Harald perdait son regard dans le gris de l'océan. Du haut de la forteresse, il contemplait les vagues se fracasser contre les quais, les icebergs lointains secoués et ses hommes affairés, de petits détails dans ce décors rugissant. Dans la salle où il trônait, il faisait chaud, un feu remplissait la pièce d'un parfum boisé dont on ne pouvait apprécier toute la valeur que lorsqu'on avait eu les narines trop souvent piquées par l'âpreté des séjours lointains. La mer... où qu'il soit, il ne pouvait s'empêcher d'y laisser planer ses pensées, même lorsqu'on venait lui apprendre qu'Issendra déclarait la guerre au démon, y engageant bien entendu ses alliés. Il n'avait ni trop confiance en ses hommes, ni pas assez. Il y aurait des morts, dans l'honneur cela ne faisait aucun doute, mais des morts qu'on aurait toujours pu éviter. La place d'un homme est auprès de ses valeurs, lui aurait dit son paternel une éternité plus tôt.
« Nous devons y aller, père ! Vous avez vu ce dont il est capable. Il envoie des assassins dans nos villes, nous devons mettre un terme à ce fléau ! »
Alrik... Son fils ne dérogeait pas à la règle qui régissait sa vie ; l'impatience. Toujours à foncer dans le tas sans considérer les risques. Ses émotions prenaient trop le dessus, il ne voyait que sa lame, et celle de son ennemi, mais oubliait le reste. On n'engageait pas une guerre sur de telles bases, il fallait rester aussi froid que la glace, imperméable à la colère et ces défauts de l'homme qui lui coutaient trop souvent cher.
« Les Glaces peuvent compter sur mon soutien, Issendra le sait, mais nous devons agir avec prudence ! répondit Harald, sa voix grave couvrant le crépitement des flammes dans l'âtre. Si nous, Salinéens, avons conservé notre suprématie, c'est parce que nous nous sommes toujours gardé d'attaquer les terres de nos ennemis. Notre force est l'océan, et si Aile Ténébreuse daigne envoyer ses troupes sur nos mers, il sera défait. »
Harald grattait sa barbe, fixant son fils avec la sévérité d'un père, mais également d'un roi. A ses côtés, Agnès, sa femme et reine de Cardrak, portait ses yeux sur son enfant, maintenant un homme illustré dans plusieurs combats, mais encore poussé par les élans de la jeunesse. Elle se souvenait d'Harald à cet âge, et jamais il ne lui avait semblé aussi pressé que son fils, Alrik avait hérité de sa mère, c'était certain.
« Préviens Elena Mudach, même si elle doit être au courant depuis un moment. Une fois que ce sera fait, tu iras à Luütra. Issendra doit entendre que nous la suivons, pour la suite, ne tarde pas à revenir. J'ignore si nos ennemis seront trop impatients et inconscients pour nous attaquer dans les semaines à venir, ainsi nous devons nous préparer à toute éventualité. Mais veille bien qu'elle comprenne que je tiens à la défense de notre territoire, pas à l'invasion de celui de notre ennemi. »
Alrik ne devait pas apprécier d'être ainsi écarté de Cardrak, mais cela lui donnait l'occasion de visiter la plus belle des cités de l'empire, en plus de rencontrer l'impératrice, qu'on disait magnifique, et non pas à tort si Harald devait être honnête. Le roi regarda son fils s'éloigner, un sourire flagrant sous sa barbe ; si seulement Albar avait pu apprendre à ce prince la patience ! Les yeux du jeune salinéen ne pouvaient abandonner ce feu ardent, toujours embrasés par l'envie de s'illustrer.
