une chance pour l'Impératrice de faire sienne la jeune créature : elle aurait pu commander le maquillage du meurtre de Flamel en accident sur le chemin jusqu'à la forêt, mais elle n'en fît rien. Tuer le vieil homme relevait de ses pouvoirs, mais elle laissa passer cette occasion de récupérer légitimement aux yeux d'une quelconque loi les biens et la descendance de l'alchimiste. Elle avait en effet toujours besoin de sa coopération, et lui l'avait bien compris, mais il oubliait quelque-chose : le fait qu'ils aient qualifié d'obsolète la science que le petit groupe d'elfes avait tiré de lui ne faisait que rajouter des raisons de vouloir le silence de l'homme, une fois qu'il n'aurait plus rien à dire. Mais il avait compris qu'il ne pourrait pas étaler ce qu'ils ignoraient encore ne concernant pas Mercury dans ses leçons éternellement et, alors, ils décideraient de laisser périr l'humain et d'examiner enfin en paix la polymorphe. Ce qui, en seize ans, aurait pu passer pour un échange de bons procédés se révèle en réalité être un long conflit d’intérêt, une guerre froide entre un hôte sournois et un invité protecteur de ce qu'il a appris aujourd'hui à considérer comme sa famille.

Spoiler:

Son maître étant de moins en moins présent avec elle, elle était bien forcée d'occuper ses journées comme elle le peut dans l'étroite maison qui ne répondrait jamais à ses questions. Elle crochetait donc les armoires qui contenaient ses divers bouquins pour les feuilleter en secret, ils étaient si nombreux qu'elle aurait pu tenir des années rien qu'à les lire, si leur contenu ne se résumait pas à des sciences et des mécaniques qu'elle connaissait déjà sur le bout des doigts.
Ainsi elle était parvenue à contrôler la magie de glace pour maintenir le froid à la température idéale de solidification du mercure. Elle se mettait à travailler la chimie, la biologie humaine, moins humaine... Ils se posaient des questions lorsqu'ils en avaient le temps, et cherchaient des réponses par eux-mêmes. Il leur arrive de rire, parfois sans raison, sinon que de rire. Aussi depuis peu, un chat vient leur rendre régulièrement visite avant le coucher du soleil : noir et blanc, bien nourri ( Grâce à Mercury, en partie. ) et d'une demi-décennie d'âge tout au plus. Sauvage, cette femelle s'est rapidement attachée à eux et il lui arrive même parfois en journée, en l'absence du professeur, de venir la voir dans l'espoir de se voir récompenser de son détour par quelques friandises. Elle la fait alors rentrer par l'étroite fenêtre du rez de chaussée et lui offre quelques morceaux de fromage dont elle raffole puis elle reste ainsi, une heure ou deux. Et lorsqu'elle sent le moment du retour du professeur, elle se lève précipitamment, se rue sur la fenêtre et disparaît. Elle attend alors qu'il rentre pour miauler devant la porte, lui évitant ainsi des réprimandes pour avoir laissé ouverte la maison pour lui permettre de rentrer. Il est d'ailleurs surprenant qu'un tel animal ait pu survivre dans une ville aussi froide et peu accueillante si longtemps sans nulle part où aller. Elle sortait chaque jour au crépuscule pour ne réapparaître que le lendemain, et jamais ils ne l'apercevaient hors de chez eux. Peut-être voulait-elle s'échapper de la ville ? C'est compréhensible, personne de censé ne peut vouloir faire sa vie dans de telles conditions.
