Le couloir sombre, situé juste sous les gradins, ne laissait filtrer que quelques rais de lumière à travers les lattes de bois mal fixées. L’atmosphère était chaude par cette journée de plein mois d’été et chargée de poussière. En effet, les bottines en cuir de Nash disparaissaient sous une épaisse couche de sable et son masque, d’ordinaire blanc, avait viré au même jaune sale. Cela faisait une éternité qu’elle patientait là, dans cette cage étouffante. La respiration inconsciemment accélérée tandis que l’adrénaline affluait dans son corps ; le cœur qui répondait en échos aux trépidations de la foule. L’illusionniste connaissait ce sentiment de puissance qui allait croissant à mesure que les spectateurs s’égosillaient du haut de leur confortable siège.

L’Arène. Pourquoi s’agissait-il seulement de sa première fois dans l’Arène ? Elle qui adorait torturer les autres de ses talents, jouer de son espièglerie et faire montre d’un don pour le sens du spectacle. C’était seulement maintenant qu’elle s’aventurait sur ce sable qui avait connu nombres de morts et où avait été versé tant de sang. Peut être que se jouer des gens qu’elle croisait au fur et à mesure des ses errances à travers le monde ne lui suffisait pas. Peut être voulait elle affronter ceux que l’on nommait si présomptueusement « champions ». A moi d’en juger, railla-t-elle.

La jeune femme n’avait pas le profile d’une combattante de l’Arène. Son corps mince sans être athlétique n’était pas entraîné au maniement des armes. D’ailleurs, on ne l’avait jamais vue un poignard accroché à la ceinture. Elle n’arborait donc rien des féroces guerrières, si ce n’étaient l’arrogance et la mine hautaine. Ses vêtements de ville dans les tons prune élégants ne s’accordaient pas avec ce lieu puant la sueur et la mort. Mais elle comptait bien utiliser son air de totale étrangère pour abuser son adversaire.
En tant qu’illusionniste qui maniait la lumière, elle n’avait de toute façon que son esprit pour triompher de ses rivaux. Le rictus sournois marqué à vie sur les plis de ses lèvres moqueuses, la jeune femme songea que pareille journée ensoleillée était de très bon augure pour le combat.
Elle envisageait l’Arène de la même manière quelle avait entrepris son existence : un jeu. La possibilité de mourir dans l’Arène ? Cela n’avait pas vraiment de sens pour elle. Premièrement parce que l’illusionniste n’était pas habituée à côtoyer la mort. Les illusions sont plus subtiles et ne font pas couler le sang. Deuxièmement, trop habituée qu’elle était à mépriser et humilier les autres, elle ne pensait pas qu’elle puisse en être la victime un jour. Elle avait toujours su tirer son épingle du jeu, pourquoi cela changerait maintenant ?

Elle sortit une Aile de bronze de la poche de son veston et la fit rouler sur ses phalanges pour compenser son impatience. Devant elle, la porte immense de trois mètres de haut restait obstinément fermée. L’illusionniste doutait que les gradins puissent supporter davantage de spectateurs étant donné le vacarme ambiant. Le temps d’attente interminable devait donc faire partie de la mise en scène. Elle s’avança vers la porte et jeta un coup d’œil à travers les fissures du bois. Rien qu’une vaste étendue de sable, de gradins, et de sable.

Nash entendit des pas dans son dos mais n’eut pas besoin de se retourner, les yeux toujours rivés sur ce mastodonte que l’on nommait « Entrée Est des Combattants ». Le boitement et le pas lourd trahissaient le vieux gobelin.
Il s’arrêta à quelques mètres de la jeune femme.

- L’Arène, hein ? Je me demande pourquoi tu n’y as pas fait un tour un peu plus tôt.

L’illusionniste fit volte face et fixa la créature de ses yeux amusés. Son nez crochu mangeait une bonne partie de son visage mais ses yeux vifs et intelligents luisaient d’une lueur mauvaise. Charmantes créatures que sont les gobelins, n’est-ce pas ? Vêtu à la façon des nomades de sa terre natale, la Terre de Feu, il semblait ne pas souffrir de la chaleur ambiante, parce que probablement habitué. Il ne montrait pas non plus une quelconque difficulté à traîner sa jambe de bois dans le sable. Il expliqua :

- Eh bien, plutôt que de t’amuser à me mettre sur la paille, avec toutes ces maudites dettes que je collectionne, ce ne serait pas si mal que tu fasses profiter ton sale caractère à ces guerriers qui nous regardent de haut sous prétexte qu’ils ont été vainqueurs de l’Arène.

