Elwing se permit de souffler quelques minutes alors que la troisième délégation de la journée quittait la salle du trône, murmurant entre eux et débattant probablement des décisions de la reine à leur encontre. Lorsque les portes se refermèrent sur les visiteurs, la salle du trône fut de nouveau piégée dans un silence religieux. La souveraine des elfes était juchée sur un trône d’or et de blanc aux courbes végétales, prenant racine sur une estrade de manière à dominer tout le hall. Des gardes elfiques, en armure complète, faisaient un rempart de leur corps entre les visiteurs arrivant par la grande porte et la reine. Sur les côtés, des pages et conseillers organisaient les rencontres.

-Quel est le prochain sujet ? S’enquit la reine avec lassitude.

La reine tourna ses deux océans bleutés sur son ministre, un elfe brun à l’air guindé qui lui répondit presque aussitôt d’une voix forte, presque cérémonieuse.

-L’elfe Lenwë a été arrêté pour trouble à l’ordre publique, incitation à la révolte, blasphème, et est accusé de saper l’autorité de la couronne en contestant ouvertement ses décisions. Il est amené devant sa majesté pour recevoir son châtiment, au nom de la justice.

Elwing se redressa lentement sur son siège, retrouvant toute sa concentration. C’est sous ses ordres que Lenwë avait été arrêté, donc elle n’avait pas besoin de détails pour se rappeler de l’affaire qui allait être traitée. Ce trouble-fête était un orateur, meneur d’une troupe de contestataires qui ne voyaient pas d’un très bon œil le soudain retournement de veste de la politique extérieure. Il fallait absolument étouffer ce grondement populaire dans l’œuf car Elwing avaient d’autres préoccupations que de se battre contre son propre peuple. Cela devait finir ici et maintenant.

-Faites entrer le prisonnier, ordonna-t-elle d’une voix froide.

Les portes s’ouvrirent sur un elfe entravé, qui malgré son âge avancé, dardait des regards furieux partout où ses yeux gris se posaient. Elwing l'observa s’avancer, flanqué de deux gardes qui lui enlevèrent ses liens une fois qu’il fut planté au milieu du hall, faisant décidément tout son possible pour paraitre le plus digne possible malgré sa position.

-Lenwë, vous allez maintenant être jugé par son altesse, commença le ministre qui expliquait ainsi la procédure lors d’un procès tenu par la reine. Lorsque les charges qui pèsent contre vous auront été lu, vous…

-Non.

Elwing venait de lever une main, coupant son ministre dans la lecture de la procédure. Si celui-ci était surpris, il n’en laissa rien paraitre et s’inclina en direction de la reine avant de se mettre sur le côté. La souveraine passa alors lentement une main sur sa nuque sans pour autant quitter des yeux le prisonnier qui soutenait courageusement son regard sombre. Elle se délectait en silence de cet homme dont le destin se retrouvait dans le creux de sa main, mais avant, elle voulait le voir remuer comme on titille une bête déjà agonisante du bout de son bâton.

-J’ai cru comprendre que vous n’approuviez pas mes décisions, fit-elle d’un air pince-sans-rire.

Il ne fallait à l’elfe qu’une petite provocation pour qu’il explose et sorte de son mutisme crispé. Il semblait furieux tout en essayant péniblement de se contrôler afin d’éviter le ridicule. De toute façon, il se savait condamné et n’avait plus aucune raison de retenir sa langue.

-Vous avez plongé notre peuple dans la honte et le déshonneur en pactisant avec ces horribles créatures venant d’un autre monde. Que croyez-vous qu’ils vont faire lorsqu’ils auront réussi à venir dans notre dimension, hein ? Ils vont nous exterminer tous comme ils l’ont fait avec les autres races de leur monde.

Comme c’est pratique de faire soi-même les questions et les réponses. Certains elfes se faisaient donc avoir par une rhétorique aussi creuse ? L’elfe avançait des hypothèses sans preuve, juste des suppositions et des théories invérifiables. Pourtant, la souveraine gardait son calme… pour l’instant.

-Je ne vous savais pas expert en comportement de démons et historien aguerris en ce qui concerne leur monde d’origine, fit-elle, un peu taquine. Des qualités essentielles pour donner foi à vos dires.

-J’ai été conseiller de votre défunte mère avant d’être chassé de mes fonctions par votre nouveau gouvernement, se défendit-il avec véhémence. Je sais de quoi je parle. L’ancienne souveraine ne se serait jamais mise à genoux devant une puissance étrangère.

-Ne parlez pas de ma mère, prévint Elwing d’une voix sourde.

