-Magnez-vous les miches, les pioupious ! Allez, course cadencée, mode maraudeur six-quatre, et que j’vous prenne pas à tirer au flanc !
Un véritable concert de plaintes et de grognements essoufflés succède au beuglement de l’instructeur. Toutes les recrues, sans exceptions, en sont à ce stade à cracher leurs poumons. Même les plus endurantes, même les plus coriaces. Même la plus Loki de toutes. Erika refoule une bouffée de haine envers leur tortionnaire. Bien sûr, c’est l’usage dans les armées, de rabaisser les nouveaux. De les humilier pour forcer à se dépasser. Elle le sait, elle en est consciente … mais elle étranglerait bien cette ordure sur-le-champ, si elle avait la force de le rattraper ! Rien que maintenir la cadence lui coûte presque toutes les forces qu’il lui reste. Son cœur bat à toute allure dans sa poitrine, ses jambes sont devenues de plomb, son souffle brûlant, sa gorge desséchée. Son corps tout entier vit un véritable martyr. Et ce salopard qui cavale devant, nonchalant, la narguant ! Sans compter le mépris de ses « camarades » envers l’étrangère, l’anormale. Son cœur s’embrase, brusquement, de ce feu intérieur et ardent qui la caractérise. Non, elle n’abandonnera pas, comme tous le souhaiteraient. Pour sa mère. Pour la vengeance. Mais avant tout, pour elle-même ! Elle serre les dents et s’accroche. Force son corps à mobiliser toutes ses réserves. Avancer. Un pied après l’autre. Garder le rythme.
Les minutes s’écoulent, lentes, interminables. L’instructeur continue de mener le groupe, mais l’écart semble se creuser entre la Loki, qui parvient tant bien que mal à suivre son rythme, et le reste du groupe. Et puis, à leur tour, ils s’insurgent. Se laisser ridiculiser par l’étrangère ? Jamais ! Piqués au vif par l’insolente performance d’Erika, ils rattrapent leur retard, leur détermination soutenant leur corps sur le point de lâcher. Des arbres succèdent aux arbres, puis le groupe gravit une pente, entame un faux plat, sur un terrain aussi enneigé qu’accidenté. Et pourtant, tous tiennent bon, même dans la descente qui s’ensuit. La délivrance arrive, enfin, lorsqu’ils regagnent leurs baraquements, sous les yeux amusés de leurs aînés. Quelques uns se laissent tomber au sol, crachant leur bile. La plupart tiennent quelques secondes avant de les rejoindre, le souffle rauque. Une poignée jouent les bravaches, courbés, les mains sur les genoux, mais bien debout. La Loki en fait bien entendu partie. Ses yeux se plantent dans celui du mentor. Dans le regard d’Erika, du défi, de la colère, de la détermination. Dans celui de l’autre, de l’étonnement, et, plus surprenant … de l’approbation.
***
Le bruit de bâtons qui s’entrechoquent résonne dans les airs. Des encouragements et des cris ponctuent chaque coup asséné par les deux adversaires en présence. D’une corpulence quasiment identique, portant la même tenue, leur chevelure blonde ramassée en queue de cheval, ils ne se distinguent guère que par les mèches grises qui parsèment la tignasse du plus âgé des deux. En dépit de la fougue de son adversaire, le vétéran ne semble guère en difficulté. Bien au contraire. Il esquive un violent coup de taille d’un simple pas sur le côté. D’une habile feinte, suivie d’un contre-pied, il déstabilise la garde de son adversaire, avant de lui asséner un coup dans le creux du genou. Déséquilibré, son cadet ne peut pas esquiver la frappe suivante dans l’estomac. Le souffle coupé, il pose un genou à terre. Des cris de déception s’élèvent aussitôt des rangs de ses camarades. Le combat est terminé. Son adversaire l’aide à se relever, puis lui assène une bourrade amicale dans le dos.
- Pas si mal, mon gars … mais trop d’enthousiasme, c’est mortel ! Enfonce donc toi ça dans le crâne, veux-tu ! Et c’est valable pour vous autres ! Pour remporter un combat, faut d’abord y survivre !
Il promène son regard sur la vingtaine de recrues, goguenard.
