Folie Embrasée
« Wu Ali »
I – Larves
- « J’y tombai et m’y engouffrai. Ils s’approchèrent au seuil de mon être, par l’embrassure de mes songes, guettant la moindre faille. Leurs ombres s’infiltrèrent à travers les canalisations pompées par mon cœur bestial. J’y fus jadis chez moi. Maintenant, libérez-moi. Déchaînez-moi. Ma vision se confond. Le feu vicié s’empare de ma chair. Fuyez pour votre vie. Elle s’embrase. »- Une voixD’un dialecte saccadé par une tribalité terreuse;
- « Elle s’est envolée? »
- « Oui, à mi-course du soleil. Vers l’ouest. »
- « T’as vérifié? »
- « J’ai vu. »
- « Ne perdons pas de temps. »
Les Ergoniens. Groupuscule caché dans un socle à peine habitable, en plein cœur de la montagne. Aucuns écrits et peu de mémoires connaissent leur existence tribale des plus rudimentaire. Quelques campements formaient la totalité de leur nombre, enfouis dans la crasse des âges, repliés sur une culture parjurée par la soif de richesse. La tribu survivait aux conditions arides du grand hiver de peine et de misère depuis près d’un demi-siècle. Troublés, un ensemble d’esprits tourmentés par la souffrance. Ces amas de chairs humaines s’étaient repliés à l’intérieur des crevasses, par-delà la Terre des Phoenix, bordant la haute montagne. Ce qui restait de ces hommes qui furent peut-être autre chose, il y a de cela longtemps, s’apparentait à un vestige parfaitement ancré à l’ambiance sombre des ruines montagneuses. Pourtant, un lien persistait. Une tradition qui incarnait la base de leur survie : le pillage de dragons. Ne vous y méprenez pas, un effectif aussi flou que les Ergoniens n’aurait jamais pu rivaliser face à un dragon d’âge quelconque. L’histoire en est la preuve sanglante. Il leur restait donc comme seule arme, un caractère fourbe et lâche qui, en y réfléchissant bien, s’imbrique d’une logique tout à fait justifiable pour ne pas servir de repas aux monstres ailés. Témérité ou folie, leur adoration pour cette chasse était sans limites.
Une quinzaine d’hommes vêtus de loques en peaux et fourrures éparses. Des lances à pointes de pierres ou de bois carbonisé et des visages couverts d’un mélange de terre, de teintures et de peur. Où vont les hommes lorsqu’ils mourront? Où ça leur chantent entre nous, mais le plus souvent c’est dans un nid grouillant de larves affamées.
Sans préavis, le groupe se divisa en plusieurs sous-groupes de trois ou quatre individus pour mieux couvrir le terrain qui commençait à s’accentuer dangereusement. La paroi de la montagne s’élevait vers les cieux, maintenant depuis plusieurs jours, en succession de plateaux, falaises et crevasses. S’ils n’avaient pas la moindre complexité intellectuelle, ces êtres primitifs connaissaient la montagne et l’art de la gravir. La division du groupe était une technique particulièrement efficace afin de réduire les pertes pour le retour.
Ruem, le plus vieux d’entre tous, et celui qui avait accumulé l’expérience des chasses la moins néfaste pour son intégralité physique, s’arrêta net. Sa main se serra sur son bâton dont l’extrémité, s’apparentant à un globe, avait été évidée pour créer un son bien précis lorsqu’il le cogna contre le mur rocheux. L’onde sonore, subtile en basses fréquences, eut pour effet d’immobiliser le moindre mouvement des groupes d’hommes parsemant le terrain accidenté. Ruem le Vieux tourna lentement ses sourcils broussailleux vers les trois comparses qu’il avait à portée de vue et leva le bras au-dessus de sa tête en l’abaissant d’un geste assuré. L’angle de son bras s’alignait parfaitement vers un creux dans la pierre noire de la montagne. Le soleil s’y reflétait paresseusement jusqu’à venir caresser un objet lisse à la perfection immaculée. La lueur fleurissait doucement contre la couleur opaque du calcium protecteur. Difficile de croire qu’un environnement aussi hostile puisse abriter une fragilité si émouvante. Une alcôve chaleureuse. Un cœur battant faiblement.
