« Il s’appellera Anima. »
Hécate avait baissé les yeux sur ce petit être couvert de langes, sacrifié, déjà, à ce monde sanguinaire qui n'en ferait qu'une bouchée. Il n'y avait pas d'enfance sur Zelphos. Pas de rêves, pas de couleurs, pas d'horizon. Comment aurait-il pu en être autrement ? C'était leur terre, leur existence. Il n'y avait nul échappatoire, rien d'autre que des champs de bataille à perte de vue et un soleil qui jamais ne se levait ni ne se couchait, comme si, hésitant toujours, il s'était empêtré dans un éternel temps figé... Une entre-deux crépusculaire qui incendiait les terres et le regard, marquait le cœur des habitants de Zelphos au fer rouge. Et cela, Hécate l'avait toujours su : sa vie se forgerait dans le sang et la violence sordide d'un monde qui n'en pouvait plus d'agonie, comme ce soleil, tout là-haut, incapable même de mourir une bonne fois pour toute...
Sa naissance avait ainsi été le début d'une longue souffrance, une civilisation qui ne tolérait ni la féminité ni la faiblesse. Et la nature lui avait fait la farce grinçante de lui offrir les deux. Elle s'observait parfois longuement dans l'eau morne et terne des vasques abîmées de sa mère, son regard translucide de petite fille taillant sa chair de rancœur, cette chair qu'elle haïssait tant. Les faux-semblants de son enfance avaient été brisés et piétinés par les grandes mains cruelles de son père, ces lanières de cuir qui lui labouraient le dos, les cuisses, chaque centimètre de peau qu'il lui faisait payer comme un crime. Elle regardait, alors, le souffle haletant et les yeux fiévreux, ce petit corps nu sanguinolent qu'elle voyait dans l'eau comme un animal fragile et curieux, «
Ai-je changé maintenant ? », la violence l'avait-elle enfin façonnée à l'image de son père ? Et rien, rien d'autre qu'elle, encore et toujours elle, aussi figée que l'était le soleil dans cette implacable agonie... Affreusement belle, odieusement succube et si faible. Quand, quand donc pourrait-elle devenir un monstre digne d'intérêt... ?
« Ce n'est pas sa faute, ce sont encore ses migraines... Tu sais bien qu'elle... »
Oui, Hécate le savait bien. Le destin lui avait joué un tour misérable, et elle écopait à présent de l'immense ironie d'une existence dérisoire. Ces frères étaient grands, forts, puissants. En somme, une fierté démoniaque réunie en deux seuls êtres comme l'incarnation parfaite des dogmes de Zelphos. Et elle, qu'était-elle ? Un être charnu avec ses courbes altières, taillée pour le charme et le sexe, sans l'once d'une prétention à combattre... Et par-dessus tout, ces grands yeux ourlés de cils, embusqués derrière ses paupières comme un chat indolent, masquant cette tare génétique qu'elle possédait et qui avait si soigneusement saboté sa vie avant même qu'elle ne commence... Elle pouvait voir l'âme des gens. Leurs pouvoirs se gravaient en elle en de sourdes lames de rasoir, taillant son esprit avec la violence d'un hachoir. Et ses cris s'élevaient, déraillaient de souffrance, s'arrachant la gorge si seulement, si seulement cela pouvait faire cesser la douleur. Ses yeux saignaient, au début. Elle n'était vraiment bonne à rien. Puis, peu à peu, son pouvoir s'était fait moins incisif, des céphalées, toujours, et cette horreur qu'elle avait à se retrouver au milieu de la foule avait subsisté...
Et puis Anima était arrivé. Hécate y vit l'aubaine d'un futur glorieux, une revanche acérée de cette famille, de ce monde qu'elle exécrait tant parce que personne ne lui avait appris à y prendre du plaisir. Lui serait différent des autres. Elle l'arracherait à l'emprise sénile de son père et de ses frères, et lui, lui saurait faire retrouver au Féral leur lueur divine et encercler Zelphos de sa poigne martiale et absolue, incarnation de la puissance même ! Il était temps d'en finir avec cette stérilité laborieuse d'un père et de frères qui n'avaient jamais eu guère plus d'intelligence que pour tout ce qui pouvait aider leur décadence !
