- Citation :
- Raconte l'écriture, la parution et l'accueil d'un des premiers recueils de Niflheim.
« Je me souviens… je me souviens… je me souviens… qu’il pleuvait. Mes souvenirs… de cette journ… non, de cet instant… sont… rares. Parfois… Non, certaines fois… Non, parfois… » Furieuse, je pris la feuille et, tout en grognant mon irritation, m’acharnai à la réduire en un petit tas de lambeaux de papier informe. Pourquoi ça ne fonctionnait pas ? Je gardai un souvenir très brulant de mon expérience dans cette forêt où l’Art s’était ouvert à moi, alors même que ladite expérience remontait à plus de deux ans. J’avais senti que la Nature, dans sa globalité comme dans ses détails s’était éveillée pour venir me faire battre le pouls. Je savais, oui, je savais qu’il y avait cette chose en moi. Cette chose qui me permettrait d’enfermer la Beauté dans l’encre. Mais j’avais eu beau me flageller, le sang ne coulait pas sur les pages. Il n’y avait que ces phrases repoussantes, pré-écrite, qui ne venait pas de mes propres viscères mais de la bouche hideuse de rejetons de la société qui martèlent l’esprit des êtres avec leurs doctrines mortes. Bien m’en prenait de me perdre dans de longues balades solitaires, rien ne voulait en naître.
Je me levais difficilement. Le froids violent m’avait glacé et c’était avec de nombreuses douleurs et la plus grande prudence que je me mouvais à présent. Encore une fois, ma retraite au cœur de la Nature avait été stérile. Nonobstant mes efforts et ma volonté, je n’avais jamais réussi à reproduire le phénomène. Lasse et démoralisée, je pris la direction de la ville. J’y déambulais de longues heures avant de regagner le quartier noble où se situait la demeure de la famille Moriar. Dégoutée de mon manque de productivité, je rejoignais directement ma chambre, sans me soucier des domestiques qui s’inquiétaient de ma disparition. Une fois à l’intérieur de mon antre, je soufflais.
La fenêtre, en face de la porte, donnait sur le bord de la colline où a été bâtie la cité. En contrebas, je pouvais apercevoir le quartier populaire, avec ses maisons inégales, ses ruelles tortueuses et ses échoppes d’où s’échappaient d’épaisses fumées. A l’opposé de la fenêtre, sur le mur sur lequel j’étais adossée, trônés de nombreux tableaux de grands-maîtres de la cour. A chaque fois qu’il en avait l’occasion, mon père m’en rapportait. Tout autour, mes esquisses, que j’avais également accrochées, faisaient bien pâles figures.
La lumière du soleil couchant traversait la fenêtre, illuminant le mur en face de nuances rosées. Un éclat attira mon attention. Dans un coin, de minuscules tâches de couleurs rouges, verts et bleues tranchaient les autres lumières. Je me retournais, vers la vitre, m’approchant lentement. Les rayons du soleil frappaient les gouttes d’eau qui, alors, endossaient le rôle d’un prisme. Ce rayon, sur cette goutte d’eau, dans ces positions, sur cette vitre, faisait ces tâches, sur ce mur. C’est alors que tout apparut. Tout. La Monade. Le Monde, comme unité Absolue, composé de multitudes d’élément négligeable. Ces micro-atomes d’eau, insignifiant, qui, réunis en cette forme parfaite et unique, permettait de dévoiler la lumière. Une simple goutte.
« C’était un monde en suspend. Un monde d’une beauté inouïe, d’une simplicité complexe. Un monde minuscule et incertain dans l’immensité de l’univers. Un monde ignoré, ignorant le Monde.
Le feu, la glace et la terre se battaient harmonieusement en son sein, irisant de leur ballet lumineux la surface aqueuse du dôme les couvant. L’or, d’une pureté imparfaite, tout en reflets et nuances éphémères, faisait courir ses longs doigts fins sur l’eau.
Puis le monde chuta. Il y était destiné, comme tout ce qui s’élève ; et, comme tout ce qui chute, devait se relever. Alors, pourquoi continuait-il de tomber ?
Non, il ne tombait pas, il ne l’avait jamais fait. Il glissait. Il caressait de sa douce présence son piédestal d’un blanc immaculé, laissant derrière lui, comme une empreinte persistante, comme un souvenir brulant de sa présence, le reflet du soleil.
Puis il s’arrêta.
Et le monde autour s’arrêta. Brusquement.
Et la vie autour s’arrêta. Un instant.
Et mon souffle et mon cœur s’arrêtèrent. Violemment.
Il demeura en suspend, hommage à son état originel, comme un vieux mourant se rappelant, à l’aube de sa mort, l’aube de sa vie.