II - Œufs
Trois embryons, aussi vulnérables l’un que l’autre, gisaient dans un hasard troublant de branchages, d’os et de terre argileuse à l’intérieur d’une embrassure naturelle s’ouvrant sur le monde. Laissés pour comptes? Jamais, quel que soit la distance les séparant de leur mère. L’instinct secret de la race mythique liait la progéniture, dans son repos gestatif, au sang maternel qui jalousait avidement leur protection. Une magie millénaire qui tire sa force à travers la succession des noms, le transfert assidu de la vie.
Le nid reposait sur le sol rocailleux à travers une série de stalagmites usées au fil des âges. Une main crasseuse se frotta sur la pierre froide, suivit d’un regard bleu, pétillant d’excitation sur un visage salit par la vieillesse. L’homme barbu aux poils en broussailles s’approcha lentement du nid comme si la peur d’une éclosion prématurée puisse basculer son être dans l’infinité des limbes. Les yeux vides, hypnotisé par ce qui se dressait devant lui, ses lèvres gercées s’entrouvrirent pour murmurer remerciements ou peut-être rédemption. Trois personnes, de même stature, finir par surgir à ses côtés, une expression faciale similaire tirant leurs traits. En quelques secondes, une vue en hauteur permettait de dévoiler exactement treize individus, immobilisé devant le but d’une vie. Rares témoins du début d’un cycle draconien. Déjà rare par l’hiver s’éternisant.
Le silence fut brisé par un doux bruit de frottement. Le premier des hommes avait écrasé sa main contre le bout tranchant de la lance de son voisin. Un flux sombre dégoulina sur sa paume, jusqu’à ruisseler sur son poignet. Il s’approcha avec prudence, enjambant les débris hétéroclites recouvrant le nid, et s’agenouilla tout près de ceux-ci. Ils étaient de bonne taille, magnifiques. Chaque coquille avait sa fréquence bien particulière de rouge. L’homme tira la main vers le plus sombre, un sourire aux lèvres, son sang dégringola de chaque côté de la surface lisse lorsqu’il appuya ses doigts à l’extrémité. Avec minutie, il empoigna l’œuf et l’attira vers son torse. La chaleur émanant de la coquille, presque insupportable, lui fit tourner la tête un instant puis disparue aussitôt lorsqu’il déposa l’objet ovoïde dans un sac de peau, porté en bandoulière. Par ancienneté, deux autres comparses s’avancèrent en effectuant religieusement les mêmes gestes, transportant l’œuf contre leur estomac. En quelques minutes à peine, les ombres s’étaient dissipées aussi rapidement qu’elles avaient surgit à travers les rochers, quittant un berceau maintenant vide de sens.
Si facile que de se saisir d’un objet inanimé dont la valeur inestimable dépasse l’entendement de la simple larve. Le frisson d’envie qui parcours l’échine. La respiration haletante d’une excitation renouvelée. La fatigue s’effaçant pour quelques instants lorsque nos pensées se détachent du réel pour tomber dans la rêverie. Puis, un hurlement si percutant que la chair se cristallise par l’horreur.
L’air déplacé par la masse monstrueuse, glisse sur notre nuque en s’emparant de nos cœurs faibles. C’est l’instinct maternel qui nous dévore les entrailles.
III - Ruem
La pression de l’œuf contre son ventre était la seule source de chaleur qui battait le rythme de ses jambes usées par le temps. Ruem le Vieux cracha un bon coup en enjambant une pierre, la salive s’épaississant sous l’effort physique. Ses pupilles bleutées, fixait le terrain accidenté défilant devant lui, ses pieds dévalant le plateau de végétations montagneuses. Un autre cri strident parcourut le ciel teinté d’un rouge-désespoir; une mère qui pleure sa rage.
À chaque enjambée, la mâchoire du vieil homme semblait se disloquer sous sa barbe drue. Son visage troublé, ne voulant s’effacer de l’image abjecte d’un de ses frères se faisant déchiqueter par un corps écailleux, se figeait au temps. Il ignorait combien d’entre eux survivaient dans leurs courses folles, cette question ne lui traversant l’esprit que brièvement. La crainte de sa propre subsistance était, à ce point, l’unique levier actionnant les mécanismes de son cœur.