Ce qu'Hécate prit pour une malédiction, cette absence de force, fut salvateur pour elle. Elle apprit à penser. Réfléchir. Fomenter dans l'ombre et entretenir cette haine viscérale, récupérer le pouvoir, embraser sa fourberie et boire à la gorge même de « ses proches », ce sang qu'ils lui avaient si longtemps volé...
Elle se voua corps et âme au seul de ses frères qui valait toutes les peines et les horreurs. Il était son flambeau, sa lueur crépusculaire à elle dans cet univers trop sombre. Il devait mettre fin à cette agonie. Plus tard, lorsqu'à son tour il serait chef... Pour lui, elle endura tout et usa de ses talents, quitte à s'en brûler les doigts, perdre les dernières traces d'espoir qu'il lui restait. Elle essuyait toutes les colères, toutes les intempéries de ses frères pour qu'ils n'aient pas à les reporter sur Anima. Tantôt caressante, tantôt fuyante, couleuvre avisée qui ne cessait de les esquiver de sa grâce et de son aptitude à charmer, un art du discours chantant et persuasif, des mots et des paroles qui s'insinuaient en eux pour les plier dans le sens qu'elle désirait. Et si cela ne suffisait par pour les calmer... Elle encaissait. Leurs mains moites et rageuses labouraient son corps, fourrageant ses formes sulfureuses dans une libération de violence, empoignant ses cheveux pour lui tordre le cou et les membres à l'en briser en deux. Alors l'orage passait. Et, percluse de douleur, sans jamais un cri, un bruit, Hécate ramassait les morceaux épars d'elle-même et se rhabillait de ses lambeaux. Elle effaçait le sang sans un bruit, remettait son masque et accueillait d'un sourire le retour d'Anima...
La vie se déroula ainsi pendant longtemps sur Zelphos. Les guerres intestinales sévissaient sur les terres ravagées aussi bien qu'au cœur même de sa famille, ses frères et son père partirent en croisade un nombre incalculable de fois. Hécate connut alors l'une des plus grandes jouissances de sa vie. Elle qui en avait assez d'être femme objet, guère plus qu'un animal que les mâles se sentaient libre de prendre quand l'envie les tenaillait, assista à la mise à mort de l'un de ses bourreaux. Anima réduisit ce jour là la tête de leur dernier frère à l'état de bouillie écumante, et ce sang, Ô tout ce sang avait sur elle un aspect exquis alors que les douleurs, toutes les douleurs s'évanouissaient dans le tourbillon d'une joie extatique ! Nue et le corps tailladé par les bourrades du défunt, Hécate renversa la tête en arrière et rit d'un rire grand et immense comme le monde, de cette gorge déployée et offerte...
A partir de là, sa vie changea drastiquement. Elle hérita du fils d'Irthal, l'un de ses frères déserteurs, nommé Aashadon, et s'astreignit à l'élever comme son fils dans une patience infinie. Elle s'empara de ses dons de succube comme une arme invincible, prit conscience des possibilités sans fin qu'avait son corps, cette lame plus agile que toutes les autres. Elle les piétinerait tous, hisserait son frère à la tête de l'univers s'il le fallait, plus froide et plus dure que bon nombre de mâles de son espèce. Lorsqu'il devint chef des Férals, elle prit mari pour lui. S'attela à la difficile tâche de faire grandir les relations de la famille, infiltrer son poison dans tous les cœurs afin de peupler leurs rêves jusqu'à la folie...
Au début, la cohabitation avec cet être qu'Anima nommait « mari » fut ardue. Hécate n'avait jamais été éduquée pour des notions aussi abstraites que le mariage, et l'acte charnel était une seconde nature chez elle qu'elle ne pouvait guère réprouver pour la simple exclusivité de ce démon. Mais peu à peu, ils s'effleurèrent, saisirent les nuances de l'autre et ce en quoi ils croyaient mutuellement, cessant de se goûter pour mieux se savourer... Oui, Hécate l'aima. Comme un démon en aime un autre. Elle admirait sa force et sa puissance, ce corps musclé qui dévorait la flamme de ses opposants comme l'on étouffe fermement la lueur d'une bougie, sans faiblir ni l'ombre d'un doute. Cette violence sous-jacente chez lui était tel un bonbon fruité sous la langue, et ses mains rudes courraient sur elle comme s'il voulait la posséder toute entière, avaler ces centimètres de peau si féminins qui hantaient ses nuits.