Un rire moqueur s’échappa des lèvres de la jeune femme :

- Spyke, tout le monde te regarde de haut.

Elle baissa les yeux ostensiblement afin d’appuyer son propos. En plus d’être affreusement laids, les gobelins étaient d’une taille ridicule. Mais ne pas s’y tromper : ces créatures étaient sournoises et malfaisantes. Quoique influençables dès que l’on promenait quelques pièces sous leur nez. Nash savait comment les amadouer.

- Ah ah.

Les yeux du gobelin lancèrent des éclairs et il se remit à mâchouiller sa pipe avec acharnement.

- Très franchement, j’aimerais te voir mordre la poussière et repasser cette porte les pieds devant, si tu vois ce que je veux dire. Et je suis loin d’être le seul. (Un silence.) Ça annulerait probablement quelques dettes. Du moins, ça ne m’en ajouterait pas, bougonna-t-il comme pour lui-même avant de reposer ses yeux sur la magicienne. Hélas, par je-ne-sais quel tour de magie, je reste persuadé que tu te relèverais. Ce qui est une idée dérangeante, pas vrai ?

Il lui offrit un sourire des plus méchants. En retour, Nash ne se priva pas de lui montrer que son air revêche la contentait au plus haut point. Elle acquiesça en riant.
En utilisant ses talents de joueuse de cartes surdouée et d’illusionniste, la jeune femme s’était fait beaucoup d’ennemis par ci, par là. Dans les maisons de jeux qu’elle ruinait ; dans les tavernes qu’elle laissait saccagées après avoir enflammé la colère des ivrognes ; dans les maisons de riches nobles qu’elle infiltrait et pillait sous le regard des hôtes. Partout où elle allait. Et elle comptait s’en faire davantage, des ennemis. Ne disait-on pas que l’Arène était le point de rencontre des êtres les plus féroces que cette terre ait jamais vus ? Qu’est-ce que ça donnait, un champion enragé à ses trousses ?

- Alors, reprit le vieux gobelin, ignorant la moue méprisante de la jeune femme, j’ai décidé que j’allais mettre les chances de mon côté.

Nash le regarda avec curiosité claquer des mains et faire venir à lui deux hommes de main d’au moins deux mètres qui traînaient quelque chose dans le sable. Mais l’intention était bien claire tandis que le gobelin avait le sourire torve.

- Attrapez moi cette vermine et enchaînez-la, dit-il avant de s’éloigner dans la pénombre.

Les hommes étaient arrivés par une porte dérobée que Nash n’avait pas remarquée en passant un peu plus tôt. Vu comme ils étaient vêtus, elle se dit que, eux, avaient parfaitement leur place ici. Ils avaient manifestement l’air ravis de sa situation.

- Je te fais si peur que ça, Spyke ? Deux grosses brutes face à une femme non armée ?

Elle ricana méchamment et lui aussi.

- Ne sois pas si modeste, Nash. Personne n’est dupe, lança-t-il sans un regard en arrière.

Elle ne put répliquer davantage : un des géants franchit la distance qui les séparait d’un seul pas et la souleva d’une bonne trentaine de centimètres au-dessus du sol, la plaquant sans ménagement contre la porte. Son bras bloquait sa trachée tandis que l’autre homme accrochait un solide anneau à sa cheville gauche. Entre la porte dans son dos et son apparition dans l’Arène qui n’allait pas tarder, elle n’avait eu d’autre choix que de se laisser faire. Spyke ne l’aurait sûrement pas éliminée sous les gradins. Non, il espérait que l’Arène s’en chargerait !

Le son puissant d’un cor fit trembler les cloisons et la foule augmenta sensiblement le volume. La poigne de fer se relâcha aussitôt sur la gorge de la jeune femme et les deux hommes repartirent comme ils étaient venus. Nash se mit aussitôt à observer l’entrave à son pied et tira sur la lourde chaîne.

- MESDAMES, MESSIEURS ! HUMAINS, ELFES, DEMONS, NAINS, ET AUTRES BIZARRERIES ! annonça le présentateur, la voix claire amplifiée.

