Il est des hasards qui font bien les choses, d'autres qui semblent fait exprès pour nous faire souffrir un maximum, et d'autres enfin qui, sans être particulièrement heureux, ne sont pas vraiment triste non plus, et donc à prendre avec des pincettes car il y a toujours un risque qu'ils se retournent contre vous au plus mauvais moment. Et je suis en train justement d'expérimenter la dernière catégorie. Un hasard qui, au lieu de me faire gagner les montagnes comme je l'avais prévu, a décidé de me faire passer par les marais de la désolation.

Les marais de la désolation. Sans surprise, ils correspondent exactement à l'idée que l'on se fait d'eux : moches, puants et inquiétants. Si l'on a l'imagination fertile et le cerveau un peu dérangé, ce qui est mon cas, on pourrait penser au lieu de vie d'une sorcière maléfique qui aurait oublié de faire le ménage. On trouve des ronces, des lianes et racines dans tous les sens, à en attraper une sérieuse indigestion. Même moi, qui ne suit pas particulièrement quelqu'un d'ordonné, me sens étouffé par l'atmosphère lugubre et oppressante du lieu. Je l'admets, point de vue sûrement influencé par le fait que j'ai failli m'étaler plus d'une dizaine de fois en à peine une heure. Quelle idée aussi de laisser traîner toutes ces... toutes ces choses là, partout.

Alors que je me remets d'une énième chute en jurant et pestant à voix basse, je remarque soudain ce qui semble être un coin de paradis au beau milieu de cet enfer sordide. C'est encore un peu loin, mais il me semble distinguer au travers de cette barrière de branchage ce qui s'apparente à la surface miroitante d'une eau pure et cristalline. Je m'approche, et en effet ce que j'avais remarqué se confirme : un lac d'azur et d'huile se trouve là, d'une profondeur d'un peu plus d'un mètre laissant apercevoir un sable uni et doré.

Je ne peux retenir un soupir de soulagement. Il me semble que l'odeur pestilentielle de ces marais cherche à entrer en moins par tous les pores de ma peau disponible, et une séance de toilette rapide ne sera pas de trop. Moi, inconsciente pour me jeter dans un étang qui n'est rien de moins que suspect ? Oui, et que les craintifs se rassurent, je l'assume entièrement. Inconsciente, mais pas naïve, car je garde mes armes et mes vêtements, me contentant de me déchausser et de laisser mes bottes en amont sur la berge.

J'aimerais plonger, voir même sauter dans un grand « plouf » retentissant avec gerbes d'éclaboussures à la clé, cependant je crains de manquer de discrétion et le lac n'est pas assez profond pour me permettre une telle fantaisie. Je pénètre donc tranquillement dans l'eau. Elle est fraîche, mais cela ne me ternit pas ma volonté et je finis par parvenir au centre du lac, où je me retrouve immergée jusqu'au rein.

Je prends le temps de savourer, me passant de l'eau sur les épaule, le visage et la nuque puis, quelques minutes plus tard, je reprend le chemin inverse. Ou plutôt, j'essaie. Car mes pieds, sans que je le remarque, ce sont embourbés dans ce soit-disant sable fin et attirant. Des sables mouvants oui. Foutus marais ! Je remarque ainsi que l'on aura beau vous dire et vous répéter par tous les moyens que ce soit qu'il ne faut pas remuer dans les sables mouvants car cela accélère l'enlisement, la première chose que vous faites, c'est évidemment bouger.

Et, ni une ni deux, me voilà embourbée jusqu'aux genoux sans avoir eu le temps de m'en rendre compte. Comme si cela ne suffisait pas, j'observe également que respirer de l'eau par le nez n'est pas très bon pour la santé et tousse violemment.

Je suis maintenant à mi-cuisse, et seul mes cheveux flottent encore à la surface. J'ai compris la leçon et pris une grande bouffée d'air avant d'être entièrement submergée. Les yeux grands ouverts dans l'espoir d'apercevoir une échappatoire miracle, je remarque alors quelques pas plus loin la silhouette floue d'une personne dans la même situation que moi.

Les Marais de la Désolation. Un endroit où Tiana n'avait jamais mis les pieds, et elle savait pourquoi : ce n'était certes pas un endroit où se rendre pour exercer son métier de marchande. Éventuellement pour y trouver un artefact, pourquoi pas. Mais certainement pas pour marchander...

Alors pourquoi s'y était-elle rendue ? Une sorte d'instinct, de conscience lui avait dit d'y aller, Comme si l'inconscient de Tiana savait quelque chose que le conscient ignorait, ou avait oublié. Un rapport avec son ancienne affiliation aux Adorateurs en tant que tels, et non comme une adoratrice dans l'ombre qu'elle était devenue en quittant ses terres ? Peut-être. Peut-être pas. L'ex-comtesse ne savait quoi en penser ; toujours est-il qu'elle avait décidé d'y aller ; elle verrait bien ce qu'elle y trouverait qui pourrait expliquer ce sentiment...

Elle s'était renseignée sur la composition des marais. Qui dit marais dit vase, qui dit vase dit précautions à prendre pour ne pas s'enfoncer et se retrouver prisonnière de la vase. C'est ce qu'elle avait fait : elle avait veillé, en arrivant aux marais, à ne marcher que sur des surfaces solides et suffisamment grandes pour qu'elle puisse y rester debout sans perdre l'équilibre.

Sauf qu'elle n'avait absolument pas prévu de glisser sur une pierre sur son chemin. Elle perdit l'équilibre et ne le retrouva que lorsque son pied droit rencontra la vase, puis son pied gauche. Bien évidemment, elle chercha à s'en sortir, mais plus elle s'agitait, plus elle s'enfonçait. Elle jura :

Et zut !

Elle resta alors immobile, et chercha un moyen de se tirer de là en regardant tout autour d'elle. Elle remarqua alors quelqu'un dans le même pétrin qu'elle ; si elle pouvait se sortir du sien, elle irait l'aider avec une branche... Heureusement pour elle, elle trouva à portée de main une branche suffisamment grosse pour ne pas céder sous son poids. Elle l'attrapa et tira de toutes ses forces pour au final se libérer de l'emprise de la vase sur son corps. Regardant sa tenue avec une légère déception, elle se mit en tête de trouver une branche pour aider la personne en détresse un peu plus loin.