Le plateau se transforma progressivement en falaise escarpée. La pente abrupte s’acharnait dans un sillon s’étendant jusqu’à l’intérieur d’une vallée à la végétation plus dense, quoique rudimentaire. L’image d’un feu de braise traversa l’esprit de Ruem. Il ne sut alors si l’angoisse ou la sérénité était le sentiment qui s’élevait en lui à cette pensée. La fatigue en fut probablement le vecteur décisif, car l’obscurité gagnait du terrain et la course s’allongeait éperdument. Jadis l’un des meilleurs coureurs des montagnes, le spectre de sa vieillesse le poussa dans une nostalgie typiquement humaine. Ses pas ralentir au sentier sillonnant la falaise, chaque enjambée semblant consumer ses os peu à peu. Dans un soubresaut, il regretta amèrement sa perte de souplesse lorsque son tibia heurta violement une pierre. L’ombre malsaine se fondait au décor. La douleur et la perte d’équilibre le jeta au sol dans un craquement peu esthétique, puis, l’incompréhension des plus totale d’un univers tournoyant l’ensevelit. L’œuf bercé au creux de ses bras.
Ce qui nous porte à ce moment, au premier hasard fondamental d’une vie pourtant fragile. L’incompréhensible chance qui pourrait s’apparenter à un acte divin, pour ceux dont la foi reste intacte encore à ce jour. Oui, la vie d’un homme ne tiens qu’à quelques poussières d’espoir lorsque la décision de vie ou de mort est laissée entre les mains du hasard et de la coïncidence. Toutefois, une question peut se posée en pièce maîtresse : où commence cette coïncidence ? Dans notre contexte, elle débuta par un vieillard, replié de tout son être, contre un œuf sombre, bercé par les premiers rayons de l’aurore. Les fourrés des premières végétations de la vallée camouflaient deux cœurs battant aux antipodes originels pendant qu’un soleil rouge gravissait les cieux. Un amas de buissons recouvrait l’homme, enchevêtré dans un mélange de vêtements en fourrures et cuirs, recroquevillé sur le sac contenant l’aspiration de tous ses désirs. La carapace humaine tressaillit tranquillement lorsqu’un frisson de douleur s’acharna sur sa jambe droite, martelée, peut-être fracturée. Une myriade d’ecchymose sur son dos lui rappela soudainement la course qui lui avait fait dévaler la falaise escarpée. En levant doucement la tête, de peur de réveiller une autre blessure cachée, Ruem observa à travers les branchages, le vestige de sa course fulgurante. La paroi noire de la montagne se dressait, géante, presque omniprésente. Pas la moindre trace du monstre ailé dans les cieux. L’horreur le foudroya.
S’agitant brusquement sous les branches, il s’y extirpa tant bien que mal, nageant dans la terre granulaire pour se redresser. Ses sourcils écarquillés par la peur, il détacha son sac et le déposa devant ses genoux. Son organe vital s’acharnant à toute allure, la membrane de peau tomba paresseusement de chaque côté de la forme ovale lorsque qu’il la tapota de ses mains tremblantes. Une larme roula sur sa joue, noire de poussière. L’œuf était demeuré intact, sans la moindre égratignure. La couleur profonde du rouge se mêlait avec les croutes de sang séchées de l’homme. Ruem le Vieux leva doucement sa main terreuse en fixant sa paume, marquée d’une profonde entaille. Son sang. Le sang qui lui sauva la vie. Les ancêtres exigeaient avec précision les rites de chasse. L’homme bénit les dieux pour leur clémence. En réalité, L’odeur âcre de ce liquide visqueux coulant dans ses veines avait apaisé l’odeur même de l’œuf à sa mère. Masquant une émanation confuse de poussière et de fourrure animale. Avait-elle réussi à récupérer ses autres progénitures en devenir? Un leurre détournant son attention?
Il s’appuya sur une large pierre en remballant l’œuf contre son torse, titubant. La douleur stridente crispa sa mâchoire, mais la volonté surpassa ses complaintes physiques. La fatigue toujours présente, l’ombre chancelante pénétra dans la vallée, une valeur inestimable pesant sur son bras.
IV – Sil’to des Dunes
Le souffle chaud s’éleva à la respiration d’un vent paresseux. Cette portion de la savane générant un climat tempéré, la végétation offrait un décor disparate, camouflant un dénivelé inhabituel étant donné la proximité montagneuse. Une silhouette empiétait sur l’horizon, parsemé de vallées et îlots rocailleux, à peine discernable. La forme sombre qui se mouvait lentement, ne semblait voyager par l’aide d’une quelconque monture ou même maintenir une cadence régulière. Toutefois, d’après la trajectoire qu’elle offrait, cette dernière sortait définitivement des entrailles de la montagne. Drôle d’endroit pour une promenade. Le jeune homme, dont la peau était teintée par la marque prolongée du soleil, renifla à cette idée, levant la tête à la manière des fiers, une main glissant sur la crinière rousse de son cheval.
