Aubree avait fêté son quatorzième anniversaire il y a peu et la tête encore pleine des cadeaux magnifiques qu’elle avait reçus, elle avait décidé d’aller en forêt cueillir des herbes aromatiques pour sa mère et du bon bois que son père pourrait sculpter, en guise de remerciements. Vêtue d’un pantalon gris rapiécé aux genoux et d’une tunique bleu ciel au col échancré et bordé de blanc, elle s’en alla bottines aux pieds s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt de Drayame. Elle se fraya un passage parmi les ronces et les arbustes, facile lorsque l’on avait sa petite taille et sa menue stature, et s’approcha rapidement d’une des sources qui la traversaient, sachant qu’il y poussait des fleurs splendides qu’elle n’avait pas encore toutes répertoriées. Autant commencer par le plus facile ! Inutile en effet de se charger de bois à l’avance et de réduire ainsi son souffle et ses efforts à néant une fois revenue au village.
Elle commença par cueillir à la racine une sorte de pâquerette bleue comme ses yeux limpides, puis une violette, une sorte de tulipe blanche rayée de vert émeraude, lorsque son regard fut soudain attiré de l’autre côté de la rivière par une magnifique fleur resplendissant sous les rayons dorés du soleil ayant réussi à transpercer l’ombrage des arbres. Elle posa son sac et ses fleurs par terre, cherchant un moyen de traverser à gué, mais le courant était trop puissant, aussi avisa-t-elle un vieux tronc d’arbre couché en travers de la source. Ne se posant pas plus de questions que cela et ignorant le danger de la mousse recouvrant le vieux bois humide, elle grimpa dessus et les bras écartés pour conserver son équilibre, elle se mit à avancer en direction de l’autre berge. A mi-chemin, un oiseau la survola brusquement avec un cri de prédateur et la fillette paniqua, se prenant le pied dans une boucle à la base d’une vieille branche, perdant par là même l’équilibre, et se cogna violemment la tête avant de tomber inconsciente dans l’eau, ne sentant qu’à peine celle-ci envahir son système respiratoire avant de la faire sombrer dans une nuit sans lune et sans étoiles…
La première chose dont elle se souvint ensuite, ce fut une voix rauque et âgée l’encourageant à « revenir » et appuyant sur son thorax jusqu’à ce qu’elle se mette à tousser et à recracher l’eau avalée. Elle se souvenait de la brûlure ressentie dans ses poumons, de sa difficulté à respirer, du sol qui tanguait sous son regard vitreux, du froid de son corps qui tremblottait sous l’effort…
« Eh bien eh bien ma jolie, tu reviens de loin ! » l’encouragea à nouveau la voix d’un homme tout en lui soulevant la nuque et en l’aidant à s’asseoir dos contre un roc dont il avait atténué les aspérités en glissant une couverture épaisse derrière elle.
Aubree reprit peu à peu ses esprits et des couleurs plus vivantes alors que le vieillard allumait un feu non loin de là. Elle toussota une fois de plus en essayant de parler, s’éclaircit la gorge une fois la toux calmée et croassa quelques mots hésitants.
« Que… Que s’est-il passé ?... Je… Qui… Qui êtes-vous ? » s’enquit-elle, inquiète après toutes les histoires d’enlèvement que s’amusaient à lui raconter les garçons du village alors que la majorité n’avait pas le moindre fondement.
« On m’appelle Humphrey… Je suis druide… Je cueillais des herbes que l’on ne trouve qu’en Drayame lorsque j’ai vu ton petit corps porté par le courant. Tu m’as fait une sacrée peur, tu sais petite ? Heureusement qu’une de tes bretelles s’est accrochée à une branche basse ou je n’aurais jamais pu te rattraper !... Tu as eu de la chance ! » lui apprit son sauveur.
Aubree rougit, tant d’être tombée aussi bêtement à l’eau pour une fleur et un oiseau que pour avoir inquiété un innocent, et resserra contre elle la couverture bien chaude qu’il lui avait tendue, s’imaginant déjà la colère de ses parents et la punition qui allait en découler. Les larmes lui montèrent aux yeux et sa lèvre inférieure se mit à trembloter, mais le vieil homme s’approcha alors et lui serra amicalement l’épaule.
« Tout est fini, ne t’en fais donc pas ! Et je suis sûr que tes parents seront tellement soulagés d’apprendre que tu vas bien qu’ils ne penseront pas à te gronder. » la calma-t-il en lui faisant boire un breuvage qui la réchauffa et chassa sa terrible migraine.
Incrédule à ce qu’elle venait d’expérimenter et se demandant si elle n’avait pas affaire à un magicien lisant dans les pensées, Aubree obéit tranquillement et se laissa faire lorsque le druide vagabond lui banda la tête. Puis, ignorant ses protestations, il la prit sur son dos et lui demanda le nom de son village, constatant alors avec soulagement qu’ils pourraient y être avant que ne tombe la nuit. Il voulait à tout prix éviter une journée d’angoisse aux parents de la petite mais n’avait nul moyen de les contacter.
Après une marche qui leur parut interminable à tous les deux, ils parvinrent enfin au village. Arienor et Elenwë se précipitèrent à leur rencontre, harcelant le druide de questions tout en le débarrassant de son précieux fardeau et en lui offrant l’hospitalité pour la nuit. La fillette se souvenait vaguement de voix jusque tard dans la nuit, mais l’épuisement avait eu raison d’elle et elle n’en avait pas retenu grand-chose. Lorsqu’elle se réveilla, deux jours s’étaient écoulés et le vieux druide était reparti sans qu’elle ait eu l’occasion de le remercier et de lui faire ses adieux, ce qui l’attrista beaucoup. Elle courut dans la forêt malgré les cris de protestation de ses parents qui se ruèrent à sa poursuite, jusqu’à ce que son chemin s’approche d’une autre source. Le chant de l’eau qui s’écoulait lui apparut alors comme une terrible menace, les flots dansants ne demandant qu’à l’avaler dans des tourbillons infinis. Une sueur froide se mit à perler sur son front et un frisson parcourut sa colonne vertébrale tandis que ses jambes l’abandonnèrent et qu’elle s’effondra par terre en pleurant et en suffoquant sous l’effet de la panique. Arienor la prit dans ses bras tandis qu’Elenwë lui chantait une tendre berceuse tout en l’éloignant de la rivière. Depuis ce jour et jusqu’à maintenant, Aubree ne put jamais oublier ce traumatisme et craint encore aujourd’hui de s’approcher de tout cours d’eau…