Elle en trouva une, qu'elle prit, et se rendit auprès de la personne en tendant sa branche, avant de l'enfoncer dans la vase pour être sûre qu'elle serait prise. Ceci fut confirmé par le fait que son bâton s'enfonçait un peu plus alors qu'elle n'y était pour rien ; elle se mit alors à tirer de toutes ses forces, pendant un long moment, avant de lâcher prise et de tomber en arrière, se cognant la tête contre une grosse branche et tombant dans l'inconscience. Et zut...

La personne en question semble manifestement plus dégourdie que moi. Ni une ni deux, la voilà qui attrape une branche qu'elle utilise afin de s'extraire des sables mouvants. J'aimerais bien faire pareil, mais je suis au milieu du lac, donc aucune branche ou tronc d'arbre à proximité hélas. Heureusement, ou malheureusement, cela dépend du point de vue, la voilà qui attrape une autre branche et la tend dans ma direction, l'enfonçant énergiquement dans la vase pour faire bonne mesure. Ce geste est empreint d'un altruisme certain et d'une bonté évidente, cependant, s'il y a bien quelque chose que je déteste, c'est la pitié, et la compassion a du mal à passer également. Je reste donc immobile, les bras croisés, essayant d'adopter une attitude digne et détachée. En réalité, je dois plutôt donner envie d'éclater de rire car lentement, mais sûrement, je continue de m'enfoncer.

L'inconnue ne fait pas mieux que moi. A force de tirer encore et encore sur la branche pour la faire sortir des sables mouvants, elle lâche prise et se cogne la tête contre un arbre avant de s'écrouler, assommée. Là, je suis admirative, il faudra qu'elle me donne sa technique. Même moi, pourtant experte dans l'art noble de la maladresse, je n'ai jamais réussi un coup pareil. D'accord, je l'admets, j'ai déjà fait bien pire...

En attendant, comme tout mammifère qui se respecte, je possède des poumons, non des branchies, et l'absence d'oxygène se faisant cruellement ressentir, je commence à suffoquer. Un peu plus et je ne vais pas tarder à m'évanouir, rejoignant ma compagne de galère au pays des songes. Ni une ni deux, je me métamorphose en... en... en truite. C'est un manque flagrant de classe, je sais, mais plus l'animal est gros, plus j'éprouve de difficulté à le maîtriser. Là, c'est relativement facile. Je n'ai plus qu'à nager jusqu'à être hors de la zone dangereuse et reprendre forme humaine.

C'est à ce moment-là qu'un impressionnant rugissement retentit dans tous les marais, faisant s'envoler les rares oiseaux rachitiques présents au sommet d'arbres tout aussi rachitiques. Je n'arrive pas à reconnaître l'animal qui en est l'origine, mais mon instinct me souffle que je n'ai pas envie de le savoir, encore moins de le rencontrer. Je remarque alors deux choses.

Premièrement, l'inconnue a remué, signe qu'elle va bientôt se réveiller. J'en profite pour la jauger rapidement : ses cheveux longs et fins presque identiques aux miens mettent en valeur une peau de neige et des lèvres rouge sang. Je lui donne vingt ans environ, mais il est possible que les apparences soient trompeuses. Une vampire peut-être ?

Deuxièmement, je n'ai pas nagé assez loin, et sous-estimé l'étendue des sables mouvants. En irresponsable et tête en l'air que je suis, je me retrouve de nouveau embourbée. Mais c'est pas vrai... Décidément, je n'en rate pas une aujourd'hui.

Soudain, dans un craquement de fin du monde, lianes, racines et autres branchages s'écartent pour laisser place à une bête toute de crocs et de fureurs. Les yeux rouges, la fourrure verte, les écailles grises, de longues griffes acérées et des plaques bardées de piquants... un Ours Sanguinaire. Je suis surprise. Je pensais qu'il n'y en avait que sur Terre, mais je me suis apparemment trompée.

Plus le temps de tergiverser. Poussant un autre formidable rugissement, l'Ours Sanguinaire s'avance dans notre direction. J'espère que sincèrement que l'inconnue sait se battre car je ne donne pas cher de notre peau. Si vous voulez mon avis, on est pas sorti de l'auberge. Enfin, plus de la berge que de l'auberge dans mon cas...

La vampire resta inconsciente quelques instants, la tête s'était bien cognée contre la branche. Mais heureusement, elle ne resta pas inconsciente longtemps ; elle se réveilla au moins cinq minutes plus tard, difficile à dire vu qu'elle n'avait pas l'heure sur elle et que, normalement, la notion de temps est floutée le temps de l'inconscience.

Son premier réflexe fut de regarder là où elle avait vu une silhouette s'enfoncer dans la vase. Elle aurait peut-être pu pâlir davantage si sa peau n'était pas aussi blanche que la neige, car elle ne voyait plus rien. La silhouette avait disparu : avalée par la vase ? Oh non... Tout mais pas ça... Tiana se mordit la lèvre et continua à chercher : rien. À part une truite, ce qui ne la choqua pas.

Elle continua de chercher lorsque son sang ne fit qu'un tour au moment où un rugissement se fit entendre. La vampire se tourna doucement : derrière elle se trouvait un ours immense, à la fourrure verte, aux écailles grises, avec de longues griffes acérées et des plaques bardées de piquants. Tiana continua de se tourner lentement jusqu'à faire face au monstre, qui avançait en grondant, et sortit doucement son épée qu'elle pointa devant elle, sans trembler. Elle regarda l'ours droit dans les yeux et lui dit d'une voix douce :

Retourne sur tes pas, maître ours. Tu ne me veux aucun mal, et je ne te veux aucun mal. Mais je me défendrai si tu m'attaques.

Elle continua de fixer l'ours pendant trois minutes, longues, lentes, l'épée toujours levée. L'ours resta immobile, poussa un grognement puis s'éloigna : il avait compris qui était Tiana, et ne viendrait plus l'embêter.

La vampire poussa un soupir puis rangea son épée avant de lancer :

Bon, va peut-être falloir que je retrouve la silhouette, si je pouvais la sauver, ça serait bien...

Là, je suis sciée. Avec une confiance en soi remarquable et un calme olympien, l'inconnue a réussi en quelques paroles et un regard bien placé à faire fuir ce mastodonte de plusieurs mètres de haut. Ma coéquipière de galère a l'air de cacher bien plus de ressources que ce que peut dévoiler son physique engageant et sa bouche en cœur. Je ferais bien de me méfier...