La jeunesse gonflait un thorax déjà fort en musculature. Sa stature était camouflée d’un vêtement ample, souple et léger, tout à fait adéquat pour le voyage à dos de monture. La teinture noire du tissu s’enchevêtrait jusqu’à son visage où seul son regard, à l’iris obscur se confondant à la pupille. La peau visible de ses paupières indiquait une forte pigmentation, propre aux natifs de la région. Les cuisses bien ancrées contre les flancs de l’animal, le jeune homme détourna l’attention de celle-ci vers sa cible, pointant l’horizon de son bâton.
Le vent claquait les plis du tissu dans un battement régulier, tel la prophétie d’une tempête pointant le ciel ombragé. À mesure que la forme se concrétisait à la vue du cavalier, son expression se tordait d’incompréhension, puis de dégoût. Peut-être aurait-il préféré la vue d’un plus attrayant fantasme que celui d’un vieillard répugnant de saletés. La savane se replia, suivant un profil plus accidenté en arbustes et pierres jaillissantes. Il ralentit la cadence pour contourner les monticules et siffla habilement, tentant de couvrir l’assourdissement du vent qui fracassait ses oreilles. La cible sembla s’agiter d’un sursaut et tendit le bras vers le jeune homme qui hésita un instant à rebrousser chemin. Une forte odeur de sueur et d’urine lui fouetta les narines lorsqu’il fut à une portée respectable, assez près pour distinguer le visage maigre du vieil hérétique. Même avec cette barbe brunit par la terre, des joues douloureusement creuses annonçaient une carence avancée. Son accoutrement usé trahissait ses origines. Les rares tribus montagnardes avaient l’habitude de se couvrir de ces peaux et fourrures, complètement désuètes en progressant à l’intérieur des terres dû à la température plus clémente.
La loque humaine, retenant la peau d’un sac sur son ventre comme un enfant à naître, tomba à genoux. Sa voix craqua des tréfonds de sa gorge, scellée depuis des lunes, sa langue se heurtant à la sècheresse.
- « À boire … »
Sur sa monture rousse, le nomade grisa un regard en levant le menton d’un air hautain. Il vint rabaisser le voile sombre couvrant le bas de son visage, révélant une peau tout aussi sombre. Un ton mielleux s’extirpa de lèvres retroussées.
- « Que fais-tu en terres Sahawi, parjure? Je ne comprends pas tes mots de sauvage »
Le vieil homme tenta d’avaler, sans succès, s’étouffant plutôt dans une respiration rauque.
- « Et que tente tu de fuir de la montagne dis-moi? Tu es chanceux que je ne sois pas l’un de ces pillards de la haute savane. Ma bonté est infinie. Je suis Sil’to des Dunes, le fils d’un grand chef tribal et tu me dois le respect. »
Il redressa son bâton qui pointait maintenant les cieux ombragés. L’embout, luisant d’une dorure subtile, avait l’apparence des serres du griffon. Lentement, il détacha une vessie de mouton pleine d’eau de sa taille et la jeta devant l’assoiffé. Ce dernier se penchant pour la saisir, ses yeux larmoyant dans l’anticipation du liquide sur ses lèvres. Les secondes se fractionnèrent, le vent fouettant la scène. Entrebâillant les fourrures décrépites, la lueur d’un venin vermeil s’accrocha sans remords au regard du cavalier. Le cœur s’accélérant dans son entrave, prit au piège par l’envie d’une émotion surréaliste.
- « Qu’est-ce que c’est que ça, Crasseux? Un œuf de phœnix? Non, non évidemment que non… C’est beaucoup trop gros pour ça. »
Son sourire vicieux s’écartela en voyant la réaction de l’homme qui reculait avec hésitation. Le jeune envoya un coup d’œil à la gourde en guise d’argument. L’idée de la reconnaissance de son père lui fit frémir l’échine.
- « Montre. »
Sous ses cernes, le visage ridé se tordit dans la pitié, regrettant les enjeux les plus profonds de sa misérable vie. Mais la soif le submergeait. Atrocement. Il s’avança maladroitement à portée de la source d’eau et entrouvrit rapidement le pli du sac pour le refermer aussitôt. Le feu du spectre déferla sur l’âme immature, la flétrissant doucement de sa naïveté.
