- Citation :
- Anthithée avec elle, Hécate rejoignit le domaine de son frère. Seule à pouvoir le calmer lorsque la colère se saisissait de lui, sombre et impérieuse, elle avait conservé de leur enfance cet amour et cette fascination de lui, unique frère qui avait su gagner son respect et ses espoirs... Alors, diplomate et stratège, elle lui glissait des mots à l'oreille, l'apaisait peu à peu d'attentions redoublées.
Un commercant vient au domaine et déclenche une colère de ton frère. Raconte comment tu reprends les négociations et le calme pour éviter une crise.
Cling clang go the chains
Someone's out to find you...
[Epreuve Hécate]
Il était de ces hommes que la vie avait pétrifié d'une gangue de métal impénétrable sous laquelle bouillonnait un désir ardent, celui sans doute, de s'élever parmi ses frères et sœurs de l'en-bas. Son corps figé ne se livrait à aucun plaisir, ne s'effritait pas même sous l'emprise rugueuse et jalouse du temps : son visage était semblable à celui qu'il était depuis vingt-cinq ans. On le disait commerçant émérite, montagne humaine que rien ne pouvait ébrécher, jamais un tremblement, jamais un égarement dans cette tranquille immobilité pensante... Alors, tel un ras de marée, une montée lente souveraine d'une impétueuse tempête, il écrasait toutes les défenses de ses clients et de ceux même qui ne l'étaient pas, sans distinction, dans cet aveugle déluge de puissance qui vous faisiez voir une simple chaise comme la splendide quintessence d'un univers ramassé et jeté à vos mains émerveillées.
Oui, il vous aurait vendu la boue misérable que vous fouliez à prix d'or s'il l'avait pu. Sans un battement de cils.
Mais la roche dont il était fait commençait à s'effriter sous de trop violents assauts. Avait-il visé trop grosse proie, avait-il mésestimé les périls auxquels il s'exposait en dépliant ses serres de rapace sur cette auguste famille ? Certes, les Férals étaient craints, mais ce n'était que des démons soumis au changement, avait-il pensé. Il avait déjà enseveli par le passé bien plus gros trophée sous les miasmes de ses avalanches montagneuses... Pourquoi se serait-il rétracté lorsque pareille occasion était offerte par les dieux ?
Ah oui, il s'en souvenait à présent. Et son cauchemar n'avait qu'un seul nom.
Anima...
Anima, songea Hécate. Anima, se serait-elle plu à prononcer, du bout des lèvres comme l'on savoure une ivresse euphorique, renversante. Anima qui se répandait en une colère violente, une explosion volcanique qui engloutissait la pièce d'un magma fuligineux, enserrait d'un étau incroyable ce pauvre hère qui avait eu l'audace de se présenter à leur porte. Anima qui à présent se tendait d'une ire sanglante, enflant ses muscles, prêt d'atteindre ce paroxysme dans ces yeux qui roulaient dans leurs orbites comme des cendres écumantes. Il était beau. Si incroyablement beau dans cet épanchement de violence ! Un air d'adoration se serait plu à étendre son voile sur le doux visage d'Hécate s'il n'avait pas eu cette terrible immobilité du masque.
« Je vous assure... Mes armes sont novatrices... Vous n'en verrez jamais de pareilles ! ... Je suis membre d'une des plus importantes corporations de Sen'tsura. Vous ne pouvez pas me faire de mal... Je suis influent ! Cet outrage que vous me faites... ! »
Péniblement, laborieusement, l'homme tentait de ramasser ses halètements épars et affolés pour se recomposer, maintenir ses lambeaux de conscience pour mener à terme sa transaction. Sauver sa peau. Un tremblement de l'âme trop violent, et s'en était fini de lui en million de morceaux... Son erreur était impardonnable. En tant que commerçant, il le savait ! Mais son orgueil avait traîné son corps bien au delà de toute raison... Qu'est-ce qu'il lui avait pris de tenter de vendre de fausses armes miteuses au patriarche des Férals ? N'était-ce pas le coup de trop, celui sur lequel il espérait voir sa carrière s'achever dans un éclat de génie suprême ? Le seul, l'unique marchand à être parvenu à extorquer et arnaquer la famille Féral ? Mis à part que ledit patriarche s'y connaissait visiblement en matière de conception d'armes. Ce qu'il leur vantait là et qui avait l'aspect d'outils légendaires, n'aurait pas tenu un centième de seconde sur un véritable champ de bataille. Cela lui apprendrait à apporter un « échantillon » pour appâter le chaland...