Le jour de ses quinze ans approchaient bientôt : dans cinq jours, ils célébreraient une année de plus au compteur de la durée de sa vie qui devrait ne jamais cesser de croître. La jeune fille s'ennuie dans cette vie aux journées d'éternel reccomencement, à évoluer chaque jour dans le même décor avec les mêmes personnes. Jamais elle ne tiendrait une éternité, mais elle se disait que sans doute elle savoure moins la vie que les mortels par-ce que la sienne n'a pas d'échéance ? Et puis après tout, elle même ne pouvait-elle pas être mortelle en réalité ? Elle est pourtant encore loin d'atteindre l'espérance de vie humaine, son maître a presque cinq fois son âge, et il se porte très bien. Les mortels envient les éternels, et vice versa. Et même en inversant leurs conditions, elle se persuade qu'ils n'y trouveraient pas leur compte et se plaindraient encore. Est-il seulement possible d'épuiser toutes les possibilités d'expériences que nous offre une vie de dix ou cent millénaires ? De tout essayer avant l'expiration de notre ultimatum ? Sûrement pas, mais elle doute que sa motivation soit aussi éternelle que son corps. Sachant qu'elle est une cible hors de portée du temps, elle ne prendra jamais soin de sa propre vie, des instants devant elle. Il frappe cependant les personnes qui l'entourent et, au final, elle ressentira dans un jour lointain la pleine douleur que le fardeau de l'immortalité représente. Les mois sont pareils à des années qui défilent et se ressemblent, elle trouve le temps long dans la cité. Trop long.
Mais pour l'instant, elle conserve bien cette raison de vivre : voir l'extérieur de la ville, enfin. Peut-être le chat viendrait-il aussi avec elle ? Cet animal d'une nonchalance presque insolente la fascine. Il erre sans but, sinon se promener et survivre. C'est aussi simple que cela pour lui.

Spoiler:

Le jour de son anniversaire, Flamel demanda une dispense de cours qui fût acceptée en plus du droit pour lui et sa fille d'être escortés aux alentours proches de l'extérieur de la ville pendant une demie heure, bien sûr sous étroite surveillance. C'était ce qui aurait pu lui faire le plus plaisir : voir enfin la nature autrement qu'au travers d'une vitre et admirer directement de ses yeux le ciel azur s'étalant sur les imposants massifs montagneux. Tandis qu'elle foulait joyeusement de ses pieds nus les parcelles de roche moussue, personne ne semblait prêter attention à sa présence, pas même son maître. Lui et un homme d'âge moyen discutaient, à quelques mètres des gardes, et portaient tous deux une expression morose à la face : elle était visiblement la seule à profiter de ce moment. Rapidement, elle dût rentrer pour s'abriter d'une légère averse. Toute réticente qu'elle était, elle s’exécuta tout de même et passa par la petite porte séparant l'extérieur et l'intérieur de l'hermétique cloche de verre. Ils furent déposés devant leur maison. Mercury monta sans un mot, posa sa tête sur l'encadrement de sa fenêtre et fixait en silence un point lointain au travers de la lumière du clocher. Rajoutant de la mélancolie à sa somnolence, l'écho des impacts de la fine pluie sur la pyramide résonnant dans toute la ville berçait la jeune fille, sûrement vers des rêves plus doux en des terres plus lointaines.
Le soir même au moment du repas, tandis qu'un silence de plomb s'était anormalement installé depuis près de dix minutes, elle osa commencer à questionner son père sur les événements de la journée. Elle se demandait surtout qui était cette personne avec qui elle l'avait vu dialoguer si activement et passionément : c'était Jasper, un collégue du professeur avec qui il semblait avoir quelques affinités. Il lui dit alors qu'ils discutaient de thèses diverses, de découvertes fabuleuses...
- "Et si vous me le permettez je n'y crois pas une seconde."
- "Jasper est un nom comme un autre, difficile à porter mais il existe au même titre que Mickaël ou Lucian !"
- "Je ne parle pas de ça, je parle de votre sujet de conversation. Vous n'aviez pas une tête à parler d'avancées prometteuses et de progrès technologiques."
- "Pourtant c'est bien la vérité. De quoi aurions-nous pu discuter sinon ?"
- "D'une de ces choses que vous me cachez, une de plus. Et vous aviez plus l'air de débattre que de simplement discuter, en toute franchise."
- "... Si seulement j'avais pu te faire un peu moins curieuse et perspicace... Enfin, tu es bien ma fille pour quelque-chose j'imagine. Nous parlions de la synthétisation humaine, qui est aujourd'hui le sujet de toutes les préoccupations dans nos laboratoires."
- "Vous voulez dire... Vous voulez faire de nouveaux homoncules ? Comme moi ?"
- "Pas exactement, ils veulent que je crée des reproductions exactes d'une personne, un peu à la manière dont tu changes d'apparence."
- "Et ça s'annonce bien ? Comment ça marche ?"
