Dans le miroir, un reflet, blafard, hésitant, mouvant à la lueur des lampes. Le disque de cuivre poli, bosselé par endroits, renvoyait à Messaline une face familière au milieu des légères ondulations de la surface, la pâleur mortuaire de son teint d’albâtre coloré par la nuance orangée du métal. Depuis sa transformation, une question taraudait la liche : si son apparence réelle était celle d’un sinistre squelette aux os nus, si l’aimable corps qu’elle revêtait quand elle avait affaire aux autres n’était qu’une illusion, comme se pouvait-il dans ce cas qu’elle eût retrouvé celui qu’elle avait de son vivant ?
Magrant, avec cette subtile sagesse, confinant à la fourberie, qui le caractérisait, lui avait conseillé de chercher la réponse où elle demeurait sans nul doute : en Adhès. Et, peu à peu, alors que les pièces du puzzle de sa nouvelle existence se mettaient en place, qu’elle découvrait sa voie et sa vocation au creux des nuits de veille où elle tissait ses prières muettes à Nayris, Messaline avait soupesé, pensé, réfléchi longuement aux choses qui pourraient entraver sa route, aux difficultés et aux pièges que le monde, impie et désolé, dressait devant eux. Le culte secret d’une déesse honnie et exilé devait pourtant s’étendre, pour la gloire et pour le salut de tous. Elle se sentait prête à cela, à colporter la parole, mais pour ce faire, elle serait tenue de faire assaut de prudence et d’habileté, et surtout faire preuve de discrétion.
Sa race n’aidait guère à cela, en vérité. Quoiqu’elle put sans doute, avec l’usage, réussir à feindre la vie ainsi que Magrant le lui avait enseigné, il lui faudrait apprendre plus, et son intuition sur la nature de son apparence mortelle s’était de nouveau manifestée à elle. Pourquoi ne pas découvrir, tout simplement, comment maîtriser cela ?
Alors, dans l’obscurité délicate de la bibliothèque du grand temple de K'tharn, Messaline avait cherché. Infatigable, parcourant les ouvrages, traquant le savoir et la connaissance comme un chasseur patient qui suit une piste ténue au fil de longues pérégrinations. De page en page, de signe en signe, de livre en livre. Lentement, le philtre de la Sagesse avait décanté sa merveille pour nourrir ses réflexions.
Avec effort, Messaline fit battre ses paupières, força sa cage thoracique à se soulever à un rythme régulier, mit les muscles de son visage en action pour les étirer en un sourire factice. La première étape avait été de parvenir sans difficulté à maintenir cette apparence, qui, aux premiers jours, s’effaçait parfois lorsqu’elle semblait vouloir revenir à une forme plus aisée, plus primaire. Bien sûr, elle se sentait infiniment plus à son aise en revêtant ses atours d’os nu vibrionnant de magie ; mais nécessité faisant loi, son esprit s’efforçait de plier ces élans obscurs à sa volonté propre. La puissance émanant de sa substance nouvelle, tout imprégnée de l’énergie mortuaire procurée par le rite de transformation était la source de l’illusion.
C’était si simple, lorsqu’on y réfléchissait bien... Et dans cette sobriété, cette évidence, Messaline voyait la marque d’une création parfaite de sa Déesse. Elle ne pouvait être autrement qu’ainsi, un si grand pouvoir entre ses mains, qui n’avait besoin que de savoir et volonté pour être plié à ses désirs et ses souhaits.
Dans le miroir, les traits se brouillèrent. Le masque livide d’un crâne apparut brièvement, puis de lourdes boucles noires ruisselèrent sur un front pâle qui était encore celui de Messaline, mais dont la forme avait déjà un peu varié. Immobile dans la salle silencieuse, la liche ressemblait de loin à quelque œuvre ancienne de peintre obscur, assise sur un simple siège à la lueur de quelques lampes, occupée à contempler son reflet. On eut dit une statue, sans vie, figée. Seul son visage, pris d’une distorsion étrange, se mouvait dans un long et lent glissement que l’œil peinait à suivre ; l’esprit tout entier tourné vers ce qu’elle s’efforçait de produire, Messaline recueillait ses souvenirs, se fixait sur une image, et comme un sculpteur qui modèle la glaise pour en faire ce qu’il souhaite, elle forçait l’illusion à changer.
Son apparence mortelle lui venait comme évidence, si profondément ancrée en elle, dans sa conscience et sa mémoire qu’elle y reviendrait sans doute plus systématiquement qu’à toute autre. De sa courte vie pourtant, elle avait gardé tant de réminiscences de tant de personnes, de chairs et de visages, de lèvres embrassées et de traits détestés qu’elle avait à sa disposition un vaste fabuleux catalogue de pièces, de fragments, de petits morceaux à réassembler à sa guise pour quelque chose de nouveau.