Quelle synchronisation parfaite ! ironisa-t-elle. A croire que cette attente interminable avait été manigancée à l’avance. Ce qui n’était pas impossible à vrai dire : Spyke entretenait tout un réseau de « connaissances ». Toujours au fait des rumeurs, des mauvais coups qui se préparaient dans le coin. Il était bien possible qu’il connaisse le gérant de l’Arène. Enfoiré. Son juron ne lui était pas tant destiné parce qu’il l’avait désavantagée, bien que cela représente un défi certain pour la magicienne, que parce qu’elle éprouvait l’envie profonde de lui faire ravaler son petit air triomphant. Son regard revint sur la chaîne. Lourde et manifestement solide, elle était bien attachée à l’un des murs latéraux. La longueur lui permettrait d’entrée dans l’Arène – ce serait un comble de rester bloquée dans le couloir, pas vrai ? En revanche, ses déplacements seraient bien limités. La prochaine fois que je le vois, c'est décidé, il y aura deux jambes de bois pour traîner son hideuse carcasse.

- BIENVENUE DANS L’ARENE ! invectiva le présentateur.

La foule appuya ses propos en braillant comme des porcs qu’on égorge – du moins, c’était l’effet que cela lui faisait – et en tapant férocement des pieds. Elle ne pouvait plus attendre.
Sans prévenir, les lourds battants s’ouvrirent, inondant aussitôt le couloir et obligeant la jeune femme à lever une main devant ses yeux pour se protéger de la clarté soudaine.

- Bienvenue dans l’Arène ! répéta-t-il, presque inaudible dans le brouhaha de la foule.

Nash entra sur scène.

Montrer la chaine, ne pas la montrer ?
Nash se tenait juste à l’orée du couloir, profitant du panorama pour faire un tour de la situation. Les spectateurs du haut des gradins n’étaient pas encore en mesure de voir l’anneau qui cernait son pied gauche. Aussi, l’illusionniste réfléchissait : fallait-il mettre en avant, dès le début, ce désavantage ou bien laisser une part de mystère quant à l’existence d’une entrave sur une femme a priori peu dangereuse. D’un côté, elle doutait de camoufler la chaine derrière une illusion assez longtemps sans se fatiguer atrocement. De l’autre, l’allure mystérieuse de son personnage s’essoufflerait à mesure du combat. Et si l’adversaire savait qu’elle était attachée, comment expliquer sa présence à l’autre bout de l’Arène ? (Nash pensait utiliser des clones d’elle-même). L’entrée immédiate dans l’Arène ne laissait pas de place aux tergiversations. L’illusionniste n’avait pas l’habitude d’élaborer des stratégies, de calculer ses chances de succès. Seule l’improvisation et la confiance en ses talents guidaient ses pas.
Nash choisit le bluff.

La jeune femme plaqua sur son visage un sourire éblouissant et s’avança dans l’Arène, une main refermée sur la chaine qui derrière elle dessinait un sillon bien droit dans le sable, à la vue de tous. Son pas plein d’assurance qui foulait le sol était un leurre. Elle craignait de plus en plus la confrontation qui allait suivre autant qu’elle avait hâte d’y être. Les palpitations de son cœur en savaient quelque chose.
Le public, euphorique et inconscient des sentiments mêlés de la prestidigitatrice, l’accueillit avec des cris ravis.

De l’extérieur, on pouvait tout à fait apprécier la stature colossale de l’Arène. Une fois sur le sable des combattants, l’impression de ridiculité face à un tel édifice était largement renforcée par le vacarme ambiant qui montait des gradins. Tous les sièges étaient occupés - c’était à se demander comment les fondations ne croulaient pas sous le poids de cette masse mouvante et colorée que composaient les spectateurs. Galvanisant, certes, mais impressionnant.
Qu’on se le dise : à chaque lieu, son public !

Le présentateur, reconnaissable à ses riches étoffes violettes se tenait dans les gradins, confortablement assis dans la tribune qui lui était réservée et bénéficiant d’une vue imprenable. L’illusionniste s’attendait vaguement à le voir au centre de l’Arène pour présenter les combattants et intimer le début du combat. Mais, réflexion faite, le public n’attendait que le plat de résistance, sûrement pas la lecture du menu.

Les sens surmenés par le panorama époustouflant et le vacarme, elle faillit trébucher lorsque la chaine l’obligea à s’arrêter, faute de longueur supplémentaire. Ce qui la ramena brutalement à la réalité. En face d’elle, à quelques centaines de mètres, l’Entrée Ouest des Combattants s’ouvrait. Puissent les dieux être cléments envers moi malgré mes déviances, songea-t-elle hypocritement, le sourire aux lèvres.