- "La progression a tendance à stagner... Nous savons juste qu'il existe partout dans notre corps une grande quantité de petites... Entités qui contiennent l'essence de la personne : elles indiqueraient chacune de quoi est composé l'individu et comment ses composants s'organisent ! Ainsi à partir d'une seule de ces capsules, on pourrait recomposer cette personne à l'identique !"
- "Même ses souvenirs seraient transmis ?" , se demanda-elle alors.
- "Nous en doutons, les polymorphes comme toi n'héritent pas de la mémoire de la personne dont ils empruntent le corps. Pourquoi te demandais-tu ça, tu as une idée ?"
- "Je pensais... Peut-être que vous êtes un homoncule crée ici puis chassé de la cité, et votre original serait resté ici tandis que vous vous réveilliez à Drayame !"
Une moue de dégoût se traçait sur le visage de l'homme.
- "C'est impossible voyons, ils ne savent vraiment rien du clonage pour l'instant, et ils ont l'air d'en attendre beaucoup de moi. Et puis jamais ils ne m'auraient accueilli ici une seconde fois sinon, réfléchis." , semblait-il se convaincre en s'auto satisfaisant de ses propres explications. Explications qui ne n'ôtèrent pas du tout le doute de l'esprit de Mercury :
- "Mais comment vous ont ils confié autant de moyens et accordé tant d'espoir avant ma naissance ? Vous n'aviez rien montré de talentueux en vous, vous contrôliez à peine les technologies qu'ils savaient déjà maîtriser ! Quelle aurait été l'utilité de prendre le risque d'inviter un inconnu et de couvrir les frais de ses recherches qui n'avaient aucune présemption à être décisives ?
Elle avait visé juste : il n'avait jamais considéré les faits sous cet angle. Lui-même étant tellement confiant en ses capacités, il ne se serait jamais posé la question.
- "J'imagine que... J'étais un scientifique prometteur ?"
- "Je crois que je commence à comprendre d'où vous teniez tout ce savoir que vous avez partagé aux elfes... Il ne venait pas d'une lointaine contrée ou d'un village disparu, il vient d'ici, il vient de la Cité des Prodiges !"
Sa déclaration frappa le vieillard, mais il ne voulait pas être persuadé aussi facilement.
- "Mais ça n'a aucun sens voyons ! Pourquoi serait-on revenu me chercher à Drayame ? Si ils voulaient protéger leur savoir, ils m'auraient déjà tué depuis longtemps !"
- "Je l'ignore... Peut-être... Vous saviez quelque-chose qu'ils ne savaient pas ?"
- "Impossible, ce sont les meilleurs de tout Terra, rien ne leur échappe." , répondit-il catégoriquement.
- "... Si, évidemment... Pourquoi fait-on des recherches sur la synthétisation de clones maintenant ?"
- "Eh bien, ça sera une méthode fort efficace pour créer des homoncules ma foi, lorsqu'elle sera au point."
- "Et vous n'avez jamais réussi à en fabriquer un seul ?"
- "Pas un seul hélas, à mon grand dam. Attends un instant... Si, bien sûr que si, toi ! Tu n'es juste pas le même genre d'homoncule, tu as pour seule base un métal sans âme puis t'es greffée d'attributs humains."
- "C'est quand même assez... Direct... Et comment quelqu'un d'aussi peu savant que vous a pu réaliser un tel prodige après seulement un an de recherche ici ?"
- "C'est tout aussi direct tu sais ! J'ai été promu grâce à mes larges connaissances de l'alchimie, eux-mêmes étaient impressionnés vois-tu, c'est ma fièreté personelle."
- "Moi je suis certaine que vous avez été attiré ici pour poursuivre vos recherches mais aussi pour endiguer la vague de connaissance que vous tendiez à répandre au dehors. Je vous en prie, vous travailliez ici il y a vingt ans sans l'ombre d'un doute, mais nous devons en trouver la preuve, avec les raisons de votre premier départ ! Alors essayez de vous souvenir !"