La patte de griffon fracassa le nez dans un craquement étouffé, s’enfonçant à travers les os du crâne jusqu’à la cervelle. Le sang ruissela autour du métal doré, perçant une concavité de chair et de liquides oculaires. En repoussant la tête vers l’arrière, une succion momentanée résonna à travers les rochers.
Le destrier s’échappa au loin. Un gardien dépouillé de son funeste dessein, gisant dans un nid de sang, les mains vides.
V - Bêtes
À ce fondement de l’histoire, la coïncidence déroutante qui plaça un être, entre les mains du jeune Sawahien, nous montre sans détours la vaste puissance du hasard. Un concept qui se brouille dans l’imprécision et qui, en y réfléchissant, ce modèle à nos vies tout autant hasardeuses. Le récit d’une créature, avant même d’avoir goûté l’air de ses poumons atrophiés, se voyant arrachée de son rôle parmi les siens. Déjà encagée, confinée à une vie de spectre face à un si grand potentiel. Alors la question se pose, une interrogation dont les maigres possibilités se limitent à la vapeur d’une rêverie : Lui existe-t-il un Catalyseur? Puis, le brouillard du réel recouvre les tendres écailles, comblant les cris d’une lumière apaisante. Respiration.Lorsque la coquille se brisa, les préparatifs à l’éclosion n’étaient d’aucunes envergures. Un dragon voyait le jour pour la première fois en plein cœur d’un hiver cruel, dans un amas de braises presque éteintes. Une infinité de pensées s’immolèrent dans son cœur pour le faire battre à tout rompre, circulant la sève bouillonnante à travers sa chair de reptile. Sa perception de l’univers se déversa à l’intérieur de son petit crâne. Une bête vouée d’intelligence. L’étincelle du pouvoir tout puissant, mais également la faiblesse la plus vicieuse qui soit. On le désigna comme « l’être embrasé » par le synonyme de « braise » ou « Ali » en vieux dialecte des nomades. On le désigna comme une bête. L’animal doit être encagé.
La tribu des Dunes, nomade jusqu’au plus vieux des souvenirs, n’avait d’autres moyens que de transporter leurs marchandises et effets personnels en caravanes et montures lorsque le tracé d’une route le permettait. Toutefois, par l’hiver éternel, la tribu était contrainte aux abords des frontières Sahawi et du Royaume de la Terre. Il s’agissait d’une modeste famille en dirigeant un ensemble d’autres, permutant les rôles de gestion à l’intérieur de la microsociété. Ils n’avaient jamais été particulièrement influents et ne possédaient que très peu de richesses, mais les choses allait se métamorphoser graduellement. Le peuple possédait un atout particulièrement hétéroclite : le sang neuf du dragon.
Il fut difficile de considérer les avantages immédiats de posséder un être aussi intouchable. La solution de retourner cet atout en richesse s’imposa naturellement dans le cœur avare des hommes. Les années défilèrent par cet hiver se répercutant inlassablement, causant pertes individuels et maladies. Dans la tradition des Dunes, leur culture fut probablement ce qui les extirpa des tourments de l’isolement : l’art du cirque. On les connaissait dans les environs pour leurs habitudes à animer les foules sur leur passage. Question de réchauffer doucement les cœurs meurtris et renflouer les bourses en soutirant les fonds de coffres de leurs propriétaires. À vrai dire, beaucoup furent prêts à payer la large somme pour entrevoir une créature fascinante du danger qu’elle incarne. Ainsi devenu Ali, bête intouchable, enchaîné sur un piédestal. Comment réaliser ce qu’il était sans avoir connu autre chose que la liberté restreinte? Ce fut en fleurissant au sein de cet entourage d’hommes qu’il vint à réaliser la puissance sommeillant en lui. Le sang bouillonnant par le souffle des années.
Il est impératif de discuter ici de l’état d’esprit de celui qui évolue, exclus des siens et sans jamais avoir connu le goût de l’affection et de la conscience de soi. Déjà jeune à l’époque, Ali se forgea à travers une routine bien établie où il fut coupé du monde extérieur, reclus sur lui-même. Son esprit s’éveillait en même temps que les questionnements qu’il arrivait à peine à formuler. Il resta donc comme son entourage le voyait : un animal. Toutefois, une étincelle se faufilait lentement à l’intérieur de son crâne. Une voix douce qui le chavirait d’émotions incompréhensibles lorsque celle-ci s’emparait de sa tête. Alors la seule envie qui le traversait était de briser sa cage et de courir seul. Pour une fois.
