________________________________ ♫ Celldweller - Uncrowned
Sylnor s’éveilla lentement, tiré de son sommeil lourd par les mouvements répétitifs de son environnement. Il faisait sombre, et la pièce était relativement vaste. Relativement encombrée aussi… Le jeune dragon comprit qu’il se trouvait dans la cale d’un navire, et s’aperçut qu’il était enfermé dans une cage métallique très restreinte, la mâchoire maintenue fermée par une solide lanière de cuir. Il voulut s’en débarrasser, mais s’aperçut du même coup qu’il ne pouvait pas bouger ses pattes ; ses poignets étaient attachés au sol de la cage. Sa longue queue se trouvait enroulée autour de son corps, et le bout de ses ailes plaquées contre son dos dépassait entre les barreaux de sa prison. Il pouvait à peine redresser son cou.
Que diable avait-il fait pour en arriver là ? Ah oui, bien sûr… Il s’était écroulé sur la première île qu’il avait aperçue, à savoir les Sables Brûlants, épuisé après un vol interminable. Là, après avoir échappé de justesse à la féroce tribu qu’abritait ce territoire aride, il avait été pris en chasse par des pirates itinérants ayant jeté l’ancre près de ces côtes. Affaibli et déshydraté, il avait été incapable de les semer. Et désormais, il était en cage, à peine capable de bouger.
En tant que créature ailée, Sylnor se sentait de plus en plus oppressé derrière ces barreaux ; il ne pouvait ni déployer ses ailes, ni étendre son cou et sa queue, ni se lever… A ce stade, il se sentait presque torturé, mais surtout humilié. L’inquiétude s’envola pour laisser place à une colère violente ; malgré sa gueule fermée, le dragon se mit à hurler, frappant de ses cornes le plafond et les barreaux de sa cage dans un fracas apocalyptique qui résonna dans toute la cale du navire. Il n’eut pas à continuer bien longtemps ; une trappe s’ouvrit en haut de la cale, et deux hommes y descendirent par l’échelle de bois qui se trouvait en-dessous.
Les yeux verts de Sylnor lancèrent des éclairs dans le noir alors qu’il les observait avec attention ; un regard avide et perçant, une barbe mal rasée, de hautes bottes de cuir noir, un bandana autour de la tête, un sabre redoutable à leur ceinture… Décidément, le dragon aurait aimé se trouver n’importe où, sauf ici. Non pas qu’il fût terrifié au point de ne plus pouvoir bouger un muscle (la cage et les lanières faisaient très bien ce travail), mais il se demandait ce que les boucaniers voulaient faire de lui. Tout en cogitant déjà sur un plan d’évasion…
Les deux pirates s’arrêtèrent en face de la cage. L’un arborait une expression ferme et critique, toisant le dragon rouge de son œil unique, l’autre étant probablement crevé, dissimulé derrière un cache noir maintenu par une sangle fine. Son camarade arborait un sourire narquois et fut le premier à parler.
- Enfin réveillée, la bestiole ? A votre avis, capitaine ? C’est bien un dragon ou une wyvern un peu trop loin de chez elle ?
Le capitaine se gratta le menton d’un air pensif.
- Il ressemble pas vraiment à une wyvern… Mais il est bien petit pour un dragon.
- Ouais… Le seul moyen d’être sûr que c’est un dragon, ce serait de vérifier s’il est futé… Et si on essayait de le faire parler ?
- Bien sûr, abruti. Tu seras même celui qui lui retirera cette muselière, et celui qui se fera transformer en torche vivante s’il s’agit vraiment d’un dragon.
Sylnor faillit sourire. Le capitaine ne croyait pas si bien dire.
- De toute façon, poursuivit le pirate borgne, ça n’a aucune importance. On pourra sûrement en tirer un bon prix… Ses griffes, ses cornes et ses dents se revendront probablement cher sur le marché noir.
Le dragon rouge tiqua à l’énoncé du marché noir, l’endroit où son premier regard s’était posé lorsqu’il avait brisé sa coquille. Ce souvenir était pour lui l’un des plus détestables.
- Sans parler de ses écailles, ajouta l’autre. Elles brillent comme des rubis !
La situation lui plaisait de moins en moins. Sylnor devait sortir d’ici, et vite.