Emporté dans son discours passionné, Lenwë ne voyait pas que la souveraine se crispait sur son trône, sa mâchoire se contractant sous le coup de la colère. Son amusement s’était aussitôt dissipé et seule une haine sourde battait ses tempes. Tout le monde dans la salle le voyait et tout le monde craignait ce qu’il allait inéluctablement arriver. Tout le monde sauf Lenwë qui lorsqu’il fit de nouveau référence à l’ancienne souveraine, se fit couper pas un cri rageur.

-Ne parlez pas de ma mère, cria cette fois la souveraine en bondissant de son siège.

La reine ne s’arrêta pas là et descendit prestement l’escalier qui menait à son trône. Elle poussa rudement un garde qui se trouvait en travers de sa route et lui arracha son sabre au passage. La lame émit une longue note aiguë avant de se plaquer sur la gorge de Lenwë qui se figea sur place. La reine le maintint en joue pendant de longues secondes qui paraissaient être des heures, dardant sur lui son regard bleu nuit qui brulait de fureur.

-Ma mère, commença lentement la reine en détachant chacun de ses mots pour qu’ils ne soient pas déformés par la rage. Ma mère était une créature sordide, égoïste et despotique. Si elle était à ma place, votre sang rougirait déjà le sol.

L’elfe ne répondit rien et regarda la lame toujours pointée sur sa gorge. Il la vit se retirer, puis d’une habile rotation, la jeune souveraine attrapa le sabre par son tranchant, tendant la poignée vers le prisonnier qui n’avait qu’un geste à faire pour s’en emparer. Un mouvement de panique passa dans le rang des gardes qui furent aussitôt calmer par la reine, leur ordonnant fermement de tenir leur position.

-Qu’est-ce que vous attendez Lenwë ? Demanda-t-elle. Prenez ce sabre, faites ce qui vous semble le plus approprié et priez pour que mon successeur soit du même avis que vous.

-Je ne suis pas un meurtrier, cracha l’elfe tout bas.

Elwing l’observait intensément, sa colère s’évanouissait lentement, pas pour faire place à son éternel masque d’impassibilité, froid et dur, mais à une tendresse presque maternelle.

-Je sais, dit-elle avec douceur. Vous êtes un elfe inquiet pour son peuple. Je le suis aussi. Je suis inquiète car je pourrais avoir tort. Je suis inquiète lorsqu’une partie de mon peuple sombre dans la discorde. Quoiqu’il arrive nous devrons surmonter les épreuves de ces temps troublés. Nous le ferons ensemble comme nous l’avons toujours fait. Ne nous divisez pas, je vous en prie.

Le discours de la reine était imprégné d’une passion sincère. C’était un discours qui venait du cœur. Celui d’une souveraine humble qui se savait faillible, mais qui aimait son peuple par-dessus tout et qui irait jusqu’au bout de ses convictions.

-Il y a d’autres moyens que de courber l’échine devant les démons, ma reine, répondit Lenwë qui avait lui aussi perdu toute envie de se mettre en colère. Nous…

-Montrez-moi alors, le coupa-t-elle d’une voix forte, comme elle s’adressait de nouveau à sa cour. Vous allez retrouver vos fonctions de conseiller. Je vous veux à mes côtés désormais. Chambellan Tiane, veillez à ce que messire Lenwë soit logé au palais.

-Ce serait un honneur de vous servir à nouveau, votre altesse, assura l’intéressé en s’inclinant profondément.

La reine inclina doucement la tête alors que le chambellan faisait signe au nouveau ministre de le suivre. Elwing le regarda partir, le sabre elfique battant délicatement sa cuisse. Impossible de dire quelles pensées s’agitaient derrière l’océan sombre de ses yeux. Lorsque Lenwë fut enfin sorti, la reine retourna vers son trône enfonçant, au passage, le sabre dans le fourreau du garde à qui il appartenait.

-Ne vous faites plus jamais désarmer par qui que ce soit, ou trouvez-vous un autre souverain à protéger, prévint-elle en le dépassant.

Son garde sermonné, Elwing se repositionna dans son siège et laissant un long soupir s’échapper de ses lèvres. Elle tentait d’évaluer sa décision avec la plus grande neutralité possible. Elle sentait que ce nouveau conseiller allait être des plus agaçants mais c’était un prix à payer dérisoire par rapport au problème qu’elle venait de résoudre. Faire exécuter Lenwë aurait fait de lui un martyre et aurait empiré le soulèvement de ses opposants. Ce n’était pas sous le coup de l’émotion que la reine lui avait redonné son poste de conseiller, c’était un calcule murement réfléchi. Elle avait besoin d’avoir le meneur des contestataires sous la main en permanence pour le contrôler. D’ailleurs, elle le chargera bientôt de faire taire toutes ces contestations au nom de l’union des elfes.

Seul un tyran a besoin de faire couler le sang de son propre peuple pour le contrôler, tandis que le monarque éclairé voit en tous ces sujets un talent à utiliser. Tu ne me croyais pas capable de ça, n’est-ce pas mère ?