Cette anticipation obsessive, ce fut le temps et la patience qui la lui servirent sur un plateau d’argent. Le nombre d’années aux mains de ses précepteurs s’accumulaient à une quinzaine. Son corps avait grossit, ses muscles étirés et ses écailles, aux reflets profonds de rouge, solidifiées. Alors la voix l’engouffra et le déferla d’une émotion qu’il n’avait jamais goûté. Une poigne se saisissant de sa gorge et le jetant dans tous les sens pour y extirper la rage de ses ancêtres. Ses liens se brisèrent, les barreaux s’écartelèrent et son passage devint un sillon interminable de braises. Quelque chose de nouveau s’éveilla en lui, une sorte de mépris pour ceux qui riaient en regardant ses maîtres le pousser avec un bâton épineux au fond de sa cage. Il referma sa mâchoire. Le bras s’arracha avec aisance, puis un léger contrecoup lorsque le membre se disloqua. Il pouvait fuir, il possédait le pouvoir, la puissance. Les étincelles jaillir de sa gorge brûlante par la voix résonnante et marquèrent l’endroit où les hommes avaient leurs cage à eux pendant la nuit. La beauté de toute cette chaleur comblait l’infusion de ses membres. Une envie soudaine le parcouru d’un frisson de jouissance : il devait courir, s’emparer de l’horizon où le soleil rouge se cachait. Ce fut ce qu’il cibla. Juste pour une fois, toucher de sa langue les flots de l’astre lumineux. Alors il courut dans la savane, étirant pour la première fois ses ailes de leur pleine longueur, ses pattes sautant d’un amoncellement à l’autre. L’obscurité le recouvrit, mais s’il fut possible, à ce moment précis, de lire le visage d’un dragon, un fragment de sourire y régnait en maître. Pour la première fois.
Au loin, dans les profondeurs de la nuit, les cris d’horreur et de souffrance résonnaient par-delà la savane. Les flammes ravageant aisément les toiles des tentes du peuple des Dunes. On put entendre au milieu des crépitements un vieillard prononcer trois syllabes distinctes. Wu Ali. « Folie embrasée ».
VI- Dragon
Les prémisses d’une vie bestiale s’acheminaient vers une existence sauvage dont seuls les instincts primaires suffisaient à combler les désirs du dragon. Comme si toutes ces années de confinement étaient à recommencer. Ce fut peut-être ça, véritablement.
Ali vécu en solitaire, sillonnant l’Est de la savane et l’hiver éternel prit fin progressivement pendant qu’un étrange prédateur arpentait le terrain vaste. Cela lui prit un certain temps avant de pouvoir se débrouillé adéquatement sans l’aide des hommes. La réalité déstabilisante de la solitude de ses propres moyens face au monde. Son passé se brouillant doucement, à mesure que les saisons s’acheminèrent, il en restait toutefois le fardeau de ses premières années à jamais soustraient de son cœur.
Le jeune dragon ne cessa donc d’explorer. Autant la nature d’apparence infinie que ses capacités à détecter et combler ses besoins. L’intelligence frémissante à l’intérieur de son regard ne pouvait toutefois garder son recul au réel. De ces parcelles d’hommes au loin, Ali se surprit à les observer longuement, caché aux confins des creux montagneux. Leur vue réveillait un malaise en lui, étant parfaitement conscient que faire face aux bipèdes n’avait aucune corrélation avec la chasse d’une proie. Il pouvait comprendre une chose : malgré une certaine répulsion enfouie, un détail le liait à jamais à ces esprits de petites envergures.
Garder la trace de ses trajets se présente comme un labyrinthe sinueux aux fins incongrues tout comme les années défilant sur le continent. Il n’y a pas de doutes que de quelconques rumeurs s’acheminaient sur les terres du sud, mais elles venaient à se dissiper jusqu’à ce que le grand reptile renaisse aux yeux des voyageurs. Son existence se limitait à une série de va-et-vient aux abords de la Terre des Phoenix, s’accoutumant au terrain montagneux plus rapidement que celui de la savane qui le gardait facilement à découvert. Un âge instinctif de communion naturelle. Si l’équilibre du cœur subsiste par l’harmonie avec l’environnement, ce jeune esprit devait l’avoir trouvée. Pourtant, une pièce restait vacante à son être. Un sombre joyau ancré au socle invisible qui le retenait à la réalité. Certain de leur race en méprisaient l’existence avec amertume. D’autre le vouait à la pièce d’engrenage qui conservait la liberté aux dragons de fouler la terre.