De mon côté, je me transforme à nouveau en truite et, ni une ni deux, gagne la berge et remets mes bottes, non sans m'être auparavant lavée les vêtements le corps. C'est alors que j'entends pour la première fois la voix de l'inconnue, qui déclare d'un ton assuré :

– Bon, va peut-être falloir que je retrouve la silhouette, si je pouvais la sauver, ça serait bien...

Cette phrase a le don de me refroidir en l'espace d'un instant et de lui faire perdre toute la considération et l'admiration que j'avais pour elle. Attention je n'ai pas dit respect. J'ai de l'estime pour les combattants de valeur, et elle semble manifestement en faire parti. Mais rien de plus. Je n'ai pas besoin d'être sauvée, ni aidée, un point c'est tout.

Je m'avance et lui lance alors qu'elle est dos à moi :

– Inutile.

Et rajoute, pour faire bonne mesure :

– Je maîtrisais parfaitement la situation.

Réplique inutile et fausse, ce dont elle se rendra certainement compte, mais c'est plus fort que moi. Puis je me retourne et, sans plus lui prêter attention, je m'enfonce parmi les lianes et les arbres.

Soudain, je remarque que la nuit est tombée. Si furtive que je manque de sursauter, si épaisse qu'elle semble émaner de noirceur, si inquiétante qu'elle donnerait la chair de poule au guerrier débutant. Il faisait pourtant jour avant toute cette file de problèmes et d'actions pour le moins mouvementées, et c'est le cas de le dire. Mais quelques minutes ont manifestement suffi.

En vérité, si je ne l'ai pas remarqué plus tôt, c'est également parce que la visibilité est très nette, et que l'on voit presque autant que comme en plein jour, alors que les étoiles ne sont pas plus brillantes qu'ailleurs, et que la lune n'est ce soir qu'un faible croissant argenté. Non, il y a autre chose...

Et en effet, en regardant bien, il est possible de distinguer de faibles silhouette blanchâtres, presque translucides, semblant produire de la lumière. Des silhouettes qui, si j'en crois les descriptions des récits que j'ai entendu, ont l'apparence à s'y méprendre de fantômes. Des fantômes dans les marais de la désolation ? Cela a l'air assez logique, mais néanmoins étonnant. Je n'en avais jamais vu auparavant, et l'idée que Nayris laisse ainsi s'enfuir les âmes de son enfer me déplaît fortement. En tout cas, que je le veuille ou non, c'est bien fantôme qu'il y a. Et j'espère qu'ils sont beaucoup plus pacifiques que ce que racontent les légendes...

Tiana se retourna, presque sur la défensive, lorsqu'elle entendit une voix derrière elle :

Inutile. Je maîtrisais parfaitement la situation.

Ah zut, la nuit était tombée, du coup Tiana dut utiliser son pouvoir de nyctalopie pour distinguer la silhouette qui s'éloignait déjà d'elle : il s'agissait d'une jeune fille, d'apparence fragile et d'une certaine fierté pour se permettre de déclarer qu'elle se débrouillait alors qu'elle était en danger. Ceci fit sourire la vampire, qui mit fin à son pouvoir : sympathique, comme rencontre. Ça changeait du vulgus que subissait Tiana lorsqu'elle exerçait pour la Confrérie des Brumes en tant que marchande... D'ailleurs elle songeait à se contenter du job de chercheuse de savoir, le marchandage ça va bien cinq minutes...

Elle suivit la jeune fille qui s'était enfoncée dans les lianes et les arbres et finit par la rejoindre dans une sorte de plaine, où flottaient des fantômes. Littéralement. Des formes blanches qui se mouvaient dans l'air ambiant. Tiana les observa, puis lança :

Ils ne nous feront rien si nous ne les attaquons pas. Installons un camp, si vous le voulez bien. Nous repartirons d'ici plus tard... En attendant, je me nomme Tiana. Et vous ?

Elle attrapa quelques branches qui se trouvaient à portée de main, suffisamment sèches au craquement qu'elles produisirent pour pouvoir servir de support à un feu. L'ex-comtesse les installa en un petit tas qu'elle entoura de cailloux ramassés à côté, puis chercha à tâtons des pierres qui serviraient à allumer le feu : des galets, inutiles pour une telle tâche, tombèrent d'abord sous sa main. Mais très vite elle trouva des silex, qu'elle frotta l'un contre l'autre au-dessus du tas de bois, qui prit feu quelques secondes plus tard. Enfin une source de lumière...

Alors que je continue à marcher, contemplant avec méfiance ces formes blanches et mouvantes, je me rends soudain compte que l'inconnue, l'air de rien, m'a emboîté le pas. Je me retourne pour lui demander de m'expliquer pourquoi elle me suit comme ça quand, après avoir observé les fantômes, elle lance :

– Ils ne nous feront rien si nous ne les attaquons pas.

Elle lit dans mes pensées ou quoi ? Cela me coupe net dans mon élan, surtout quand elle rajoute :

– Installons un camp, si vous le voulez bien. Nous repartirons d'ici plus tard...

Cette façon de prendre les choses en main et de décider de ce que je dois faire ou non ne me plaît pas beaucoup. Ce n'est pas parce qu'elle est vampire, et donc par conséquent bien plus âgée que moi, qu'elle peut se permettre de me donner des ordres. J'allais lui en faire la remarque quand elle prend une nouvelle fois la parole :

– En attendant, je me nomme Tiana. Et vous ?

Évidemment... Pas d'autres moyens que d'être polie après ça.

– Je suis Délyë, je réponds en la regardant droit dans les yeux, non pas pour la défier, mais afin de lui montrer que je suis son égal et aussi, plus simplement, parce que c'est dans ma nature.

Cette dénommée Tiana donc, joignant le geste à la parole, se met à réunir branches et pierres dans le but de faire un feu. Pour ne pas être en reste, je m'enfonce dans les bois, espérant dénicher des baies comestibles, voire même un gibier à se mettre sous la dent.