- "C'est de la folie, tu en es aussi consciente que moi. Mais le fait que je ne me souvienne de rien ne me permet pas d'écarter complétement cette possibilité. Quant à toi, fuis simplement ce lieu, et pars trouver la vérité ailleurs par toi-même. Mon corps n'est pas éternel et mon esprit flétrit lui aussi de jour en jour, c'est ta chance et je peux t'aider à la saisir, tu n'as qu'à suivre les instructions que je te donnerai le jour venu. Et qui sait, peut-être qu'entre temps j'aurai eu le temps de trouver cette vérité pour te la transmettre.

Une dizaine de mois plus tard, en Nelnurr, un soir d'été, Flamel prit son temps pour parler du sujet à Mercury : le climat de la ville devenait extrêmement hostile et menaçant vis-à-vis de cette dernière. Lors d'une conférence de scientifiques, il était question qu'au lieu de tenter de créer un nouvel homoncule ils utiliseraient la jeune fille de gré ou de force, au nom du progrès scientifique et du bien du peuple. Pour l'instant peu adhérent à cette idée, mais de plus en plus de gens s'y rallient et on craint que d'ici quelques semaines la majorité soit favorable à cette opération. Les mesures de quarantaine n'étant pas encore prises, il était encore temps de fuir, malheureusement au savoir de la jeune fille sans son mentor. Elle redoutait la solitude, même si elle avait appris à la connaître. Ce qu'elle devait craindre, c'était de devoir être totalement indépendante. A l'aube de ses seize ans, elle allait avoir du mal à vivre seule hors de la ville, à plusieurs jours de marche de toute autre civilisation cachée en monts et vallées. Il lui faut avoir foi en elle, mais avant tout, il faut franchir cette muraille de vitre.
Les opérations suivaient un modèle simple : Flamel pourrait abuser du peu de confiance que l'on lui accorde pour détériorer et ainsi faire ralentir le système de pales d'aération de la ville quelques instants. Ce laps de temps devrait permettre à sa fille ayant revêtu une autre apparence de passer l'ouverture et d'ainsi se retrouver enfin libre. Il fallait encore trouver le moyen de faire croire à la mort de cette personne à l'inconscience flagrante afin de retarder le moment ou l'on apprendra qu'elle a disparu et que l'on la cherche aux alentours. Le plan était prévu pour le premier de Dennarès : elle était chargée de préparer des vivres, des vêtements, de la fausse monnaie de l'extérieur fabriquée par son maître, du matériel d'alchimie, de quoi se défendre et d'emporter certains des manuscrits les plus importants de la collection de l'homme. Lui devait simplement détruire toutes les traces de son savoir par le feu la veille du grand jour.

Le jour arriva. Elle s'éveilla doucement, comme tous les matins depuis seize années, au bourdonnement sourd de la cloche cuivrée du beffroi austère en face duquel elle vivait. Son maître était déjà parti, leur dernière discussion de la veille concernait toutes sortes de choses, toutes non scientifiques, reposant les oreilles érudites de nos deux amis pour leur dernier échange. Elle avait la responsabilité de vérifier que toutes les informations ordonnées à la destruction l'avaient étés durant la nuit. Elle se lève avec l'aube, jette un dernier coup d’œil à la sombre façade de l'infrastructure, puis se retourne promptement. Examinant les cendres amoncelées au centre de la pièce principale, elle ne trouva aucune trace d'écriture lisible. Elle oubliait tout ce qui s'était passé ici, du moins elle essayait, frappait un meuble en bois comme pour qu'il lui réponde de son fracas, pour briser ce pesant silence, mais personne ne répondrait à ses questions ici. Rien ni personne, sauf sans doute ce petit carnet, posé en évidence sur la table de conversation habituelle, qui semblait avoir été déposé récemment. Le bois sur lequel il reposait avait été parfaitement nettoyé, ce qui contrastait en soi avec la couverture usée et avec l'aspect vieillot de son cuir. Ce détail n'échappant évidemment pas à son regard, elle le saisit et en fit tomber une pièce de papier coincée entre le premier rabat du livret : le contenu de cette courte lettre lui était destiné, ce furent des mots d'adieu de la part de son maître, mots qui l'emplirent certes de mélancolie, mais qui ne lui donnaient aucunement envie de rester ici et de faire de son sacrifice un vain effort, et c'est bien ce qu'il l'encourageait de faire. Mais ce n'était pas le but premier de sa trace, il précisait ce que contenait le livret : Récemment écrit par lui-même, il promettait d'y lever le voile sur nombre des questions qu'ils se posaient tous deux il y a quelques mois et dont il a poursuivi jusqu'à atteindre les réponses depuis. En fin de lettre il lui conseillait de n'entamer la lecture du dit bouquin seulement hors des murs de la cité, afin de prévenir un retard par rapport au plan prévu.