- Alors, un autre candidat ? Je vous rappelle le marché ? Vous arrivez à remporter une manche, et quartier libre ce soir ! Sinon … une petite promenade …
La plupart déglutissent clairement, autant à l’idée de l’affronter que de subir une nouvelle balade. Jön était considéré comme l’un des meilleurs de leur groupe, et l’instructeur n’en a fait qu’une bouchée. Littéralement. Forcément, ce spectacle a refroidit pas mal d’ardeurs ...
- Moi.
La voix claque, sèche, rompant le silence qui vient de s’installer. L’instructeur se retourne vers sa propriétaire, assise un peu à l’écart du reste des recrues. Un sourire narquois se dessine alors sur ses lèvres.
- Allons bon. Peau-bleue. On la joue collectif, cette fois ?
La Loki se relève d’un bond, le regard dur, les lèvres pincées, le corps tendu.
- Sauf vôt’respect, chef, l’plaisir de vous botter le fessard, ça se refuse pas !
Le bâton en main, elle rentre à son tour dans le cercle informel qui compose l’arène. Cette fois-ci, pas d’encouragements, pas de cris. Rien d’autre qu’un silence tendu, alors que les deux adversaires entament une ronde circulaire, chacun jaugeant l’autre et attendant qu’il entame le premier mouvement. Rapidement, le tempérament de la Loki reprend le dessus. Un simple coup de taille, puissant, facilement détourné par le vétéran, qui riposte sur-le-champ en visant son coude. Esquive d’une volte, amplifiant la contre-attaque de la Loki, d’une puissance telle que son vis-à-vis recule d’un pas sous le choc. Les frappes s’enchaînent et se suivent. Puissance brute et énergie d’un côté, expérience et technique de l’autre. A plusieurs reprises, le bâton de l’instructeur vient marbrer les jambes ou les flancs d’Erika. En vain. La Loki ne montre pas le moindre signe de faiblesse. Au contraire. Chaque douleur, chaque coup, ne fait que l’aiguillonner. Elle continue d’accabler de coups son adversaire, en dépit de ses contre-attaques, de ses frappes vicieuses. Elle s’acharne à le contraindre à la défensive, obstinée, bornée. Une nouvelle touche, plus douloureuse, sur son avant-bras. Elle réprime un grognement de douleur. Alors, sans prévenir, son adversaire passe à l’offensive à son tour. Des frappes rapides, précises, qu’elle ne dévie qu’à grand-peine, sans pouvoir riposter. Elle recule à son tour, un pas après l’autre. Une douleur déchire brutalement son flanc. Elle vacille, mais, in extremis, réussit à ne pas tomber au sol. D’un revers de son bâton, ponctué par un coup de pied droit dans l’estomac de l’instructeur, elle réussit à négocier un répit. Chaque respiration provoque désormais des vagues de douleur dans son corps. Une côte fêlée, au moins. Peut-être plus. Elle ne pourra plus tenir bien longtemps. Seul son formidable métabolisme l’a empêchée de finir au sol, cette fois-ci. Elle n’aura pas de deuxième chance.
Sa respiration se ralentit. Elle se force à expirer par la bouche, doucement. Sa colère et sa rage sont désormais jugulées, contraintes à alimenter l’état de calme et de concentration qu’elle s’efforce tant bien que mal d’atteindre. Le Zen. Combien de fois a-t-elle échoué à l’atteindre, sous le regard dépité et sévère de sa mère ? Trop. Beaucoup trop. Cette transe martiale ne correspond guère au tempérament flamboyant de la Loki. Mais maintenant … elle en a besoin. Vraiment besoin. Un mouvement capte aussitôt son attention. Son adversaire repart à l’attaque. Le répit n’aura duré qu’une poignée de secondes. Une feinte, suivie d’une attaque à contre-pied. Erika se sait trop lente pour réagir à l’attaque qui suivra. Pourtant, elle s’insurge. Refuse. De sa détermination butée, naît un miracle. La silhouette de l’Humain se nimbe soudain d’un halo orangé ; ses mouvements ralentissent, alors que la perception temporelle de la Loki s’altère sans prévenir. Juste à temps. Celle-ci se ramasse sur elle-même pour éviter l’attaque dirigée contre sa tête. D’une détente formidable, elle se rue droit sur l’instructeur. Tête la première. Elle le percute droit dans l’abdomen, le déstabilisant. Sans lui laisser le temps de réagir, poussée par la transe, elle lui agrippe la jambe. Enfin, dans une démonstration de force brute, sans une once de raffinement, elle soulève le vétéran par ce biais avant d’expédier au sol son adversaire privé d’appui. Un silence stupéfait succède à la fin du combat, rapidement rompu par un tonnerre d’applaudissements.