Et surtout, Hécate enfanta grâce lui. Elle se sentit renaître de ses centres, s'épanouir dans une formidable débauche de puissance contenue, chaque fibre de son être vibrant d'une toute nouvelle force qu'elle ne s'était jamais connue. Elle découvrit qu'elle possédait d'autres dons, soudain visibles par l'enfant qu'elle portait et qui décuplait sa magie de sa simple présence. Elle jouit de ces mois de sa vie avec l'intense plaisir de sa féminité libérée, de ces pouvoirs qui grandissaient en elle et qu'elle s'amusait à entraîner jusqu'à l'épuisement. Avec l'arrivée de Vanitas, son futur lui parut merveilleusement éblouissant. Son premier né, son cadeau au monde, celui qui porterait tous ses rêves et contribuerait à l'avenir des Férals tout comme Anima l'avait fait avant lui !
Néanmoins, elle comprit très vite que quelque chose n'allait pas. Mère ravie, mère cajoleuse et attentive, elle décela vite cet éclat gris dans le regard de son fils qui dépérissait... Et plus elle redoublait d'attentions, de caresses aimantes, plus il semblait s'étioler, se perdre dans l'infini lointain d'une mort certaine. «
Il n'a plus que quelques semaines à vivre », lui dit-on. Ce fut un gouffre de désespoir pour elle. Elle redevint ce papillon clouté au mur dont on avait si soigneusement arraché les ailes. Et toujours cet abime d'incompréhension, ce regard qui jugeait dans les yeux de son mari, si incapable qu'elle était de faire vivre leur unique progéniture... Le flambeau de ses rêves allait-il simplement mourir ainsi... ?
Mais Hécate n'était pas succube à se laisser mettre au tapis. Elle observa longuement son fils, et en tira les déductions qui s'imposaient via de minutieuses expériences. Avec intelligence, elle comprit que le problème venait d'elle et non de Vanitas, que quelque chose chez lui faisait qu'il ne tolérait pas certains de ses gestes. Elle partit de chez elle. Écuma maintes terres à la recherche d'ouvrages, de connaissances, jamais fatiguée et sans cesse obstinée à trouver des réponses. Et alors la sentence tomba, de la bouche même d'un certain Alastair... Vanitas était un Avatar des Ténèbres par un mystère qu'elle ne s'expliquait pas. Elle prit de fait les mesures qui s'imposaient, ne s'épargnant aucun effort, aucune retenue pour que son fils récupère et vive en pleine possession de ses moyens : elle se fit dure, intraitable avec lui. Sa main douce devint gantée de fer, l'élevant dans une autorité permanente et terriblement sévère afin qu'il ne s'affaiblisse jamais. L'amour le tuait. Elle garderait ce dernier au fond d'elle sans jamais le lui dévoiler et le nourrirait de ce dont il avait uniquement besoin...
Hécate avait déjà plusieurs visages.
Très vite, son ventre s'arrondit de nouveau pour son plus grand plaisir. Elle ne cessait d'en caresser la peau douce et chaude où palpitait déjà le petit cœur d'un Féral... Elle eut des inquiétudes, oui, bien sûr. Cet enfant serait-il normal ? Serait-il comme son frère, ou doté d'une tare génétique semblable à la sienne ? Que faire si un nouveau problème se présentait, si elle ne parvenait pas à le sauver ? Élégante et preste, Hécate faisait régulièrement les cent pas dans leur imposante demeure, une main protectrice sur son ventre et les yeux amplis de cauchemars...