Que se disait-elle ? Une page ou deux contre autant de petites minutes, que peut-elle risquer en s'informant dès lors de la matière des dernières phrases de son mentor ? Ainsi elle commença le premier paragraphe, puis le second, puis un cinquième, un autre, d'autres encore sous sa gourmandise grandissant à chaque mot s'imprimant sur sa rétine vide des couleurs du ciel. Elle apprenait comment il avait pu découvrir dans des informations traînant de ci de là ce qu'il faisait sur Alandïr il y a une vingtaine d'années : Il avait tenté de percer dans la mécanique, mais ce domaine en plein essor n'était pas fait pour lui. Il était bon, mais il n'était pas des meilleurs et s'était donc tourné vers l'alchimie touchant à la biologie humaine, plus particulièrement dans les méthodes de synthétisation d'homoncules qui seraient des copies d'humains réels et originaux. Ses expériences le menèrent, sans faire dans le détail, à un unique résultat positif : la création de son propre clone, telle la naissance d'un nouvel humain, nourisson, enfant puis enfin adulte, comme Flamel lui-même. Il n'avait rien d'un bébé extraordinaire, il n'avait aucun pouvoir particulier, mais son origine suffisait pour intéresser les moins convaincus par le passé des thèses de l'alchimiste. Il n'eût pas le temps de grandir avec lui que l'on voulait déjà le prendre pour tenter de percer le secret de sa création, ce que l'homme refusait bien sûr catégoriquement. Un jour ou il avait été décidé qu'il allait être réquisitionné de gré ou de force, le plus âgé fût envoyé hors des murs pour y être perdu et pour ainsi faire main basse sur l'enfant. Il avait cependant veillé à le confier à un certain Jasper, collégue en lequel il avait pleine confiance et qui devrait le garder pour une durée indéterminée. Cette même personne qui travaillait depuis son retour l'alchimie à ses côtés et qui s'est ces derniers temps aventuré à lui conter leur passé commun, histoire de donner matière de quoi remplir le carnet dont Mercury a hérité. Il lui a aussi confié qu'il avait réussi à faire passer l'enfant hors des murs en cachant dans ses draps un carnet qu'il pourrait lire plus tard, lui contant l'histoire de son regretté père, son père auquel il ressemblait tant. En effet, ils voulaient s'assurer qu'il ne puisse pas survivre en étant receuilli avant le terme de son ultime voyage, et l'empoisonnaient donc progressivement en lui faisant ingérer ce métal hautement toxique, le mercure, le tuant lentement par hydrargisme. Commençant à sentir lui-même les premier symptômes caractéristiques de son état et étant pris de troubles de la réfléction et de la mémoire, et l'hypocrisie de ses camarades devenant évidente, il se mit à surveiller son alimentation du mieux qu'il puisse, en comblant du mieux par quelques fruits trouvès au hasard. Cependant il était déjà trop tard, et il ne pouvait pas se priver de manger devant ses accompagnateurs, il décida alors de fuir dès qu'il le puis, autant qu'il le pouvait, tant qu'il le pourrait encore. Il aurait donc courru pendant des heures, jusqu'à l'épuisement total, il s'effondra contre un arbre et s'évanouit, n'étant pas habitué au climat son organisme aurait répondu en lui faisant monter une fièvre terminant de faire agir le vil métal sur sa mémoire déjà suffisament altérée. C'était tout ce que savait le vieil ami de Flamel, ce qu'il avait entendu quelques temps après sa disparition, et complétant ainsi les quelques pages encore manquantes de l'histoire de l'homme. Son fils, lui, qui aurait une vingtaine d'années aujourd'hui, à du être transmis à une nourricière en glace, où son histoire ne le poursuiverait jamais. Si il était encore en vie ou non, nul ne le savait, il n'avait après tout que quelques mois lorsqu'il devint orphelin, jamais son esprit n'aurait conservé trace de ces instants.