Longtemps, longtemps, son esprit plia la magie rétive à l’exercice de sa volonté. Changements minimes en premier lieu, mais c’était comme travailler un muscle dolent et de l’éprouver, l’affermir et l’assouplir, comme de répéter un geste qui devenait chaque fois plus habile et plus subtil. C’était puiser dans sa substance, dans ce qu’elle dégageait, dans ce pouvoir qu’elle sentait courir entre ses doigts, lui cisailler l’os et la moelle, trouver un nouveau chemin et réussir, enfin, à tout métamorphoser.
Rien de cela ne fut aisé, en vérité, car pour adopter une forme, il faut bien la connaître, comme on reproduit un corps en dessins. Il y eut des monstruosités, des errements terrifiants qui filèrent en silence, dilués dans l’ombre, se reflétant brièvement comme des visions de cauchemars dans le miroir. Elle en aurait ri sans doute, tant cela fut grotesque, parfois. Les os saillants se déployaient en arcades brisées et en mentons interminables qui faisaient des faces cabossées, difformes, des yeux distordus et des bouches comme des gouffres, des laideurs innommables, jusqu’à ce qu’elle parvienne à doser, manipuler, savoir comment faire pour obtenir quelque chose qui put être regardable sans en perdre l’esprit. De très nombreux traités d’anatomie étaient étalés partout autour d’elle, exposaient leurs écorchés et leurs schémas de dissections comme modèles soigneux.
On n’a pas conscience, vraiment, de la complexité de ces choses, et Messaline n’eut de cesses d’explorer, de tenter, cherchant encore la bonne mesure pour produire l’effet escompté. Le visage, tout d’abord, puis le corps, et de nouveau, les horreurs défilèrent, enflèrent, refluèrent, convulsèrent dans une danse terrible au milieu des lueurs vaporeuses, toujours en silence. La chair illusoire ne fait point de son, et ce fut heureux, car on n’aurait pu imaginer les craquements infâmes des articulations tordues et les gargouillis immondes d’organes placés au mauvais endroit qui eussent pu être émis durant le long processus.
La matrice fluctuante qui s’agitait et grandissait de temps à autre dans de vaines tentatives de maintenir une figure, une stature normale, finit par se stabiliser et Messaline s’éleva avec gloire et allégresse en contemplant son enveloppe, mouvante encore, mal assurée, mais qui constituait un début prometteur. Sa mémoire avait tiré des tréfonds nombre de silhouettes aimées autrefois, et qui pâliraient sans doute d’horreur à cette idée...
À présent qu’elle avait trouvé une façon de modifier son apparence à sa guise, en s’appuyant sur des souvenirs, Messaline tâcha de régler de fâcheux problème que représentait cette mascarade affreuse lorsqu’elle essayait de composer une nouvelle forme. En vérité, et sans qu’elle ne s’en rende réellement compte, cela prit des jours. Dans la bibliothèque, dans la cellule qu’on lui avait allouée en tant que prêtresse, partout où elle le pouvait, elle n’avait de cesse de s’entraîner, retenant à la virgule, au trait de crayon près les informations tirées des ouvrages, tant concernant la magie que l’anatomie et le fonctionnement d’un corps humain. Tout absorbée qu’elle était dans sa tâche, le temps lui échappa, et son écoulement devint vite une notion inutile et étrangère... Elle savait qu’elle devrait repartir bien tôt, n’était-ce pas ce qu’elle avait promis à l’Élue ?
Mais avant, il fallait encore essayer, il fallait encore s’exercer... Et c’est sous une apparence nouvelle, dernière le masque aimable d’un visage et d’un corps qui n’étaient pas le sien que Messaline continua ses expériences, jusqu’à la pleine et entière maîtrise de ce qu’elle avait pu apprendre. Durant tout le processus, et ainsi que son maître le lui avait recommandé, elle n’avait cessé de prendre des notes, et n’avait pas manqué d’avertir Magrant de ses découvertes, au cours de longues missives expédiées vers le sanctuaire du nécromant. Elle laissa des notes sans nombre à la garde du Temple : si cela pouvait enrichir un tant soit peu les connaissances du culte, ce serait un honneur pour la liche que d’avoir contribué à l’élévation de ses frères de race.
Et à présent que tout était achevé, la parole de Nayris s’en irait sur ses ailes, sur ses pas, susurrée et répandue par sa bouche embusquée derrière tant d’illusions. La prêtresse aux cent visages prendrait alors la route du nord, pour s’en aller semer les prémisses d’un sombre renouveau dans les terres qui l’avaient vue naître.