- On verra ça quand on accostera sur l’île des boucaniers, déclara le capitaine avant de se pencher plus près du jeune dragon. Quant à toi, tiens-toi tranquille si tu ne veux pas que je te tue avant l’heure.
Pour toute réponse, Sylnor frappa violemment les barreaux de la cage avec ses cornes, alors qu’un grondement sourd roulait dans sa gorge.
Sans faire davantage attention à lui, les deux pirates se détournèrent, empruntèrent à nouveau l’échelle, et sortirent de la cale, refermant la trappe derrière eux, laissant le dragon seul. Ce dernier regarda autour de lui, évaluant les différentes possibilités. Pas de clefs en vue, donc aucun espoir d’ouvrir la cage en la déverrouillant. Se débattre jusqu’à ce que la cage tombe pouvait s’avérer dangereux et inutile, Sylnor opta donc pour la seule solution qu’il lui restait ; faire fondre les barreaux. Son feu acide en était capable, l’acier était vieux et rouillé, mais un problème subsistait ; il ne pouvait pas ouvrir ses mâchoires. Cela l’obligerait donc à faire jaillir ses flammes par ses naseaux. Les dragons ayant un feu de type air, non acide, pouvaient le faire sans dommage collatéraux, mais ce n’était pas le cas de Sylnor… Ce geste ne serait certainement pas sans conséquence pour lui. Mais c’était la seule chose à faire.
Prenant une longue inspiration par les naseaux, il stimula sa poche à feu entre ses deux poumons ; celle-ci se contracta lorsqu’il expira, propulsant une gerbe de feu acide à travers chaque narine. Comme Sylnor l’avait redouté, cela lui brûla douloureusement l’intérieur du museau. Mais le résultat consola bien vite le jeune dragon ; les barreaux usés se fragilisèrent considérablement. Le dragon rouge recommença, soufflant cette fois des flammes en plus petites quantité pour brûler la lanière de cuir qui retenait l’une de ses pattes ; le cuir resta autour de son poignet, mais se sépara du fond de la cage. Après avoir libéré une de ses pattes, il sectionna les liens des trois autres avec ses griffes, et retira sa muselière, ouvrant et fermant plusieurs fois ses mâchoires engourdies. Désormais libre de cracher ses redoutables flammes, il les déchaina une nouvelle fois sur les barreaux de sa prison, les faisant fondre pour de bon.
A peine fut-il sorti que Sylnor s’étira longuement, fouettant l’air de sa queue et battant des ailes pour les rendre opérationnelles. Alors qu’il allait se précipiter vers la trappe, un éclat attira son attention dans un recoin sombre de la cale ; là, dans un grand sac de toile, se trouvaient ses deux anneaux dorés et argentés. Les pirates les lui avaient retirés après sa capture, pendant sa période d’inconscience… Sylnor les reprit et les replaça sur ses cornes, avant de fouiller intégralement le grand sac. Ce qu’il y trouva le ravit ; des gemmes de toutes les couleurs, des pièces d’or, des bijoux magnifiques… Et bien sûr, la pièce maîtresse du butin ; un rubis parfaitement poli, gros comme un poing humain. Sylnor aurait souhaité emporter le sac tout entier, mais porter quelque chose l’aurait quelque peu handicapé, non pas pour voler, mais pour affronter les pirates une fois sur le pont. Il s’affaira donc à avaler la moitié des pièces d’or, ainsi que toutes les pierres précieuses et les bijoux, sauf bien sûr l’énorme gemme, qu’il garda précieusement entre ses mâchoires. Il régurgiterait le reste une fois qu’il aurait trouvé un endroit sûr. C'était amusant de se dire que les pirates devraient l'éventrer s'ils tenaient à récupérer leur butin... Cela donnait aux objets précieux tout leur goût. Le goût de la victoire.