Une faible cueillette et un lapin maigrichon plus tard, je retourne dans ce qui est maintenant notre « camp ». La lumière du feu, chaude et rassurante, me guide jusqu'à la clairière, se reflétant sur les âmes perdus qui hantent les lieux. Je mets les baies dans une feuille desséchée et dépèce le fruit de ma chasse, que je plante sur une longe branche avant de le mettre à griller. Le temps qu'il cuise, je contemple en silence la danse des flammes. Manifestement, les fantômes n'aiment pas le feu, préférant se tenir à une distance respective de nous et se fondre dans la nuit. Tant mieux. Combattre quelqu'un qui n'a aucune véritable consistance me mettrait certainement mal à l'aise.

Quand la viande me semble cuite à point et qu'une agréable odeur alléchante en émane, je la retire du feu et entreprend de la découper à l'aide du poignard suspendu à ma ceinture.

– Tu en veux ? je demande à Tiana.

Quoique, si mon raisonnement s'avère exact et qu'elle est une vampire, peut-être ne se nourrit-elle que de sang. Dans tous les cas, il est hors de question que je lui serve de repas, qu'on se le dise.

Je suis Délyë.

Simple, concis et direct, prononcé entre quatre yeux. L'ex-comtesse appréciait cela : la jeune fille marquait des points dans son estime, même si elles venaient tout juste de se rencontrer. Elle ne chercha pas à en savoir plus pour le moment ; ne jamais brusquer ses partenaires d'aventure, aussi improvisés soient-ils...

Pendant qu'elle s'occupait de trouver des branches pour faire le feu, la jeune fille était partie un peu plus loin, sûrement pour chercher de quoi se sustenter pour deux. Une fois que Tiana eut allumé un feu, Délyë revint, avec une faible cueillette de baies et un lapin un peu maigrichon ; tant pis, elles feraient avec...

Délyë fit cuire le lapin après l'avoir vidé, pendant que Tiana regardait les fantômes : certes, c'était curieux qu'ils soient là, eux qui d'habitude devaient plutôt se trouver dans les limbes de Nayris, mais pas plus que ça. Après tout, dans les Marais de la désolation, on devait bien croiser de tout, y compris des fantômes qui ne cherchaient pas les embrouilles. Tant mieux ! Elles n'auraient pas à s'inquiéter de cela pour le moment.

Une fois le lapin cuit, la jeune fille le retira du feu et entreprit de le découper à l'aide d'un poignard qui était attaché à sa ceinture, avant de se tourner vers Tiana et de lui demander :

Tu en veux ?

La vampire esquissa un sourire et se mit en tailleur sur le sol avant de répondre doucement :

Ma foi, ça ne sera pas de refus. D'habitude je me contente de sang, mais je peux faire une entorse si le lapin est bien saignant.

Elle nota la méfiance de sa partenaire du jour, et se hâta de la rassurer :

Et tu n'as rien à craindre, je ne mords jamais les êtres humains. J'ai un minimum d'éducation, tout de même !

Ma coéquipière s'est trompée sur la raison de mon malaise. En effet, si je me demandais si oui ou non elle allait boire mon sang, je n'étais pas le moins du monde anxieuse. Et je ne dis pas cela pour fanfaronner, c'est la vérité. La peur ou la panique sont des émotions qui ne m'envahissent que très rarement. Mon enfance particulièrement difficile m'aura au moins rendu ce service.

Néanmoins, la fâcheuse tendance de Tiana de prévenir mes craintes et d'essayer de me rassurer commence à me taper sur les nerfs. Un minimum d'éducation... je lui mets là où je pense, moi, son éducation ! Non mais de quoi je me mêle ! D'un autre côté, j'ai du mal à m'empêcher de sourire, amusée. Cette jeune femme possède manifestement une droiture et une bonté d'esprit plutôt développée, et je dois avouer que ça me plaît bien.

– Ne t'inquiète pas pour ça, tu ne me fais pas peur, je réponds en éclatant d'un rire franc et sincère. Il m'en faut plus que ça, sans vouloir t'offenser.

J'adopte un sourire espiègle.

– En ce qui concerne le lapin, il est assez... sec, pour tout dire. Les baies par contre, m'ont l'air plutôt juteuse, si ça te tente...

Je lui tend un morceau de l'animal ainsi que la moitié de ma récolte, et nous commençons à manger en silence. Je ne suis pas du genre bavarde, et la curiosité n'est pas l'une de mes qualités, ce ne sera donc pas moi qui engagera la conversation si conversation il y a à engager. Je n'ai certes rien contre les discussions amicales, mais ce sera à elle d'y aller la première.

La viande légèrement trop cuite du lapin qui croustille sous mes dents n'a aucun goût, tandis que les baies fondent délicieusement dans ma bouche en répandant toute leurs saveurs. Voilà qui résume à merveille le paradoxe qu'est le marais de la désolation : un lac magnifique sur fond de sables mouvants, un décors inquiétant qui met en valeur une agréable rencontre.

Une fois mon repas terminé, je m'étire à la manière d'un chat avant de me lever et d'épousseter les dernières miettes de ce modeste festin. J'ai la bouche un peu sèche à cause du manque d'eau, mais j'en trouverai sûrement en chemin. Quant à savoir si elle sera potable ou non, je fais confiance en mon instinct animal, qui ne m'a jamais trahi pour le moment.

– Personnellement, je ne suis pas fatiguée, je lance à Tiana, je pense que je vais continuer encore un peu. Veux-tu te joindre à moi ?

Si elle est vampire, le noir ne la dérange sûrement pas, c'est pour cela que je lui ai fait cette proposition. Le temps qu'elle réponde, je m'empare d'une branche que j'enroule d'une longue feuille séchée, puis je la plonge dans le feu. Les flammes tournoient autour de ma torche de fortune comme pour en tester a solidité puis l'allument à grand renfort de craquements. Il est vrai que je pourrais me transformer en animal nocturne afin d'avoir une bonne visibilité, mais autant ne pas révéler mon don de transformation tant que c'est encore possible.

Tiana continua de sourire lorsque Délyë éclata de rire : bon, c'était un bon début, l'ambiance ne serait pas tendue contrairement à ce qui semblait être prévu.

Ne t'inquiète pas pour ça, tu ne me fais pas peur. Il m'en faut plus que ça, sans vouloir t'offenser.

L'ex-vampire n'en fut pas offensée, au contraire. Comme ce n'était pas dans sa nature de faire peur, elle aurait été un peu blessée si la jeune fille avait avoué qu'elle avait peur d'elle... Délyë lui montra le lapin avec un sourire espiègle :

En ce qui concerne le lapin, il est assez... sec, pour tout dire. Les baies par contre, m'ont l'air plutôt juteuse, si ça te tente...