Puis il explosa.
Et le monde autour reprit. Doucement.
Et la vie autour reprit. Patiemment.
Et mon souffle et mon cœur explosèrent. Violemment. » Je lâchais mon crayon, les mains tremblantes. Je m’endormis, assise parterre, avachie contre un mur, la tête ballante, la feuille sur mes genoux.
Six mois plus tard : Les yeux encore lourds de sommeille, je rejetais la couverture et me redressais. J’avais l’impression de vivre ma vie dans un état second depuis que j’avais achevé mon premier enfant, mon premier recueil, comme si je n’étais qu’une simple spectatrice d’un spectacle dont je ne comprenais rien. Je me levais lentement et m’assis sur le siège, laissant ma gouvernante s’affairer autour de mes cheveux. Une fois libre, je me dirigeai vers la salle à manger où l’on m’apporta une collation. Je l’avalai sans réellement en prendre conscience. J’avais la forte impression que j’avais sucé la moelle de la vie pour la transmettre à mes mots et qu’il ne me restait plus rien pour continuer à vivre, à présent. Je passais le clair de mes journées, immobile, dans mon lit, attendant que le temps passe. J’allais rallier ma chambre quand Even pénétra dans la salle à manger. Charismatique, c’était un homme vraiment impressionnant. Il n’était ni grand, ni musclé, mais il dégageait une telle aura et se mouvait avec une telle prestance que, quand il entrait dans une pièce, tout le monde, fusse Nayris en personne, se taisait et l’écoutait. Il se tenait toujours impeccablement droit, tout en paressant parfaitement décontracté. Il portait la tunique bleu et or de la lignée Moriar et je ne lui avais jamais connu d’autre vêtement. Sa chevelure blonde ébouriffée s’accordait avec ses yeux ambrés. Doucement, avec son sens de la théâtralisation habituel, il prit place devant moi. Une fois fait, il garda le silence, me fixant, un sourire en coin, attendant que je daigne me redresser un peu :
« Bonjour, Demoiselle Niflheim.
- Bonjour Professeur Theortill.
- Avez-vous bien dormi ?
- Oui, Professeur.
- Bien. Je n’aurais jamais de cesse de te rappeler les conséquences du manque de sommeille régulier. » Je gardai le silence. Une joute de regard débuta entre nous, ce fut à celui qui craquerait le premier. Comme à l’accoutumé, ce fut moi qui perdis.
« Vous vouliez me dire quelque chose, Professeur ?
- Qu’est-ce qui a bien pu te mettre une telle idée en tête ?
- Je sais pas. Peut-être le fait que vous me fixer avec un petit sourire.
- Je ne sais pas. Les négations ont été inventées pour une raison, Demoiselle.
- Je ne sais pas.
- Te souviens-tu que je t’aie indiqué que, si je trouvais une occasion opportune, je montrerai ton recueil à Kriktaiss ?
- Oui, je m’en souviens. fis-je en articulant chaque syllabe pour ne pas être reprise.
- Hier soir, j’ai donc fortuitement rencontré mon ami et lui ai confié ton livre.
- Cool… Bien, me rectifiai-je face au plissement de ses paupières,
vous me direz dès qu’il aura un avis ?
- Il en a un.
- Alors même qu’il ne l’a découvert qu’hier ? Il ne peut pas juger mon œuvre sur la préface, ce n’est pas juste.
- Je ne me suis pas inquiété de ses critères, il l’a accepté.
- Comment ça ?
-Il l’a accepté. Il a accepté d’éditer ton livre. Ce sera à petit échelle bien sûr, mais c’est le moyen de te faire un nom. » Je me pris une gifle. Moi, amoureuse de poésie, allait être éditée ? Des personnes liront mes œuvres, comme Anth’onin Arrtaud ou L’autréa’mon avaient été lus avant moi ? Mon Art allait se propager et des êtres verront le Monde tel que je le vois ? Ils verront la Monade ?
Le souffle de la moelle de la vie s’insinua en moi.
Quatre mois plus tard : « DEBOUT ! » Effrayée, j’ouvris brusquement les yeux. A quelque centimètre de moi, je ne pouvais que loucher sur le sourire mielleux de mon put… mon adorable et respecté précepteur.
« Ah, Professeur Theortill, vous m’aviez manqué pendant ces, à peine, sept heures de séparation.
-Du sarcasme, dès le matin ? Ca augure une très bonne journée. Allez debout. » Il s’éloigna, me laissant la place de me redresser. Je reçus des vêtements sur la tête, tandis que mon professeur continuait de me presser. Il ouvrit en grand les volets de ma fenêtre pendant que j’enfilai péniblement la tunique qu’il m’avait passé.