Mais non, tout était normal et gracieux chez Anthithée, sa fille. Elle reporta sur elle toute l'attention maternelle qu'elle n'avait pu offrir à Vanitas, se complaisant à aimer sans vergogne ce petit bout de demoiselle afin d'épancher sa frustration. Néanmoins, elle n'en oublia pas les valeurs éducationnelles en lesquelles elle croyait, et s'appliqua à inculquer à ses deux enfants une foi ferme et absolue envers les idéologies de Zelphos, une main de fer dans un gant de velours. Elle ne tolérait pas leurs erreurs et s'astreignait à les guider dans le droit chemin, celui des forts et qui n'avait nul place pour les faibles. Si Vanitas se montra rapidement réfractaire à toute tentative d'enseignement de sa part, il n'en alla pas de même pour Anthithée qui absorba avec génie tout ce qu'Hécate pouvait lui dispenser. Elle ne désirait pas pour eux l'enfance qu'elle avait vécu. Elle les destinait à plus grand, infiniment plus grand... !
Aussi ne retint-elle pas son fils lorsque celui-ci lui annonça son projet fou de se rendre auprès de Nayris. Poursuivre Exios ? Il faudrait passer l'éponge sur cet élan hérétique... Elle savait depuis bien longtemps qu'il en viendrait un jour à cette extrémité pour comprendre ses origines.
C'est à cette époque-là que l'espace et le temps se déchirèrent, lambeaux d'univers séparés qui se rejoignirent soudain dans une éclatante effusion de lumière. La porte fut ouverte à tous ceux qui le désiraient grâce au travail consciencieux de son frère, Anima, parti en première ligne il y avait plusieurs années. Hécate vit là la chance qu'elle n'avait jamais eu de propulser sa famille plus loin encore, soutenue par l'excitation guerrière de son mari qui piaffait d'impatience. «
Terra », chuchotait Zelphos, et tout n'était que lumière crue et blanche, nuit étoilée et couleurs diaprées... Le temps n'était plus figé. Le soleil avait cessé d'agoniser.
Et en effet, le temps passa. Sous la bannière d'Aile Ténébreuse, les peuples faibles de cette petite planète tombèrent comme le blé un jour de moisson, fauchés et brisés entre les crocs avides des démons. Hécate buvait aux sources même de la vie avec avidité, étourdie, euphorique devant tous ces êtres qui tombaient si aisément sous son charme, se laissaient dévorer en d'intenses soupirs de plaisir chaud... A elle leur énergie divine, aux Férals une domination de première qualité, famille toute puissante sur cette Terra si pleine de promesses ! Terra qui avala son mari, et le recracha à l'état de cadavre fumant...
Hécate ne pleura pas. Elle s'absorba dans la contemplation fascinante de son corps musclé, froid dans la chaleur des flammes. Il était beau, si beau... La puissance suintait de cette silhouette endormie à jamais, et la lueur du feu venait lécher son visage, l’auréolant d'une majesté plus divine encore que lorsqu'il se battait. Il s'effaça en cendres sur le bucher qu'elle avait dressé pour lui. Et dans un frisson d'ivresse, Hécate sentit cette vague de jouissance grimper en elle comme l'assurance absolue qu'il avait magnifié sa nature de succube...
Anthithée avec elle, Hécate rejoignit le domaine de son frère. Seule à pouvoir le calmer lorsque la colère se saisissait de lui, sombre et impérieuse, elle avait conservé de leur enfance cet amour et cette fascination de lui, unique frère qui avait su gagner son respect et ses espoirs... Alors, diplomate et stratège, elle lui glissait des mots à l'oreille, l'apaisait peu à peu d'attentions redoublées. Au contraire de lui elle aimait à penser que chaque membre de la famille pouvait se révéler utile, même les plus faibles. Et pour ce faire, ne leur restait qu'une solution : se livrer tout entier au culte de Zelphos qu'elle leur enseignait avec ferveur et acharnement... Ce fut le cas de Braska qu'elle sauva d'un éclat de colère d'Anima, persuadée qu'il pourrait servir à d'autres tâches que le combat sanguinaire auquel son frère tenait tant. Elle sut s'entourer d'un vrai voile d'admiration, déifiée parmi les siens, intouchable et si lointaine dans toute son impétueuse beauté. Sublime, si sensuelle, elle joua de cette réputation afin d'agrandir encore celle de leur famille... Les êtres en ce monde avaient besoin de symboles en lesquels croire jusqu'à la mort s'il le fallait.
Hécate en devint donc un.
Et la victoire des Pro-ATs n'était qu'un premier pas dans les rets de son immense toile...