Tiana haussa les épaules, toujours en souriant : tant pis, elle ferait avec une viande un peu sèche, cela ne la dérangerait pas pour cette fois. Elle se rattraperait sur le prochain gibier qu'elle chasserait... Elles mangèrent tranquillement, croquant dans leurs morceaux de viande respectifs et laissant fondre les baies sur leurs palais : un pur délice, ces baies... Et puis, ça suffirait largement pour l'instant, Tiana n'ayant pas une grande faim.

A la fin du repas, Délyë s'étira avant de lancer à l'ex-comtesse :

Personnellement, je ne suis pas fatiguée, je pense que je vais continuer encore un peu. Veux-tu te joindre à moi ?

Tiana hocha la tête ; Délyë attrapa une branche et la plongea dans le feu, l'enflammant avec des petits bruits de craquement, avant de se relever et de partir. La vampire décida de la suivre ; après tout, il devait bien y avoir des choses à voir dans ce marais...

Tiana acquiesce à ma proposition d'un mouvement de tête et, ni une ni deux, nous nous enfonçons dans les profondeurs du marais. Ma torche de fortune nous permet de voir où nous mettons les pieds sur plusieurs mètres à la ronde, ce qui est plus qu'appréciable. Déjà qu'en plein jour je manque de m'effondrer misérablement toutes les minutes, je n'ose même pas imaginer ce que cela donne si je ne sais pas où je vais.

Maintenant que le problème de la visibilité est réglé, c'est aux bruits que je prête attention. Exceptés les échos de nos pas, je n'en entends que très peu, mais qui n'inaugurent rien de bon. Les prédateurs les plus redoutables sont ceux qui sortent la nuit, tout le monde le sait, et je n'ai aucune envie de me retrouver une nouvelle fois face à un Ours Sanguinaire, voire pire, une meute de Rark. J'avance donc, tous les sens en alerte, prête à dégainer ou à me transformer au moindre mouvement suspect, même si en apparence j'adopte un comportement parfaitement détaché. C'est ce qu'un assassin fait de mieux, après tout : être sur le qui-vive, se méfier ou même tuer sans avoir l'air de rien, et avec le sourire.

Les fantômes sont toujours là. Nous en apercevons de temps en temps, silencieux et impalpables, qui traversent les arbres comme s'ils n'existaient pas, et s'arrêtent parfois pour nous lancer des regards curieux. Leur présence me met mal à l'aise, mais encore une fois je ne montre rien. Si ma compagne d'aventure m'a dit qu'ils n'attaquaient tant qu'on les laissait tranquille, c'est que cela doit être vrai, du moins je l'espère, pour moi comme pour elle...

Mis à part cela, il ne se passe rien de particulièrement intéressant. Nous ne voyons que des marais à perte de vue, des marais, encore des marais et... ah oui, des marais ! Cela ne me dérange absolument pas, ayant l'habitude des voyages monotones et sans histoire, et je souhaite à Tiana qu'il en soit de même pour elle. Si ce n'est pas le cas, cela m'est égal. Je ne la retiens pas.

Soudain, mettant à profit mon adresse et mon habileté toutes deux légendaires, je trébuche sur une liane traîtresse qui se faufilait par là et m'étale de tout mon long. La torche m'échappe des mains et tombe dans un buisson, où elle s'éteint net.

– Par la noirceur des Limbes ! je peste en me relevant.

Heureusement, le ciel est suffisamment découvert pour que les étoiles nous éclairent, et les fantômes nous offrent également un peu de leur glaciale lumière. La nuit n'est pas totale et je parviens ainsi à voir suffisamment pour distinguer des formes dans la pénombre. Un élancement en provenance de mon pieds m'informe que je me suis tordue la cheville, ce qui ne m'enchante pas. Je sens également une odeur désagréable qui parvient d'une de mes manches, qu'est-ce que...

– De la merde, je lance en insistant sur le dernier mot. Par le rire de Nayris, c'est de la merde !

Oui, quand il m'arrive de commettre ce genre d’âneries, mon vocabulaire a tendance à baisser d'un cran. Il en est de même pour mon humeur, qui est passée de neutre à passablement exécrable. Alors que surtout Tiana ne tente pas de m'aider, de me jeter un regard compatissant ni de lâcher la moindre remarque ! Ou, la déesse des morts m'en soit témoin, je ne répondrai plus de rien.

En silence, les deux femmes avancèrent, éclairées par la torche de Délyë. Les fantômes les regardaient avec curiosité ; en même temps, ils ne devaient que très rarement rencontrer des personnes de chair et d'os sur leur territoire.

Autour d'elles - ou d'eux si on compte les fantômes avec Tiana et Délyë - il n'y avait que des marais. Le même paysage se répétait à chacun de leurs pas, d'une certaine monotonie qui marqua l'ex-comtesse. Décidément, elle se demandait bien ce qui l'avait poussée à venir en ce lieu désolé...

Soudain, alors qu'elles marchaient doucement pour éviter les glissades sur le terrain humide et mousseux, Tiana sursauta lorsqu'elle entendit sa compagne de voyage trébucher sur une liane qui traînait dans le passage et, par conséquent, s'étaler de tout son long, laissant sa torche s'échapper de ses mains et s'éteindre, avant de pester :

Par la noirceur des Limbes !

L'ex-comtesse n'osa pas bouger : elle avait bien compris que Délyë était quelqu'un du genre fier, et qui n'aimait pas qu'on lui apporte de l'aide sans qu'elle le demande. Elle se tint prête, tout de même, à agir si besoin, la lumière produite par les fantômes lui permettant de voir que la cheville de la jeune femme était en train d'enfler. Délyë remarqua ensuite, en jurant, qu'elle avait fini dans la... hum... on va dire fange, même si ça n'en était pas, ce qui fit grimacer Tiana. Elle préféra réfléchir à l'idée qu'il y avait peut-être, pas loin, une source d'eau potable et propre pour que sa compagne se nettoie. Elle se dirigea vers les fantômes, tout doucement, et leur demanda d'une voix douce :

Excusez-moi, mais sauriez-vous s'il y a une source d'eau potable pas loin ?