Harald se leva de son siège, surplombant alors toute l'assemblée, conseillers et chefs de guerre, congédia tout le monde, et quitta la salle, sa cape gigantesque couvrant sa disparition entre les couloirs sombres du château. Il traversa les ponts reliant les tours de la forteresse, accueillant chaque bourrasque de l'extérieur comme une bise venue de l'océan. Il respirait les odeurs de sa ville et de son pays comme seul un salinéen le pouvait, chaque détail avait son importance. Arrivant au sommet d'une des tours principales, un poing de pierres brandi vers le ciel, il agrippa le parapet solide de ses mains puissantes, son regard dévalant sa cité. Tous ici étaient sous sa protection, et attendaient de lui un avenir fait des mêmes contraintes et plaisirs. Aile Ténébreuse ne massacrerait pas les siens comme il avait massacré les anciens de Sylfiria, il ne les enfermerait pas comme il avait enfermé ceux de Sent'sura, il n'obtiendrait aucune coopération comme à Miraï, ou encore moins un traité de paix face à son insolence ! Cardrak n'avait jamais laissé quiconque la menacer ! Le démon pouvait s'estimer heureux qu'Harald ne soit pas le même que son père, sans quoi chaque pays sous son commandement tremblerait des sévices destinées aux prisonniers de cette guerre à venir ! Le Roi de la solide Cardrak n'était pas de ce genre, il taisait les crimes dans une exécution rapide, si ses assauts ne suffisaient pas à éradiquer le danger. Terre, Ciel, Eau, peu importait qui approchait de ses côtes, chacun serait puni de servir le démon, et de menacer ceux sous la protection du Fort. Harald ne voulait pas de cette guerre, mais on ne marchandait pas avec un démon, les règles n'étaient pas les mêmes. Ce dernier ne recherchait pas ce qu'un esprit de ce monde pourrait désirer, comme des richesses ou quoique ce soit d'autre s'en rapprochant, son existence était vouée à la destruction. Et puisque cet abject spécimen d'un autre monde en réclamait, le Fort allait lui faire goûter une violence qu'il n'avait encore jamais dégustée ! Le fruit d'un élevage ancestral, les hurlements de guerre des guerriers des Glaces et le tranchant de leur colère. Les boulets fumants s'abattraient sur ses sujets, les salinéens trancheraient dans le vif de ses troupes comme on écrase des inconscients ! Mais avant tout... il fallait fixer l'horizon, attendre la première erreur de ces fous qui pensaient pouvoir soumettre les Glaces par la corruption d'un esprit faible...
« Alrik ne désire que ton attention, Harald. Il veut se battre à tes côtés, tu le sais, souffla la voix douce d'Agnès, émergeant des entrailles de la tour pour venir s'abriter contre son mari. »
Harald ne répondit pas de suite, mais ses gestes doux témoignaient de l'attention qu'il portait pour ces mots. Il enroula les épaules d'Agnès de sa cape, la rapprochant de lui tandis qu'il continuait, avec cette même impassibilité déconcertante, de tutoyer son pays, la glace et l'océan, toujours aussi sévères. On lui apprenait que l'impératrice avait déclaré la guerre à la malfaisance même, et il restait debout, infaillible, s'en remettant aux règles que son éducation lui avait enseignées. En bas, dans les tavernes, maisons et bateaux de leur peuple, les gens pouvaient enrager, crier à l'infamie contre le démon, Harald, lui, restait le même, tel la glace et la roche. Agnès était parfois dépassée par le sang-froid de l'homme qu'elle avait rencontré dans sa plus inconsciente jeunesse. Il n'avait pas changé, toujours cette même douceur dans les gestes, mais également cette intransigeance avec l'image qu'il rendait. Ce n'était pas un masque, il était naturel, et elle pouvait le jurer sur Yehadiel, elle n'avait jamais regretté ses choix. Tout cela, elle n'avait pas besoin de le dire, Harald, dans son silence, confirmait chacune des pensées de son amante par une pression de sa main contre son épaule, un doigt effleurant sa chevelure volatile. Ils paraissaient parfois le couple le plus fusionnel qu'on ait pu voir, mais des choses les séparaient tout de même, comme cette souffrance que seuls les guerriers de Cardrak partageaient, et c'était tant mieux. Quand Agnès s'inquiétait pour leur fils, quand elle faisait allusion à ce dernier et à son envie de se battre, Harald n'apprenait rien, au contraire, il avait lu en son enfant dès ses premières