Hécate s'arracha de son extatique contemplation. Sa silhouette se perdait dans l'ombre de la pièce, apparition fugace et diaphane qui n'avait pour l'heure aucune vérité tangible aux yeux du pauvre marchand... Si Anima continuait sur cette voie, il ne resterait bientôt plus grand chose de sa victime, et il était fort à craindre que l'élégante disposition de la pièce pâtirait de son élan de colère. Sans parler des relations commerciales qu'elle se verrait obligée de rétablir avec Sen'tsura. La viande humaine n'avait d'intérêt que si leur carcasse pouvait servir autrement qu'en donnant leurs os broyés aux corbeaux... Et en celui-ci, cet enchevêtrement de tendons et de graisses que l'on nommait homme, Hécate avait cru percevoir un éclat, cet accroc dans la tapisserie misérable qu'il formait et qui lui disait que ce commerçant était peut-être recyclable. Alors, avec une joie sauvage, un amusement de félin, la succube avait amorcé le jeu dès lors qu'il avait posé un pied chez eux...
Lutte, si tu veux vivre, petite chose insignifiante...
« Anima. »
Voix posée. Caressante comme une aile. L'ombre se rétracta, révulsée par la honte d'être si imparfaite et de porter en son sein pareille créature... Les murs parurent s'avachir du poids des âges, mornes et ternes, couleurs sans vie, délavées. Un univers fané qui n'eut pour seul centre que cette apparition délicate, tout entier horrifié d'être si laid face à elle, elle qui éclipsait les objets et les formes même comme un soleil d'été ravageur, formidablement aveuglante. Bruissement de cheveux, glissement fragile du tissu de l'étoffe qui révéla l'espace d'un court instant l'éclat blanc et pur d'une cheville nue, le galbe d'une jambe où la lumière venait se perdre avec des empressements enfiévrés...
« Vous êtes en bien mauvaise posture mon cher ami. »
Ses lèvres dessinèrent le mot « ami » avec une courbe sensuelle, langue à fleur de peau, une lueur indescriptible couvant à la frontière de ses prunelles mi-closes comme un feu de braise... Elle était d'une volupté obscène, corps de chair doté de cette souplesse lascive de l'objet désirable.
Qui n'avait d'yeux que pour lui. Deux abîmes d'ambres dans lequel le pauvre marchand se perdait en des égarements de conscience aveugle, à tâtons dans ce brusque manquement d'air qui lui brûlait les poumons et le faisait transpirer dans sa si totale perdition. Il ne s'aperçut pas qu'Anima l'avait lâché, livré à son sort. Par curiosité sans doute ?
« N'y aurait-il pas moyen que nous trouvions un arrangement... ? Vous êtes un marchand de compétence, et nous sommes une puissante famille qui recherche tout ce qui peut lui être utile. »
Il ne dit rien, se rétracta derrière la muraille infranchissable de son armure d'acier. Alors Hécate amorça-t-elle son pas de danse, une lente démarche dans un roulement de hanches hypnotique, sa taille fine se dessinant sous les rets du tissu qui sculptait son corps comme les pétales effeuillées d'une fleur exotique. Elle ancra ses yeux dans les siens. Tourna autour de lui sans cesser de le regarder, lui et son cou douloureux, forcé de se cambrer pour ne pas la perdre des yeux tout en se contraignant à cette immobilité de montagne...