Les fantômes poussèrent des cris lugubres mais indiquèrent une direction à l'ex-comtesse, à savoir derrière l'endroit où Délyë avait trébuché. Elle remercia les ectoplasmes et se dirigea vers la jeune femme en lui demandant :

Tu sauras te débrouiller toute seule, ou je peux me rendre utile ?

Cette question avait été posée sans animosité, au cas où elle le prendrait mal elle précisa avec un sourire :

C'était pas méchant, hein, mais comme t'es du genre fière...

Ma chute m'a probablement fait plus mal à la tête que je ne le pensais. Sinon, je ne verrai pas Tiana, dans une attitude de tout ce qu'il y a de plus naturel, demander aux fantômes où elle pourrait trouver de l'eau potable. Et surtout, voir ces derniers lui répondre ! Ma compagne de voyage est décidément pleine de surprise. De mon côté, ça ne sent pas la rose, et c'est le cas de le dire. Par le chant des Stixirènes, qu'est ce que ça pue ! Et voilà la vampire qui s'approche, tout sourire, et me lance :

– Tu sauras te débrouiller toute seule, ou je peux me rendre utile ? C'était pas méchant hein, mais comme t'es du genre fière...

Oh ! Quel visage on ne peut plus charmant ! Quelle gentillesse on ne peut plus plaisante ! Tiana semble dotée d'une bonté rare... qui me donne envie de la frapper. Je ne la connais pas, elle ne me connaît pas, de quoi se mêle-t-elle ?

– C'est gentil, mais je n'ai pas besoin de ta condescendance, je lui réponds d'une voix sèche, le regard glacial.

Cependant, je ne peux m'empêcher d'éprouver du respect pour sa grandeur d'âme. Tiana, jusqu'aux tréfonds de son être, est quelqu'un de bien. Elle est juste tombée sur la mauvaise personne. Et son sens de l'observation n'est également plus à prouver, puisqu'elle a visiblement remarqué et su interpréter mon caractère de chien.

– Enfin c'est pas ta faute, je rajoute, mais je suis pourris jusqu'à la moelle comme pas permis, alors range ta compassion, tu veux. Dans mon cas, elle ne servira pas à grand-chose.

Je lui fais un clin d’œil et, dans un rapide volte-face, emprunte la direction indiquée par les fantômes. Je n'ai pas à patienter bien longtemps. En effet, quelques secondes plus tard, la surface miroitante d'une petite cascade se dessine non loin. Je m'approche, suspicieuse. Se faire avoir par les sables mouvants ça va bien deux fois, mais pas trois !

Après avoir tâté le sol au moyen d'un bâton, je descends prudemment jusqu'au pied de la source et, une fois déchaussée, m'y immerge toute entière et habillée. L'eau n'est pas fraîche comme la première source d'il y a quelques heures, mais étonnement tiède, ce qui n'est pas plus mal. Je frotte énergiquement mes vêtements, désirant faire disparaître jusqu'à la moindre trace, au moindre fumet des excréments dans lesquels je suis tombée. Je veux effacer cette mauvaise chute et la faire disparaître comme si elle n'avait jamais existé ! Se préoccuper de soi n'a jamais tué personne après tout. Alors, pendant quelques minutes, je ne pense plus qu'à savourer la sensation de la cascade sur ma peau et cette délicieuse impression d'être enfin lavée de toute impureté. Malgré cela, une partie de mon esprit est toujours en alerte. Comme je l'ai dit, je suis inconsciente, pas naïve.

Propre et dégoulinante, je sors de l'eau et m'installe sur un rocher en amont. Je ne sais pas ce que compte faire Tiana, mais pour moi, une séance de repos s'impose...

Comme prévu, la question de Tiana ne plus pas du tout à Délyë, qui lui répondit d'un ton sec :

C'est gentil, mais je n'ai pas besoin de ta condescendance.

Ok, l'ex-comtesse avait compris le message : ne plus jamais lui proposer de l'aider. Quelle fierté, tout de même. Un humain lambda qui aurait cette fierté se serait certainement pris un coup de botte bien placé pour être remis à sa place ; mais Délyë n'était certes pas un humain lambda, donc Tiana garderait sa botte loin de la jeune femme.

Celle-ci se rattrapa pourtant en ajoutant :

Enfin c'est pas ta faute, mais je suis pourris jusqu'à la moelle comme pas permis, alors range ta compassion, tu veux. Dans mon cas, elle ne servira pas à grand-chose.

La vampire lui sourit pour lui signifier qu'elle avait reçu le message cinq sur cinq, avant que la jeune femme ne lui lance un clin d'œil et bondisse dans la direction indiquée par les fantômes. Tiana attendit quelques instants avant de la suivre : Délyë n'avait peut-être pas envie d'être dérangée pendant son bain.

Elle arriva au moment où Délyë sortait de l'eau, toute propre, et allait s'installer sur un rocher à côté de la source d'eau claire. L'ex-comtesse alla s'asseoir pas loin et lui demanda pour briser la glace :

Dis-moi... Puis-je savoir vraiment qui tu es ? Enfin, comment dire... À quel camp, à quelle croyance appartiens-tu ?

Elle se tut : peut-être n'était-ce pas le bon moment pour poser la question qui lui brûlait les lèvres...

Tiana me rejoint quelques instants plus tard et s’assoit dans l'herbe près de moi. Par souci de faire la conversation, ou bien sous le fait d'une naturelle curiosité, elle prend la parole :

– Dis-moi... Puis-je savoir vraiment qui tu es ? Enfin, comment dire... À quel camp, à quelle croyance appartiens-tu ?

J'éclate de rire. Décidément, cette compagne de voyage est des plus surprenantes ! Voilà des questions auxquelles j'étais loin de m'attendre.

– Qui je suis vraiment ? C'est quoi ça, de la philosophie ? Honnêtement, je n'en ai aucune idée, et si je le savais, je ne te le dirais pas, je lance, amusée.

Pour le reste, je dois avouer que je n'aime pas trop parler de moi. Mais après tout, mon affiliation n'est pas un secret, et je l'assume entièrement. De toute façon, ce ne sont pas les interrogations d'une vampire qui vont me faire peur. Il existe bien plus effrayant en ce monde.

– Mon camp et ma croyance ne fond qu'un. J'ai donné mon âme à Nayris, unique déesse qui mérite le respect à mon goût, la seule en qui j'ai confiance car je n'attends d'elle rien d'autre que la mort.