années. Pour Alrik, son père était le meilleur qu'il ait pu avoir, Le Fort, comme on l'appelait, celui que chaque guerrier de Saline aurait voulu être. A Cardrak, la sévérité d'un père n'était pas un défaut, au contraire. Tous ceux ayant un tant soit peu de sens devinaient rapidement qu'il n'y avait pas tellement de place pour la douceur dans une ville bercée par les flots rudes et glaciaux d'un océan peuplé des pires assassins de l'humanité et des monstres les plus horrifiants de la création. Harald avait été sévère, mais juste. Il avait regardé son fils s'engouffrer dans les brumes le matin de son épreuve, sans un pincement au cœur, même lorsque celui-ci avait tremblé de froid au côté de ses camarades. Au final, un Roi, et le prince qui lui succède, ne connaissent pas les mêmes souffrances que les sujets qui acclament leurs exploits. La vie d'un chef est faite d'inquiétudes dont il ne pourra jamais se débarrasser ; l'intégrité de son peuple. Cette guerre, qu'avait officiellement engagée Issendra, pourrait bien être la dernière d'Harald, ainsi il fallait que son fils puisse prendre le flambeau, et ce n'était pas en combattant à ses côtés qu'il mettrait toutes les chances du sien.
« Alrik aime trop son père, voilà tout, eut-il l'audace d'ajouter face à la foule de pères sans fils et de fils sans pères vivant sous ses yeux, en bas dans ces foyers, chauds et accueillants pour certains, vides et tristes pour d'autres. »
Serrant de plus belle le corps légèrement tremblant d'Agnès, le Roi en vint finalement à porter son regard dans celui de son aimée, avant de l'embrasser subrepticement, le temps d'une brise poussée par la mer, ce sourire bienveillant et toutefois amusé sur les lèvres. Il ne pouvait lui expliquer tout cela, il la confondrait. Non, il valait mieux lui donner toute la tendresse dont il pouvait faire preuve si les flammes démoniaques de son ennemi devaient l'emporter dans les mois à venir. Profiter d'un feu, savourer son dîner, faire l'amour à sa femme avant d'embarquer de nouveau, assailli par le froid et la grêle... mais des plus rudes de Cardrak, certains tutoyaient la neige et le sang comme d'autres leurs compagnes. Cependant, là encore, c'était une affaire de Salinéen.
Ils restèrent ainsi quelques minutes, voire plus, personne n''était présent pour compter. Seul le vent, continuelle plainte ou murmure familier, cela dépendait de chacun, accompagnait leur enlacement affectueux. Harald et Agnès auraient pu se tenir l'un contre l'autre des heures durant, mais la guerre appelait le roi, et c'était avec regret que le souverain guida sa compagne jusqu'aux portes de la tour, avant de l'y laisser pour rejoindre le conseil militaire.
Quand on évoquait le nom de chaque homme présent dans la pièce, celle où venait d'entrer Harald, on ne pouvait manquer de se rappeler les exploits pour lesquels chacun était reconnu des siens. Harald arriva le dernier, s'asseyant sans un bruit alors que le débat avait déjà été entamé. Ordin Thamr, l'un des vétérans de la flotte de son père, était entré en conflit avec Viktor Khasüm, un capitaine survivant du cimetière des épaves qu'on avait repêché il y avait des années après que son navire ait été broyé par le démon des mers, ce serpent gigantesque que chaque marin croisait dans ses cauchemars. Ils avançaient des hypothèses toutes plus folles les unes que les autres, des chiffres utopiques, mais titillant leur fierté salinéenne, quant au nombre d'hommes et de démons qu'ils auraient à affronter. De la peur ? Des inquiétudes ? Non, rien de toute cela n'étreignait les esprits agités des hommes de guerre attablés, c'était la passion des combats qui les poussait aux scénarios les plus osés. Harald aurait bien aimé pouvoir leur rappeler de ne pas sur-estimer leur ennemi, mais il n'était pas de ceux à croire que son peuple était le plus puissant existant, il savait reconnaître que les Glaces étaient invaincues car il n'était personne d'autre dans leur monde capable d'appréhender leur milieu mieux qu'eux-mêmes. Chacun était maître de ses terres, en l'occurrence les salinéens étaient ceux de leurs mers, ainsi il était facile de deviner quelle était la puissance d'Aile Ténébreuse s'il avait été capable d'assujettir autant de peuples. Plus qu'un danger, le démon était un défi pour tout guerrier de Cardrak se respectant.