La cloche du beffroi sonnait les cinq minutes qu'il lui restaient pour rallier la sortie, les dix heures étaient plus proches que jamais. Tant pis, elle n'avait plus le temps de changer son apparence, elle enfila ses vêtements de travail et empoigna son lourd baluchon qu'elle remplit activement de souvenirs pour se lancer dans sa propre course pour une vie sauve, sans donner de dernier regard au passé. Coupée dans son élan par le chat attendant devant la porte, elle le saisit sans réfléchir et allongea ses enjambées pour arriver dans les temps.
Une petite dizaine de secondes de retard refermeraient définitivement sur elle les dernières fenêtres de son âme artificielle donnant encore sur la liberté. Enfin, elle rallia la rue principale au bout de laquelle se tenaient les douze pales indifférenciables du fait de leur extrême vitesse de rotation l'une de l'autre. Il est d'ordinaire prohibé de s'approcher à moins de vingt mètres de l'ouverture du fait de l'aspiration d'une puissance incroyable provoquée par l'hélice, ce qui augmentait ses chances d'échapper aux gardes qui voudraient la rattraper.
Un premier coup de cloche sonne, elle sursaute et double ses pas. Puis un second, puis un autre : l'appareil ralentit, assez pour permettre à un humain de traverser les pales. Le quatrième coup retentit, elle enjambe le muret de sécurité et jette son sac sous le monstre d'acier. Un cinquième, puis un sixième : elle plonge entre les lames froides, se sent frappée et atterrit deux mètres plus loin, de l'autre côté. Le septième et le huitième coup la voient ramper hors d'atteinte de l'aspiration et, se retournant pour voir le triste destin auquel elle avait échappé de si peu, elle constate que les énormes bras ayant repris leur vitesse habituelle sont teintés d'un rouge écarlate, le même qu'elle répand en une grotesque flaque derrière elle. Nul n'aura entendu qu'à la place du coup de la dixième heure autre chose que ce râle, le hurlement d'une vive douleur dans une violence affreuse, qui aura fait croire à toute la ville que ce jour-là, le cœur de la fille de Nicolas Flamel avait cessé de battre.

Le chat semblait aller bien, elle se releva péniblement : son seul but était maintenant de préserver cette fragile vie le temps qu'elle puisse se débrouiller sans son aide. La pluie battait, elle pouvait enfin la sentir frapper son dos quasi nu, diluant le sang coulant de cette plaie qui ne voulait pas cicatriser. Marchant sur la montagne, elle s'écroula dans un creux troglodytique en cachant le chat au creux de ses bras, sous un épais manteau de cuir.
Elle réalisait enfin que plus personne ne la protégerait dorénavant, il ne serait plus là. Elle ne pleura point, elle ne pût pleurer, elle ne sût pleurer. Il lui avait certes enseigné la magie, l'alchimie, la biologie, l'écriture, l'économie, la géographie et l'Histoire, mais il est une chose que aucun livre ni aucun schéma ne peuvent apprendre à un Humain ou à cette jeune créature oubliée de Dieu : l'amour.

Spoiler:

Aujourd'hui, le 19 de Dennarès, an 113.
Deux années ont passé depuis mon exil volontaire de la civilisation. La vie n'est finalement pas si ennuyeuse que ça, voyager d'une terre à l'autre pour partager son savoir à qui le veut bien contre gîte et couvert ou leur montrer ma science pour leur faire voir de la magie est un fonctionnement que j'apprécie assez, et il m'arrive à moi-même d'en apprendre parfois ! Tantôt les enfants jubilent et essaient de percer les secrets de mes illusions, tantôt c'est moi qui retrouve mon âme d'enfant ( Façon de parler ) face à quelques choses nouvelles pour moi !
J'ai beaucoup entendu parler de la capitale Sent'sura, et il se trouve que cette ville est à seulement quelques jours de marche de ma position actuelle. Et même si je ne peux pas y entrer, je me satisferai grandement de voir de loin à quoi elle ressemble et qui sait, peut-être trouverai-je quelqu'un qui me ressemble autour de cette cité si fabuleuse !