Annoncer comme ça, on croirait entendre le dernier discours d'un condamné. Peu importe. Peut-être n'est-ce pas totalement faux. Peut-être est-ce ce que je suis réellement. Peut-être. Peut-être pas. Je n'en sais rien, et je crois que je n'ai pas vraiment envie de le savoir, ni de me pencher sérieusement sur la question.

– Autre chose ? je l'interroge en haussant un sourcil.

Maintenant que je me suis confiée à elle, va-t-elle me considérer comme une amie ? Ou pas ? Et si je lui dis qu'elle a une importance pour moi à peu près équivalente à celle d'un asticot, est-ce qu'elle le prendra mal ? Mais n'allons pas trop vite en besogne. Soyons poli plutôt, et retournons-lui la question. Une âme damnée polie... franchement, il y a de quoi rire.

– Et toi, à qui as-tu offert tes services ?

J'ai posé la question d'un ton badin, mais malgré mon apparence qui semble décontractée, mon corps est en alerte. Je me suis plutôt bien entendue avec Tiana jusqu'à présent, mais s'il se trouve qu'elle est en réalité une rebelle, ou pire, une partisane de l'Empire, je la combattrais jusqu'au décès de l'une d'entre nous sans la moindre hésitation. Comme je l'ai dit, mourir ne m'effraie pas, et rien ne m'attache à elle. Cela me ferait même plaisir, je n'ai combattu personne depuis mon arrivée sur le continent et un peu d'entraînement ne me ferait pas de mal...

Alors, chère rencontre de voyage, qui es-tu donc ? Sais-tu qu'à partir de maintenant, ta vie ne tient qu'à un fil ? Toi, tu es le funambule sur ce fil. Et moi, je suis le public impertinent qui, au moindre faux pas, te fera tomber dans le vide.

Délyë éclata de rire avant de répondre vaguement :

Qui je suis vraiment ? C'est quoi ça, de la philosophie ? Honnêtement, je n'en ai aucune idée, et si je le savais, je ne te le dirais pas.

Encore du mystère... En même temps, si Délyë cultivait la discrétion comme Tiana, cela pouvait se comprendre. L'ex-comtesse n'insista pas, et allait s'allonger tranquillement dans l'herbe humide quand Délyë reprit :

Mon camp et ma croyance ne fond qu'un. J'ai donné mon âme à Nayris, unique déesse qui mérite le respect à mon goût, la seule en qui j'ai confiance car je n'attends d'elle rien d'autre que la mort.

Tiana retint de justesse un soupir de soulagement : ainsi, les Adorateurs de Nayris existaient encore ! La Déesse soit louée, peut-être pouvait-elle encore espérer revenir dans le droit chemin... Délyë lui demanda en retour :

Et toi, à qui as-tu offert tes services ?

Le soulagement de rencontrer une membre de la "famille" des Adorateurs la poussa à être franche :

Au départ, j'était franchement dans le cercle des Adorateurs de Nayris. Mais la pression exercée par les Impériaux m'ont poussée à quitter mes terres, et donc à me faire discrète. Depuis, je travaille pour la Confrérie des Brumes, dans l'espoir de revenir un jour dans ce cercle. Et à vrai dire, je n'avais plus aucune nouvelle vous concernant...

Si elle n'avait aucune fierté, elle aurait sûrement laissé les larmes de joie qui avaient commencé à s'accumuler dans les glandes lacrymales de ses yeux noirs. Elle se contenta d'adresser une prière muette à la Déesse pour la remercier d'avoir mis Délyë sur son chemin, en espérant que celle-ci sache lui dire comment faire et à qui s'adresser...

– Au départ, j'étais franchement dans le cercle des Adorateurs de Nayris. Mais la pression exercée par les Impériaux m'ont poussée à quitter mes terres, et donc à me faire discrète. Depuis, je travaille pour la Confrérie des Brumes, dans l'espoir de revenir un jour dans ce cercle. Et à vrai dire, je n'avais plus aucune nouvelle vous concernant...

Je relâche la tension de mon corps discrètement. Tiana n'est pas une ennemie. Au contraire, c'est une Adoratrice de Nayris elle aussi. Une coéquipière. J'ai beau être soulagée, je ne peux pas m'empêcher d'être également un peu déçue. Cela fait depuis longtemps que je n'ai pas participé à un combat digne de ce nom...

Et là voilà qui se met à avoir les larmes aux yeux face à la chance inespérée qui s'offre à elle. Je parie qu'elle est en train de prier la Déesse pour la remercier. Je trouve ça un peu pathétique en réalité, mais après tout je ne connais pas assez Tiana pour la juger ainsi, et en matière de combat elle a largement prouvé sa valeur. Tous les guerriers ont de temps en temps des « coups de mou » j'imagine.

– Ça ne m'étonne pas que tu aies perdu notre trace, j'acquiesce. La majorité d'entre nous restent discret pour ne pas attirer l'attention. Dans beaucoup d'endroits, nous ne sommes pas vraiment les bienvenus...

Étant nouvellement arrivée sur le continent, je ne suis pas certaine de ce que j'avance, mais c'est ce qui me semble le plus logique. Après tout, je n'ai que très peu de contact avec les autres Adorateurs, ne ressentant pas d'affinités particulière à leur encontre, et du fait de mon anonymat, je peux me rendre partout sans me faire repérer. Même si cet anonymat en question, tout en me permettant de garder ma liberté, ne me permettra pas de résoudre le problème qu'est celui de Tiana. Je ne suis que Confirmé, et je n'ai pas assez de relations pour la faire accéder chez nous une nouvelle fois.

C'est d'ailleurs ce que je tente de lui expliquer :

– En revanche, si tu veux revenir, je ne vais pas t'être d'une grande aide. Je te conseille plutôt de t'adresser aux Élus, Roxo Sombresang ou Andromaque Ardanarîshvar, qui décideront de ta possible rentrée dans le cercle.

Je me relève, remarquant que je suis presque sèche, avant de retenir un bâillement. C'est que la nuit a été riche en événement et que comme tout être vivant digne de ce nom, il m'arrive parfois de dormir. Peu, certes, mais régulièrement. Je me rassied donc, me demandant si je dois oui ou non me transformer en animal pour récupérer plus à mon aise. En attendant de me décider, je lance à Tiana :

– Je vais m'arrêter là pour cette nuit et essayer de dormir un peu.