« … Et vous avez précisément un grand pouvoir cher ami, un don divin que vous prenez grand soin de cacher depuis votre plus jeune âge. Peut-être est-ce pour cela que vous n'avez pas trouvé femme qui puisse vous surprendre ? »
Nulle trace d'anneau sur ses doigts lorsqu'elle l'avait examiné, pas même la trace rouillée et lointaine d'un ancien hyménée. Elle leva suavement le bras tandis qu'elle passait derrière lui, là où son regard ne pouvait pas la suivre. Ses doigts frôlèrent sa nuque, esquissèrent la ligne de son épaule en une caresse délétère, à peine un déplacement d'air... Ses prunelles ambres ne dévièrent pas d'un pouce.
Alors, doucement, dans une lenteur savourée, elle rapprocha son visage du sien et murmura à son oreille de ses lèvres pleines et amples :
« … Toujours est-il que ce pouvoir, nous apprécions peu que vous tentiez de l'utiliser sur nous. »
Brutalement, son aura se replia, le laissant seul et désœuvré sur le carré nu, sans aide ni soutien pour le rattraper. Il se sentit désemparé, terriblement gêné pour une obscure raison qu'il ne s'expliquait pas, un malêtre qui lui dévorait les entrailles. Puis, soudain, il blêmit, leva les yeux avec horreur sur le visage si angélique et si pur d'Hécate, tordu d'un sourire carnivore.
Elle savait.Elle savait pour son pouvoir qu'il n'avait jamais dévoilé à personne, celui d'influencer subtilement tous ces interlocuteurs un tant soit peu abordables, d'autant plus puissant lorsqu'il pouvait toucher directement ses clients. Ceux-ci se retrouvaient pris dans son piège, sombraient inéluctablement dans cette opinion toute préfabriquée spécialement par lui : oui, cette chaise est merveilleuse, ne vous donne-t-elle pas une immense envie de l'acheter... ? Ce don n'était pas très puissant. Mais lorsqu'il parvenait à le dérouler dans la conscience des gens, il se pensait capable de conquérir vallées et châteaux... Et elle le
savait. Savait qu'il avait tenté d'en faire usage sur le patriarche des Férals, qui s'était d'ailleurs révélé totalement réfractaire à toute magie d'inclination. Ils allaient le tuer et...
L'aura d'Hécate se déversa sur lui, reprit sa place initiale comme s'il ne s'était jamais rien passé. Il cligna des yeux. Fixa ce si beau visage qui le regardait avec une infinie sensualité, un charme brûlant. … Avait-il rêvé ? Quelque part, dans son esprit, subsistait l'empreinte d'une étrange terreur qu'Hécate dominait... Il... N'avait plus du tout envie d'avoir peur... Pas face à cette courbe délicieuse que ses seins pleins formaient sous la barrière fine, si fine du tissu... Il lui suffisait de tendre les doigts et...
« Quel dommage que vous ne puissiez m'aider dans le grand désarroi où je me trouve, vu que vous ne nous êtes d'aucune utilité... Si au moins, ah ! Si au moins vous étiez allé vendre vos fac-similé d'armes à une grande famille concurrente de la nôtre... ! Mais non, vous vous obstinez dans votre méchanceté, vous m'avez blessée... »
Et son soupir eut toutes les beautés du monde, un souffle éperdu et si éploré d'une vérité qu'elle s'alarmait de constater...
Le marchand se sentit pousser les ailes d'un héros.
« M... Ma Dame, vous avez tout faux ! Laissez-moi y aller pour vous en fin de compte, vous savez semble-t-il ce dont la nature m'a doté ! Autorisez-moi à aller vendre tout ceci à la famille de votre choix, et je m'en ferai un immense honneur ! »
Ah, grâce et plaisir de se faire supplier pour une idée qui n'était même pas sienne ! Il suffisait d'insuffler une graine, une petite graine dans la tête de l'autre par un subtile et stupide jeu d'aura... Le client n'a pas besoin du commerçant. C'est ce dernier qui recherche la présence de l'autre dans une hystérique recherche de sa survie... Quel beau visage aurait-il s'il se laissait piétiner et dévorer... ?
Hécate eut l'ombre d'un changement de masque. Les relations avec Sen'tsura n'étaient plus un danger.
Anima, mon frère, qui désires-tu éliminer lors d'une prochaine bataille, lorsqu'ils découvriront avec stupeur que leurs armes ne sont guère plus que du carton... ?