VII – Wu Ali
Nous parlons du destin lorsque nous voulons pointer du doigt l’étincelle qui créa le présent. D’autres s’en procure la satisfaction d’être guidé par un dogme intransigeant. Les allures du libre-arbitre sont alors projetées dans une phase qui ne considère d’outre-mesure le sens qu’il entend. Qu’arrive-t-il si toutefois la puissance qui sommeil à travers les âges aligne perpétuellement le prochain venu dans une répétitivité? Destin ou hérédité? Aussi cruelle que la plus perfide des malédictions, la plus chavirante des sensations. Interpréter son futur se voue maintenant au courage pur et simple. Comment comprendre la traîtrise de son propre corps, de sa propre race, lorsque personne ne nous en avertit? Lorsque personne ne nous considère.L’air sec du vent crispait les écailles plus tendres en picotant faiblement dans une légère contraction. La vallée sinueuse se dessinait devant lui en éperdue maîtresse au cœur de cette montagne. Une émanation d’un petit cœur faible de chevreau cognait mélodieusement aux glandes salivaires, la langue se délectant des entrailles par anticipation. Le gibier devait se trouver quelque part entre deux rochers, captant déjà la présence de l’imposant prédateur. Présage du repas, sensation du ventre garni et un sourire rapace sous de petits yeux noirs bien enfouit. Sa large queue, aux pointes dorsales aboutissant à l’extrémité trempée d’un rouge feu, s’enroula autour d’une pierre. Le soleil du soir crache son doux reflet et l’ombre rouge fut déjà déplacée vers une autre crevasse, armée de la musculature tenace de tous dragons. La traîtrise de l’escarpée falaise pouvait projeter n’importe quel grimpeur ou repousser n’importe quel assaillant. Pourtant, la soif aguerrie du sang qui glisse sur la langue sembla rallongée les sauts téméraires du reptile impatient. Les pulsations cardiaques de la proie se dévoilèrent même en séquences répétées dans cette fougueuse excitation.
Il le savait. Il connaissait clairement les territoires des hommes sillonnant la région. Il aurait pu le prédire à milles pas à l’avance, déjà loin de son terrain de chasse habituel. Mais lorsque le plateau s’ouvrit dans l’aboutissement de son escalade, Wu Ali dragon des braises, fonça vers la perception s’éclaircissante des respirations enivrées d’une proie apeurée. La grotte presque transparente lui offrait un guet-apens parfait où il n’aurait qu’à se servir de la tendre chair offerte par la montagne elle-même. En dépassant l’ouverture naturelle entrebâillée, il accorda que très peu d’importance aux objets hétéroclites fabriqués de mains humaines qui jonchait le sol. Son corps sinueux, pourtant volumineux, avait largement d’espace pour se faufiler à l’intérieur de la cavité.
Ses pupilles tombèrent dans l’immobilisme lorsqu’il pénétra la faible lumière vacillante d’une lampe contre la paroi. Sa course se freina, son cœur se figea, saisit d’un malaise enfouit derrière le confort temps. Si longtemps qu’il ne put gérer l’entendement de ses propres mouvements. À ce moment précis il aurait abandonné toute trace de sa conscience de l’univers pour retourner dans un vécu bestial et primitif, mais la lumière chancelante l’englobait déjà dans la répercussion d’une chaleur terrifiante. L’anxiété qui se faufile, qui chemine vers le crâne et s’empare de l’être en se proclamant toute puissante. Traître à son propre sang, à son propre corps.
Deux respirations bien distinctes.La scène qui s’offrait à lui, qui glaçait son esprit dans l’incompréhension abjecte, était celle de deux humains, entremêlés de leurs membres, bercés par les ombres mouvantes de la source lumineuse. Les chairs faibles se mouvaient dans une respiration saccadée, des cœurs qui basculaient dans la chamade à un rythme confondu avec celui de la peur, de l’excitation. Une femme et un homme perdus dans l’ivresse du corps de l’autre. Une chaleur s’émanait du contact, mais autre chose d’encore plus complexe vint fracasser la conscience de la bête figée. Une traction primaire qui forge les âges et qui solidifie les âmes. Son esprit s’afférait à une vitesse fulgurante dans l’incompréhension du sentiment qui déferlait à travers ses pupilles verticales. Comme si l’échange transcendait tout ce qu’il avait connu jusqu’à ce jour, mais la différence étant qu’il ne pouvait pas le décrire. On ne lui avait jamais montré comment le décrire. Ali le réalisa à cet instant.