Ça ne m'étonne pas que tu aies perdu notre trace. La majorité d'entre nous restent discret pour ne pas attirer l'attention. Dans beaucoup d'endroits, nous ne sommes pas vraiment les bienvenus...

Bien sûr. La discrétion. Quelque chose qui apparemment lui avait manqué, quand les Impériaux avaient décidé de s'acharner sur elle pour récupérer une mèche de cheveux. Cela remontait à loin, mais le souvenir était encore vivace, et l'ex-comtesse s'en voulait encore d'avoir été naïve à ce point-là. Délyë lui expliqua :

En revanche, si tu veux revenir, je ne vais pas t'être d'une grande aide. Je te conseille plutôt de t'adresser aux Élus, Roxo Sombresang ou Andromaque Ardanarîshvar, qui décideront de ta possible rentrée dans le cercle.

Tiana tilta au nom de Roxo Sombresang. Depuis la dernière fois, il avait grimpé les échelons, le cousin... Elle se promit de lui envoyer une lettre dès qu'elle reviendrait à Sen'tsura, en espérant qu'il ne l'aurait pas oubliée depuis le temps. Délyë bâilla, puis lui lança :

Je vais m'arrêter là pour cette nuit et essayer de dormir un peu.

L'ex-comtesse lui sourit et lui répondit :

Entendu, je prends le tour de garde. Bonne nuit.

Elle tourna ensuite le dos à Délyë et regarda autour d'elle, attentive : pour le moment, rien à signaler... Elle resta aux aguets longtemps, surveillant les fantômes les plus audacieux qui s'approchaient d'elles, jouant avec une brindille. Il ne se passait rien, dans ces marais de la Désolation...

Soudain, une étrange torpeur commença à la prendre doucement, comme un appel à l'endormissement. L'ex-comtesse lutta quelques instants, avant de renoncer et de se laisser faire. Les vampires ne dormaient pas, pourtant...

Encore une fois ce petit côté autoritaire qui semble la caractériser. Sans me consulter, Tiana lance qu'elle prend le tour de garde et me tourne le dos, attentive au moindre bruit. Je ne lui ai jamais demandée ça, moi... Me faire veiller par quelqu'un, en voilà une bien bonne ! Je ne suis pas une frêle jeune fille qui a besoin d'attention. Mais si ça lui chante après tout, je ne la retiens pas.

Quelques instants de réflexion plus tard, et je décide de ne pas me métamorphoser. Autant profiter de ce garde du corps qui, même encombrant, peut s'avérer utile. Je me sens plus à découvert sous forme humaine, mais dans le pire des cas, elle pourra toujours me réveiller...

Je m'allonge sur la pierre, et me trémousse pour trouver une position confortable. Puis j'attends que le sommeil m'emporte, les yeux ouverts pour ne pas me retrouver dans le noir. Le noir absolu. Ma seule faiblesse. J'aimerais pouvoir la vaincre un jour. Ou plutôt, je sais que je la vaincrai, quoiqu'il m'en coûte.

Peu à peu mon esprit s'envole, mes paupières se ferment, mon souffle se fait plus profond. Lentement, mais sûrement, je m'enfonce dans les limbes du sommeil. Les Limbes. Pourvu que que dans celles de Nayris, on y trouve la lumière...


Quand je me réveille, le jour s'est à peine levé et l'astre lumineux commence à peine à éclairer le bleu du ciel. Je baille et m'étire souplement, avant de découvrir avec surprise que Tiana s'est endormie. Je me suis donc trompée, ce n'était pas une vampire. En tout cas, elle est très mignonne quand elle dort. Son visage, détendu, semble plus innocent, presque enfantin, loin de la redoutable guerrière qu'elle est en réalité.

Je me passe la main dans les cheveux et tourne la tête vers le soleil levant. Si j'emprunte la direction qu'il m'indique, je me retrouverai dans les montagnes. Enfin je crois. Au contraire de cette chaude étoile, mon sens de l'orientation n'a jamais brillé par sa précision.

Je tourne une nouvelle fois la tête vers ma compagne de voyage. C'est peut-être mieux ainsi. Si je pars discrètement, nous nous quitterons sans effusions, ce que je préfère. Tout le temps de notre exploration des marais, elle n'a fait que me suivre, et je tiens à mon indépendance. Et puis, il est temps que je retrouve ma vieille solitude, elle me manquerait presque.

Le désir de me transformer me prend soudain. Oui, là, tout de suite, j'ai envie de voler, de ne faire qu'un avec le ciel et caresser de mes plumes la puissance du vent. Un dernier regard vers mon éphémère alliée, et d'un saut agile, me propulse vers le haut et devient un imposant faucon.

Les courants d'air chaud me soulèvent et s'engouffrent dans mes ailes. Je m'élève avec rapidité, tournoyant dans l'azur avant de me laisser porter. Qui sait, si Tiana se réveille bientôt, peut-être m'apercevra-t-elle...

Spoiler:

A dire la vérité, Tiana ne dormait pas. Les vampires ne dorment jamais. Elle rêvassait les yeux fermés, plutôt. Elle revoyait les images de son passé défiler doucement, comme un voyage dans le temps. Elle grimaça en revoyant le moment délicat où les Impériaux avaient tenté de lui prendre une mèche de cheveux ; si elle avait été plus maligne, elle aurait refusé de les laisser entrer chez elle, quitte à assumer pleinement sa place dans les Adorateurs de Nayris. Et au lieu de ça, elle avait préféré fuir. Fuir...

Lorsqu'elle émergea de sa rêverie, elle remarqua que son poing s'était crispé. Si elle pouvait remonter le temps et corriger le tir... Mais c'était impossible. Elle devrait donc payer ses erreurs, et la question était : comment ? Elle verrait ça avec l'un des Élus, plutôt Roxo qu'elle connaissait bien...

Elle releva la tête et vit que Délyë avait disparu ; elle avait dû se réveiller alors qu'elle était en train de rêvasser, et en profiter pour partir. Tiana ne pouvait pas lui en vouloir, après tout, elle avait bien compris que la jeune fille n'était pas du genre sociable. Souriante, elle s'étira, remit sa capuche et se hâta de partir des Marais. Retour à Sen'tsura, donc.