Grimpant à l’échelle, Sylnor faillit défoncer rageusement la trappe d’un coup de cornes ; l’envie de déchainer sa furie était forte, mais sa raison finit par l’emporter. Touchant délicatement la surface de bois du bout de ses cornes, il la souleva doucement, jetant tout d’abord un œil par l’entrebâillement. Un sourire étira son museau fin ; il faisait nuit. Cela jouerait indéniablement en sa faveur. Avant de quitter la cale, Sylnor prit soin de repérer la position de chaque membre de l’équipage. Ce ne fut pas difficile ; les pirates étaient tous à l’arrière du pont, riant à gorge déployée autour de bouteilles de rhums. La vigie était nichée en haut du mât principal, surveillant l’horizon faiblement éclairé par un fin croissant de lune, qui donnait l’impression que le ciel nocturne souriait impatiemment à l’idée du spectacle qui se préparait…
Silencieux comme un félin, souple comme un serpent, Sylnor se glissa hors de la trappe, qu’il referma sans bruit en la reposant doucement derrière lui avec le bout de sa queue. Dissimulé derrière des caisses de vivres, le dragon rampa vers le capitaine, et vers l'autre boucanier se tenant à ses côtés. Le pirate borgne tenait la barre, le regard rivé vers un ensemble d’îles qui se rapprochaient à vue d’œil, et dont la silhouette laissait deviner qu’elles étaient couvertes de jungle. Le navire manœuvrait actuellement entre les rochers qui parsemaient les côtes ; il n’y avait rien de périlleux, c’est pourquoi les pirates se permettaient de le faire de nuit, mais cela nécessitait de l’attention et de la pratique. Peu importait ; l’environnement fit germer une idée dans la tête cornue du dragon. Celui-ci devait agir avant que la vigie n’ait l’idée de poser un regard sur le pont ; sortant le rubis de sa gueule pour le tenir dans le creux de sa patte, Sylnor le fit rouler à quelques mètres à côté du capitaine, qui baissa immédiatement la tête, tout comme son camarade. Ils firent ce que le dragon attendait, s’éloignant de la barre pour s’approcher prudemment de la gemme en murmurant.
Sylnor bondit, s’emparant de la barre avant de la faire brusquement tourner vers les rochers les plus proches. La secousse renversa l’équipage à l’arrière du navire, et manqua de faire tomber le capitaine et son camarade abasourdi, qui se tournèrent brusquement vers la barre, pour se retrouver nez à nez avec un petit dragon rouge leur souriant de toutes ses dents. Le pirate accompagnant son supérieur dégaina son sabre, mais Sylnor ne lui laissa pas le temps d’en faire quoi que ce soit, ou même de rectifier la trajectoire du vaisseau ; bondissant en arrière en s’aidant d’un battement d’ailes, la créature leur prouva qu’elle était bel et bien un dragon en crachant un jet de flammes flamboyantes qui atteignirent le boucanier armé à la jambe, enflammant du même coup la barre de bois et de fer du bateau, la rendant inapprochable ; au même moment, la vigie hurla du haut de son perchoir pour avertir le reste de l’équipage. La jambe en feu, l’homme atteint par les flammes acides se jeta par-dessus bord en hurlant de douleur.
Profitant du court instant de stupeur du capitaine, le dragon se propulsa dans les airs d’un ample battement d’aile, et d’une puissante détente de ses pattes arrière et de sa queue appuyée sur le sol. Sylnor fila comme une flèche vers les cieux, longeant le mât principal et dépassant le nid-de-pie, qu’il ébranla au passage d’un coup de queue, manquant de faire chuter la vigie. Alors qu’il s’élevait rapidement hors de portée, le dragon rouge entendit le capitaine aboyer des ordres à son équipage, qui s’activa sur le pont, brandissant des arbalètes. Cela n’inquiéta pas Sylnor outre mesure ; les effets du rhum sur les pirates ainsi que la noirceur de la nuit le mettraient à peu près en sécurité, à condition qu’il se montre prudent. De plus, il était trop agile et rapide pour que les canons soient un danger pour lui.
