Retour à l'Archipel de la Muerta pour Tiana. Son dernier passage avait été un échec à ses yeux, puisqu'elle devait recruter un certain Emulianos Mortadel pour la Confrérie des Brumes ; tout ce qu'elle avait pu tirer de lui, c'était quelques esclaves qu'elle avait ajoutés à sa domesticité en échange de leur condition, les payant et les libérant. Tsss, l'esclavage devrait être interdit, c'était inhumain comme conditions de vie...

Bref, toujours est-il que la vampire avait décidé de retourner sur l'île de la Muerta. Non pas pour la Confrérie, mais pour elle-même et les Adorateurs. Si elle pouvait libérer d'autres esclaves, soit en leur proposant un travail rémunéré, soit en leur offrant la liberté, soit en leur demandant de servir la Déesse qui saurait les remercier à leur juste valeur, elle le ferait sans hésiter. La force brute ne menait jamais à rien d'autre que la volonté des opprimés à revendiquer des droits...

Vêtue d'un manteau à capuche pour cacher sa pâleur vampirique, l'ex-duchesse pénétra dans une auberge et lança un regard circulaire, à la recherche d'une place ; un jeune homme, qui l'avait repérée à son entrée, lui céda sa place, et Tiana le gratifia d'un sourire alors qu'elle s'approchait pour s'y asseoir. Elle sentit sa réserve lorsqu'elle fut proche, mais ne lui en tint pas rigueur : les vampires n'avaient pas forcément bonne réputation auprès des habitants du monde...

Une fois assise, elle planta son regard noir dans celui, rouge, de son vis-à-vis, et lui dit en souriant courtoisement :

Merci de laisser votre place à une dame en voyage... Me permettez-vous, pour vous remercier, de vous offrir un verre ?

Toujours courtoise, elle attendit sagement une réponse avant de passer commande ; une boisson fraîche lui permettrait de tenir face à la chaleur ambiante, et si elle avait été une simple humaine, elle aurait retiré son manteau sans hésiter...

Le jeune homme acquiesça et lui fit signe de s'asseoir, ce que fit Tiana en souriant. Les hommes polis et courtois étaient si rares en ce bas-monde, autant en profiter...

Elle put sentir pendant un bref instant sa méfiance, ce qui l'intrigua. Elle ne l'avait pas attaqué, pourquoi était-il donc sur ses gardes ? Si c'était à cause de sa nature, il n'était pas le premier à la regarder de la sorte. Mais Tiana ne s'en offusqua pas et commanda deux verres ; elle glissa au serveur :

Si vous pouviez aussi me trouver un morceau de viande bien saignante, je vous en serais reconnaissante...

Le serveur hocha la tête et fila en cuisine exécuter la commande de Tiana ; celle-ci se tourna vers le jeune homme qui se présentait :

Je m’appelle Ilidwën, pour vous servir gente dame.

La vampire hocha la tête en souriant et répondit :

Tiana, à votre service. Je vous sens troublé en ma présence, quelque chose vous dérange, vous inquiète chez moi ?

Juste à cet instant, le serveur revint avec la commande et disposa les deux verres et l'assiette contenant la viande bien saignante sur la table avant de filer. Tiana esquissa un sourire presque gêné :

Ne m'en veuillez pas si je me restaure, cela fait un bon moment que je ne me suis pas nourrie et les effets commencent à peine à se faire ressentir... Vous pouvez répondre à ma question sans crainte, je ne suis pas susceptible.

Et elle commença à se restaurer en attendant une réponse. Hum, de la viande de bœuf, reconnaissable entre mille...

Ilidwën lui pardonna le fait qu'elle se restaure, puis répondit à sa question en marquant une légère hésitation qui n'échappa à la vampire :

Disons que je sais exactement ce que vous êtes et qu’une partie de moi a réagi. Ce qui ne m’était pas arrivé depuis de nombreuses années et me rend perplexe.

Oh. D'accord. Tiana finit son assiette et fixa attentivement Ilidwën pendant quelques instants, cherchant à deviner quelle sorte de personnage il pouvait bien être pour avoir une partie de lui qui réagisse à la nature vampirique de la jeune femme. Et elle finit par mettre le doigt sur ce détail.

C'était infime, mais Tiana avait retrouvé une trace de lycanthropie dans le cœur d'Ilidwën ; ceci expliquait donc la réaction étrange qu'il avait eue quelques instants plus tôt. Fronçant les sourcils, Tiana se cala dans le fond de son siège et demanda :

Je viens de comprendre ce que vous... étiez, à en juger l'infime trace que j'ai devinée. Mais comment êtes-vous passé du lycanthrope à... ce que vous êtes maintenant ? D'ailleurs, qu'êtes-vous, exactement ?

Elle avait parlé d'une voix douce, mais suffisamment fort pour que seul Ilidwën l'entende ; certaines choses ne devaient pas forcément être entendues de tous, n'est-ce pas ?

Je suis, ou plutôt j’étais, un lycanthrope en effet. J’étais chevalier et il semblerait que pour cette raison bien précise je sois parvenu à revenir, plusieurs siècles plus tard. Je suis un esprit héroïque.

Ceci expliquait donc cela. Un ancien lycanthrope qui avait réagi à la nature vampirique de Tiana. La vampire hocha la tête en signe de compréhension, même si elle était curieuse de savoir ce qu'était un esprit héroïque et qui en était le créateur. Voilà une "race" intéressante à étudier... Tiana rangea l'information dans un coin de son esprit et jeta un coup d'œil à la fenêtre : le soleil commençait à être avalé par l'horizon, le moment lui serait enfin propice pour sortir sans risquer sa vie inutilement.

Se penchant vers Ilidwën, elle lui souffla :

J'ai d'autres questions à vous poser, mais je préférerais être dehors pour que nous puissions finir de discuter tranquillement... La nuit ne va pas tarder à tomber, m'accompagneriez-vous pour une promenade ? Je suis curieuse de savoir ce qu'est un esprit héroïque et qui est votre "créateur"...

Elle se redressa vivement, se sentant observée par une tierce personne derrière elle, et lança un regard discret dans cette direction ; rien de particulier, si ce n'était un homme à la jambe de bois qui les regardait un peu bizarrement...

Elle attendit quelques heures tranquillement, faisant mine de discuter de tout et de rien avec Ilidwën, tout en regardant par la fenêtre l'évolution de la course du soleil ; quand elle fut assurée qu'il était bien avalé par l'horizon, elle fit un signe discret à son vis-à-vis pour sortir, et alla l'attendre dehors, les sens aux aguets. Quelque chose n'allait pas rond, c'était certain.