« J'ai affronté les abysses, une autre horreur ne m'effraie pas ! scanda Viktor, son seul œil valide parcourant la ronde, tout son corps agité par la passion.
- Nous n'avons jamais affronté ceci, répondit calmement Harald, coupant court à l'excitation générale, tournant les regards vers sa personne et emplissant la pièce d'une atmosphère lourde et mystique.
Quand on évoquait Harald, ce n'était pas seulement son titre, ou sa dynastie, ni seulement sa force qui apparaissaient aux intéressés, mais c'était son calme absolu face aux pires atrocités, et son esprit... un héritage des Glaces.
- Notre ennemi actuel n'a ni les motivations d'un pirate, ni d'une bête dont on viole le territoire. Aile Ténébreuse ne souhaite que notre mort, étendre son pouvoir sur notre monde sans aucun autre but que la destruction. Il a asservi les peuples du nord et de l'est, nous ne les craignons pas sur nos mers, mais sur leurs terres... nous ne ferons pas le poids, continua le Roi, peignant dans les airs, au fil de ses mots, les fresques d'un avenir de guerre, tâché de démons et de corps ensanglantés, dévorés par les vagues.
- Alors... nous devons laisser Sent'sura entre ses mains ? Nous terrer derrière nos murs ? accusa Thorin, un vétéran dont les balafres étaient aussi nombreuses que ses rides.
- Issendra compte bien lui reprendre ses conquêtes, notre rôle sera de nous servir des erreurs de notre ennemi pour appuyer sa campagne terrestre, ainsi que la rébellion de Galaad. Nous n'irons pas plus loin, car nous devons conserver notre domination. Mais vaincre Aile Ténébreuse n'est pas la seule question qui doit occuper nos esprits, nous nous nous souvenons tous des problèmes passés de nos guerres. Si nous vainquons, et reprenons au démon ses conquêtes, à qui profitera alors la libération, quand tous les peuples libérés seront trop faible pour maintenir l'ordre, que la guerre aura ravagé chaque pays et infesté ses populations ? questionna Harald, entrevoyant déjà un futur bousculé par l'avarice humaine et la soif de pouvoir.
Peu à peu, il avançait cette vision pessimiste mais réaliste, conforme aux leçons du passé, d'un avenir qui ne leur laissait envisager que guerre et désolation. Peu ici saisissaient encore l'importance des paroles d'Harald, la porté de sa réflexion sur les changements à venir, et à prévoir.
- Kerns nous a déjà prouvé que certains ont l'âme corruptible, et d'autres continuent d'appuyer cette vérité alors que le démon étend son influence. Nos alliés d'aujourd'hui peuvent être nos ennemis de demain, ainsi nous ne devons compter que sur nous-même ! Soutenons cette guerre, mais gardons en tête que seul notre peuple importe, et que nous ne serons jamais aussi puissant que derrière nos murs, conclut Harald. »
Les pirates, la rébellion, les dominés... toute cette guerre, qu'importait l'issue, laisserait derrière elles des nations détruites. Les esprits s'échauffaient, des idées germaient, et on n'était jamais à l'abri des intentions les plus mauvaises. Accueillant les regards interrogateurs, laissant le sien dévaler la carte de leurs océans étalée sur la table, Harald songea à l'avenir, et œuvrait à la sécurité de son peuple. Il préparait la guerre, pour s'assurer la paix.