Profitant que les boucaniers soient en plein chargement de leurs armes, le dragon rouge fit une descente en piquée vers le navire, rasant le pont pour saisir entre ses griffes la gemme rouge qu’il avait laissée derrière lui à son envol. Cependant, il sous-estima la rapidité d’action de quelques boucaniers ; un carreau d’arbalète transperça la membrane de son aile gauche, et deux autres flèches ripèrent sur sa souple armure d’écailles, l’égratignant sans parvenir à la transpercer. Heureusement pour Sylnor, ces armes n’étaient pas faites pour affronter les dragons. D’ailleurs, les pirates n’étaient pas habitués à les affronter non plus ; Sylnor avait connu des situations bien plus délicates, desquelles il était tout de même sorti vivant…
Ignorant les protestations douloureuses de son aile, il s’éleva hors de portée dans le ciel nocturne. Puis, volant sur place, il rendit à la lune son sourire argenté, et éclata d’un rire tonitruant auquel se mêlait un rugissement provocateur. Ses écailles et ses dents acérées luisaient sous la lumière blafarde de l’astre, et le dragon brandissait la gemme étincelante qu’il tenait dans le creux de sa paume, narguant les pirates avec leur propre butin. Au même moment, une série de longs craquements sinistres se firent entendre sous l’eau ; la coque du navire venait de toucher les rochers vers lesquels Sylnor l’avait précipité.
Affichant un large sourire plein de dents pointues, le dragon lança d’une voix forte :
- Mon pauvre capitaine, il aurait mieux valu pour vous que je sois une wyvern ! Les réparations de votre navire coûteront une petite fortune… Saluez les Amazones de ma part !
Sur ce, il fit demi-tour, ondulant gracieusement son corps svelte, se dirigeant vers la jungle en serrant entre ses griffes la pièce maîtresse de son butin.
- Sois maudit, dragon ! vociféra le capitaine en brandissant son sabre dans la direction approximative de Sylnor. Tôt ou tard, tu toucheras le sol ! Tu paieras pour ce que tu as fait !
Le jeune dragon rouge ne lui fit pas l’honneur d’une réponse, disparaissant dans le nuit, laissant derrière lui un navire échoué sur les rochers, avec à son bord un équipage furieux, un incendie qui se laissait difficilement maîtriser, et un butin presque entièrement pillé.
***
L’aube se leva sur une scène qui aurait profondément amusé Sylnor ; sur la plage de sable blanc, l’équipage du navire s’étant improvisé chasseur de dragon discutait avec une tribu Amazone. Les grandes guerrières à la peau mate écoutaient les doléances du capitaine borgne, certaines avec un regard légèrement stupéfait, d’autres avec un sourire goguenard. Ce n’était pas tous les jours que l’on voyait des pirates dans une telle posture… Même Akylin, la meneuse ferme et farouche de la tribu, semblait amusée face à ce spectacle.
- Cette bête se trouve forcément encore sur votre île ! termina le capitaine, hors de lui. Il faut la traquer et l’abattre avant qu’elle ne recommence ! Elle pourrait très bien faire une descente en piquée sur votre village, comme elle l’a fait sur notre navire !
- Vous dîtes que ce dragon vous a attaqués de nuit ? demanda calmement Akylin.
- Oui ! répondit un homme de l’équipage. Personne ne l’a entendu sortir de la cale, il a enflammé la barre et…
- La cale ? répéta l’Amazone en plissant ses yeux marron clair. Que faisait-il dans la cale ?
Le capitaine lança un regard noir à son camarade. En racontant l’attaque, il avait volontairement omis le fait que le dragon avait été capturé, et n’était pas arrivé directement du ciel pour fondre sur eux. Et voilà que son abruti d’équipage fichait leur crédibilité en l’air !
- Eh bien, il pillait notre butin, évidemment ! grogna-t-il. On ne sait pas comment il a pu s’y glisser sans être vu…
Visiblement, la meneuse Amazone n’y croyait qu’à moitié. Néanmoins, elle n’insista pas.
- Bien. Nous allons vous fournir le matériel nécessaire pour les réparations de votre navire, tant que vous aurez de quoi payer. Notre chamane prendra soin de votre blessé. En revanche, si vous tenez vraiment à obtenir notre soutient dans une partie de chasse au dragon, cela vous coûtera nettement plus cher. Et étant donné que votre trésor vient d’être pillé par ce même dragon, je doute que ce soit le cas.