« Mais le soleil n’est même pas encore levé, grommelai-je.
-
C’est à cette heure-là que les étudiants se lèvent.
- Et je me sens énormément concerné puisque je suis absolument pas étudiante.
- Je ne suis. Il va falloir régler définitivement ce problème de négation, jeune fille. Allez, accélérez donc ! » Sans que je ne puisse répliquer, Theortill me prit par le bras et me tira hors de ma chambre. Nous sortîmes de la maison. Je devais sautiller derrière lui pour suivre l’allure de ses longues enjambées. Un cochet nous conduisit jusqu’au centre-ville, devant une immense bâtisse que je ne reconnus pas. Theortill descendit et me tendit la même pour m’inciter à l’imiter, ce que je fis. Il me guida à travers le dédale de couloir que formait l’édifice puis s’arrêta brusquement devant une porte, semblable en tout points à toutes les autres.
« C’est ici.
- Mmh, mmh. Bien sûr. Vous m’avez tiré de mon lit bien avant l’aurore pour me trainer dans tout Sent’Sura dans l’unique objectif de me montrer une porte. Heureusement que vous m’avez montré ce magnifique ouvrage de bois. Je pense que ma vie aurait été beaucoup plus pauvre en expérience si cette matinée n’avait pas été vécue. Merci beaucoup. Je vais vous surprendre, mais, étrangement, malgré l’importance capitale que représente cette magnifique ouverture, j’ai l’impression de savourer largement moins l’instant, du fait de l’heure : QUELQUE PEU MATINALE !
-Ah, sotte que vous êtes, entrez, et retenez votre fiel, vous verrez ! » Ignorant mon regard interrogateur, il me fit signe de passer devant. J’ouvris prudemment la porte, ne sachant pas à quoi m’attendre. Elle donnait sur un immense amphithéâtre au cœur duquel, sur une estrade où un orateur professer devant une sale pleine. Je reconnu de loin Kriktaïss, l’ami de mon précepteur, un enseignant réputé de l’académie des Arts Lyriques de Sent’sura.
« Que fait-on i… » Theortill me réduisit au silence d’un geste et me fit m’assoir sur l’une des places du dernier rang, prenant soin de ne pas perturber les autres étudiants. Une fois installée, je me défis de la poigne de mon précepteur et chuchotai furieusement.
« Bon, vous allez me dire à quoi tout ceci rime, à la fin ?
- Pour une fois, écoute. » Frustrée, je reportai mon attention sur le cours. Il me fallut un peu près douze minutes pour comprendre. En réalité, il fallut que l’orateur débute une analyse linéaire d’un extrait de l’œuvre étudiée pour que je saisisse enfin la pensée de Theortill. Je le reconnus. C’était mon œuvre. Pas n’importe qu’elle œuvre étudiée que tout étudiant se doit d’avoir déjà parcourue, non, c’était mon œuvre qu’ils avaient sous les yeux. Mon œuvre qui était prise pour cas d’étude d’un cours sur la poésie lyrique.
« Je crois qu’on peut dire que ton nom est fait… me murmura Even Theortill. »16 heures plus tard :Je refermais la porte de ma chambre. La journée avait été laborieuse. Sans me laisser le temps d’assimiler la nouvelle et ses conséquences, Theortill m’avait entrainé dans le bureau privé de l’orateur où nous avions passé toute la journée à répondre aux questions des uns et des autres. J’étais rentrée à la maison, alors que le soleil avait déserté la voute céleste depuis longtemps. Lasse et épuisée, j’avais pris un simple fruit et un morceau de fromage que j’avais monté dans ma chambre et posé sur ma table de chevet. Tout en me dévêtant, je rejoignais la salle de bain attenante où je me glissai sous un jet d’eau brulant. Je laissais le soin au liquide et à la vapeur de dénouer mes muscles et mes pensées. Beaucoup trop d’émotion m’avait envahie brutalement, sans qu’on ne me laisse le temps de les gérer. Ainsi, bien que l’état comateux de ces derniers temps fût parfaitement oublié, je restais pantelante, maintenant que le calme était revenu. J’étais plongé dans un brouillard béat dont je n’aurais su sortir, même avec toutes les volontés du monde. Mais comme le disait si bien Arrtaud : « Le calme n’est qu’une transition entre deux fièvres, et les fièvres, entre deux résurrections ». Oui, je sentais la fièvre de l’écriture se répandre à nouveau dans mon corps, laissé vide par ma dernière mort. La vie et l’Art s’ouvrait à moi, comme un appel enivrant et sensuel. J’étais devenue Grande.