***
Une bouffée d’air frais agresse le visage de la Loki. Par contraste avec l’atmosphère chauffée et enfumée de la taverne, le froid glacial de l’extérieur n’est pas très agréable pour une étrangère franchement immigrée. Et en particulier lorsqu’il ravive les douleurs du combat de l’après-midi. C’est un mal nécessaire. La lueur de la lune vient déjà réconforter son corps, apaisant la douleur et contribuant à sa guérison. Réprimant un frisson, elle ôte sa veste et retrousse sa tunique jusqu’au thorax, exposant ses côtes et ses avant-bras à la lumière lunaire. En dépit du froid, elle éprouve une sensation de profond bien-être. Elle ferme les yeux, se détend tant bien que mal. Une journée riche en surprises. Et voir ses camarades lui payer tournée sur tournée n’était sans doute pas la moindre … Ses oreilles captent soudain un léger crissement dans la neige. Comme un bruit de pas. Proche, trop proche. Elle se relève avec précipitation, réprimant à grand-peine le vertige ponctué de nausées qui s’ensuit. La tête lui tourne encore. Trop d’alcool, y compris selon les critères Loki. L’odeur de l’importun parvient à ses nausées. L’instructeur. Elle le dévisage, la tête se balançant de droite à gauche, sans savoir quoi dire. Finalement, c’est lui qui entame la discussion.
- Une Initiée, hein ? Tu cachais bien ton jeu, gamine !
Elle hausse les épaules, faussement désinvolte. Un large sourire, niais, celui d’un ivrogne, se peint sur ses trais.
- P’têt ben qu’ouais, p’têt ben qu’non … Pis z’allez pas m’sortir que j’ai triché, non ? « La seule seigle d’un combat, c’est qu’le denier debout a gagné. » Nan ? Ou un truc du genre, j’crois.
L’homme ricane doucement. Il secoue la tête de droite à gauche, puis son regard devient plus dur, sérieux.
- T’as du potentiel, gamine. Pas seulement comme combattante, hein. Regarde tes camarades. Ils te méprisaient. Et maintenant ? Ils te respectent. C’est ça, une Initiée. Un talent martial, mais pas uniquement … Un don pour s’imposer, se faire respecter … et puis mener. Ils sont pas nombreux, ceux qui peuvent arpenter ta voie. Et encore moins à ton âge ! T’as un don. Alors va pas tout gâcher, veux-tu ?
Le vétéran attend sa réponse pendant de longues secondes, en vain. Perdue dans de sombres pensées, la jeune femme n’est plus consciente de sa présence. Lorsqu’elle en émerge enfin, il est déjà reparti. Elle soupire. Seule la vengeance l’a amenée ici. La seule nation à tenir encore tête aux sbires du sombre piaf. Elle n’en attendait rien de plus, que de pouvoir, un jour, affronter les responsables. Mais peut-être pourrait-elle en profiter pour entamer une nouvelle vie. Plus de mercenariat. Plus de vagabondages. Plus d’errance. Se fixer. S’intégrer. Forger des liens. Elle hausse les épaules et rigole. A quoi bon se préoccuper du futur ? Ce qui doit se produire, se produira. En quelques bonds agiles, elle grimpe sur le toit de l’établissement. Quelques gestes rapides lui suffisent à déblayer de la neige pour s’affaler ensuite sur l’espace dégagé. Elle expose à nouveau ses blessures à la lueur lunaire, et ferme ensuite les yeux. Entre cette douce régénération, la saveur de la victoire et la chaleur de l’alcool qui coule encore dans ses veines, elle se sent bien. Détendue. Zen.