Le capitaine serra la mâchoire. Cela était dur à admettre, mais Akylin avait raison. Il devait donner priorité à la remise en état de son navire, et il ne pouvait convaincre la tribu Amazone de le soutenir s’il se lançait dans une traque. Le dragon allait devoir attendre. Sans compter que les Amazones, très peu enjouées de voir les pirates sur leurs terres, n’allaient certainement pas être douces concernant le prix du matériel dont ils auraient besoin…
- Bien. Allons au village, j’ai hâte de quitter cette maudite jungle… Vous là-bas ! aboya-t-il en se tournant vers un groupe d’hommes qui se raidirent aussitôt. Allez chercher ce qu’il reste de notre butin et rejoignez-nous.
L’équipage obéit, et les femmes guerrières conduisirent les boucaniers vers le village à travers la jungle gardant un œil prudent sur eux.
***
Après sa chasse au trésor mouvementée, Sylnor avait trouvé ce qu’il cherchait ; une grotte peu profonde et surélevée, creusée dans une falaise rocheuse près de la côte. Après avoir bu longuement dans une source coulant dans la forêt, et pansé son ailé blessé en la léchant soigneusement, le jeune dragon s’était autorisé un somme de quelques heures dans la petite caverne rocheuse. Son museau était encore douloureux, brûlé de l’intérieur par son propre feu, mais il avait tout de même réussi à se reposer. Un peu avant l’aube, et après avoir saisi le rubis avec le bout de sa queue, il était sorti de sa cachette pour se dégourdir les pattes sur la plage ; ses ailes avaient largement eu l’occasion de se mouvoir, mais il n’avait pas beaucoup marché ces derniers temps.
Alors qu’il pensait pouvoir se reposer un peu, un bruit le fit stopper net, tendu ; d’un mouvement de queue, il dissimula la gemme derrière lui. Ce bruit, il le connaissait… C’était le grincement caractéristique d’un arc bandé. Sylnor tourna la tête, pour se retrouver nez à nez avec la pointe d’une flèche encochée. Visiblement, le jeune dragon avait sous-estimé la tribu Amazone locale ; l’archère, une grande femme musclée aux longs cheveux noirs, et aux yeux marron clair tranchant avec sa peau mate, s’était approchée de lui, dissimulée par la dense végétation de la jungle. Elle se redressa de toute sa hauteur, tenant toujours le dragon en joue, le toisant d’un regard dur et hostile.
- C’est donc là que tu étais… dit-elle. Tu as bien salopé le navire du capitaine Kelv.
Sylnor redressa fièrement son cou, affichant un sourire ironique.
- Vous me flattez, Madame…
- Ce n’était pas une flatterie. Qui es-tu ?
- Juste un voyageur de passage, épuisé par un long trajet. Mon nom est Sylnor.
L’arc se détendit un peu, mais l’Amazone n’en retira pas la flèche.
- Pour un voyageur épuisé, tu as de drôles d’idées… Attaquer un navire pirate et dérober son butin est très déconseillé, tu sais.
Le jeune dragon prit l’air le plus innocent et consterné possible.
- Dérober ? Par tous les dieux, non voyons ! Je ne suis pas un voleur, « dérober » suppose qu’il existe un propriétaire… Or, les marchandises obtenues par les pirates ont-elles-même été dérobées. J’ai seulement récupéré ces objets. De plus, je sais les apprécier à leur juste valeur. Ces pirates, quant à eux, ne voient en ces trésors qu’une possibilité d’acheter tout le rhum de l’archipel…
Amusée par les paroles de Sylnor, et par le fait que celui-ci avoue ses actes sans vergogne, la chef des Amazones sourit. D’un sourire qui ne s’avérait pas tout à fait amical, mais un sourire quand même.
- De plus, ajouta le dragon rouge, je ne les ai pas attaqués.
- Vraiment ? Alors comment expliques-tu le navire échoué sur les côtes de notre île, qui gâche le paysage et qui promet de le faire pendant encore un long moment ?
- J’ai été prisonnier de cet équipage, dit Sylnor en montrant son poignet droit, autour duquel se trouvait encore la lanière de cuir qui l’avait retenu. Je me suis réveillé dans une cage, dans la cale de leur navire, et voilà où cela les a mené… Ils ignoraient à qui ils avaient affaire, ne soyez pas trop durs avec eux.