Il jalousa l’humanité entière tandis qu’une entrave serrait sa gorge de l’intérieur. Son âme criait, sa tête sembla s’émietter en même temps que la froideur asséchant ses os jusqu’au dernier. L’univers tout entier tangua sans avertissements et la montagne elle-même s’écrasa sur son être. Pourquoi ne pouvait-il pas comprendre? L’impuissance pompa à travers son sang.
Si faibles, si impurs, les individus parsemant avec innocence ces terres disgracieuses. La voix lui murmura ces paroles indéchiffrables, tandis que le temps ralentissait de manière exponentielle, croisant le regard de la jeune femme chevauchant aux cheveux d’avoine. Comme un écho lointain, il entendit cette dernière crier tout l’air de ses poumons. Il se sentit soudainement si petit, si risible que son intérêt pour la réalité s’évapora en même temps que les lèvres roses se morfondant dans la peur. Les pétales du temps se détachèrent une à une. L’obscurité l’attira vers les tréfonds des songes les plus répugnants.
* *
L’humidité de la pierre caverneuse s’infiltra par son nez, percevant un effluve ténu et presque sans utilité autre que de lui préciser que l’ombre de la crevasse suintait d’un cours d’eau souterrain en son cœur. Le contact de sa joue sur la surface froide le fit frémir, un frisson particulièrement nouveau qui lui fit dresser l’échine subitement. Ses jambes se décroisèrent et se déplièrent dans un geste engourdis. Quelque chose picota le bas de son dos et son cou, ce qui le fit sursauter dans un geste apeuré, ouvrant les yeux dans l’obscurité des plus totale. Le détachement de ses paupières lui propulsa un mal de crâne foudroyant qui se dissipa lentement lorsqu’il les refermèrent. Ali dut répéter le mouvement douloureux à quelques reprises avant de s’apercevoir que peu importe la manière dont il contractait ses muscles oculaires, la noirceur lui cachait tout du décor. Tâtonnant son cou et sa nuque, un son guttural en guise de surprise s’extirpa de sa bouche. En effleurant ce cuir fibreux s’entremêlant facilement entre ses doigts, un autre frisson le saisit brusquement. Sa main. Toujours couché sur le sol rocailleux, il apporta doucement ses doigts contre ses lèvres. Leur douceur le fascina, entrant ses ongles entre ses dents, chatouillant sa langue qu’il découvrit une texture lisse et humide. Ses dents se refermèrent et il poussa un cri strident en reculant sa main subitement. L’effroi serra son cœur.
Se levant, il bascula contre la paroi dans l’instabilité de ses pieds trop petits, s’appuyant sur la sensation froide de la pierre. Avec difficulté, il trébucha jusqu’à ce rayon de soleil matinal qui jonchait la gueule de la caverne. Sa peau pâle se vit recouverte par les rayons du soleil. Une douce chaleur l’immergea. Impossible d’ouvrir les yeux immédiatement. Ses paumes fouillaient ce corps nu dans lequel il semblait maintenant respirer. La peau, dépourvue d’écailles, était molle et ne protégeait que très peu ses organes vitaux. Son corps tout entier s’affaissa sur le sol. Son cœur se débattit éperdument dans une angoisse renouvelée. Le plancher voulait l’aspirer de nouveau, il le savait. Une petite quantité de liquide chaud et amère remonta son œsophage pour sortir par sa bouche tremblante. Il voulait retomber et oublier tout ce qu’il connaissait de ce monde cruel. Pourtant, une paume s’accrocha sur son épaule. Une paume qui n’était pas la sienne. Entrouvrant les yeux, il vu un homme froncer le regard à la vue du sien. Plusieurs autres l’entouraient ainsi, même une femme aux cheveux aussi blonds que l’avoine. Comment des humains pouvaient-ils être aussi imposants? Les individus agrippèrent ses membres et le soulevèrent du sol. Ce dernier défila rapidement sous ses yeux qui s’entrebâillaient, la réalité s’entrecoupant de pertes de consciences.
Par un moment de lucidité, Il regarda ce bras qui se balançait de gauche à droite : des doigts d’homme qui frémissaient. Ses doigts.