- Tu es bien audacieux et arrogant pour un si petit dragon… Mais même si ce navire que tu as précipité sur les rochers enlaidit la vue, les boucaniers paieront le prix fort pour le remettre en état, j’y veillerai personnellement. Finalement, il y a des bons côtés dans cette histoire.
- J’en suis ravi pour vous.
L’Amazone abaissa cette fois son arc, même si une certaine tension demeurait entre elle et le jeune dragon de feu.
- Si tu es vraiment de passage, alors pars. Tu as déjà fait assez de dégâts.
- Je croyais que ce n’était pas si gênant que cela pour vous ?
- Non, mais nous avons l’habitude de commercer avec les pirates. S’ils apprennent que le dragon qui a fait échouer tout un navire se trouve sur notre île, nos relations se dégraderont, et ils rappliqueront tous ici pour te retrouver et toucher la récompense que le capitaine Kelv ne manquera pas de promettre pour ta tête. Et selon la somme promise, les Amazones pourraient être tentées de se lancer à ta poursuite, elles aussi.
Sylnor le prit comme Akylin voulait qu’il le prenne ; un avertissement. Un seul et unique avertissement. L’Amazone cherchait simplement à éviter les problèmes. Elle avait raison ; le dragon avait non seulement fait beaucoup de dégâts, mais ne comptait en aucun cas s’arrêter en si bon chemin. Les navires pirates étaient littéralement de vraies mines d’or.
- Bien, je comprends…Si vous me promettez, de votre côté, de ne rien révéler à mon sujet, je m’engage à ne plus atterrir sur votre île.
L’Amazone hocha la tête.
- Marché conclu, dragon. Je ne t’ai pas vu sur cette plage. Ah, au fait… Très joli butin. Je comprends pourquoi le capitaine Kelv est hors de lui.
Le dragon afficha un sourire faussement innocent, déplaçant subrepticement la gemme enroulée dans l’extrémité de sa queue pour mieux la cacher.
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler…
Akylin sourit, puis recula, disparaissant dans l’obscurité qu’offrait la jungle bordant la plage de sable blanc. Sylnor se retrouva seul à nouveau. Respirant l’air marin à pleins poumons –et le regrettant bien vite lorsque son museau le brûla plus douloureusement- il leva la tête vers l’azur du ciel dégagé. Il comptait bien respecter sa part du contrat, à savoir ne pas atterrir sur les îles Amazones, afin d’entretenir les relations les plus neutres possibles avec elles. Les pirates et les tribus des Sables Brûlants ne seraient probablement jamais des alliés, les premiers parce qu’ils allaient subir les pillages répétés de Sylnor, et les autres pour leur nature féroce qui les avait poussés à attaquer le jeune dragon lorsque celui-ci avait été repéré sur leurs terres. Les Amazones savaient se tenir, elles, au moins… Et qui sait, peut-être qu’un jour, quelques tribus de ce peuple fier et guerrier pourrait entretenir des relations meilleures que « neutres » avec Sylnor. Car celui-ci n’était pas seulement de passage… Ces lieux commençaient à lui plaire, malgré sa mésaventure, même s’il ne comptait pas rester ici pour toujours. Une fois qu’il serait entièrement remis de son affrontement de la veille, ainsi que son long vol depuis les contrées de Terre, il aurait une autre destination en tête. Sylnor appréciait le fait de posséder plusieurs tanières…
Reprenant la gemme étincelante entre ses griffes, le dragon rouge déploya à nouveau ses ailes et prit son envol, quittant l’île des Amazones. Une fois qu’il eut pris de l’altitude, un sourire amusé étira son museau fin à la vue lointaine du bateau échoué. Il s’éloigna, de plus en plus haut, de plus en plus loin, jusqu’à avoir une vue imprenable sur tout l’archipel de la Muerta. Les îles ressemblaient assez aux cartes qu’il avait eu l’occasion d’étudier dans la grande bibliothèque des Van Ysmir… Il repéra ainsi l’île du Jaguar, redoutée pour les créatures sauvages et voraces qu’elle renfermait, et aussi pour la tribu d’aborigènes qui y régnait. Sylnor songea avec amusement que cette tribu ne serait pas non plus amicale si elle découvrait que le dragon comptait se nourrir de leur gibier… Tant pis. Sylnor n’était plus à un ennemi près.