La peur, à nouveau, le saisit alors qu'il n'avait fait que quelques mètres, cette angoisse pesante ressentie à l'approche de la sombre entité qui les traquait. Elle plongea Donovan dans des cauchemars eveillés, fit ressortir ses craintes les plus terribles. Il chancela, tremblant sur des jambes qui ne supportaient son poids qu'avec une difficulté croissante.

Il vécut, à nouveau, ce terrible moment, lorsque, rentrant d'une chasse vaine, il avait vu de la fumée à l'endroit ou se tenait sa maison. Où était Ysle. Il vécut, à nouveau, cette course effrénée, tandis que l'angoisse le tiraillait, priant tous les dieux qu'il connaissait afin que sa femme ait pût s'enfuir, que tout ça ne soit rien de plus qu'un accident- que rien de grave ne s'était vraiment passé. Il se revit, impuissant, serrer le corps ensanglanté de la jeune femme contre lui...

Il vit Rägmor, son puissant ami, pourtant invincible, combattre horde d'ennemis assoiffés de sang, tranchant sa chair, le réduisant en charpie. Il voulut plonger dans la mêlée, venir en aide au géant, et pourtant ses coups portaient dans le vide, ne cisaillant que des ombres fumeuses sans consistance aucune. Il vit l'homme tomber sous l'acier, le corps recouvert de vermeille... Il vit Thjodvinitr, compagnon fidèle, se faire déchiqueter, sa peau en lambeau, et mordant, mordant encore malgré le sang qui s'écoulait de ses blessures.

Et puis... puis il vit Luz, celle qu'il aimait, faire face à nombreuses ombres, le regard farouche, une étincelle électrique parcourant son corps. La dragonne ensanglantée faisait face tandis qu'il hurlait, frappait l'air, mais rien n'y faisait. Il vit des hommes déchirrer ses vêtements, la prendre, puis la réduire en miette, ne laissant qu'une masse sanglante tandis qu'il assistait, impuissant, au spectacle.

Non... non, ceci ne pouvait être vrai, ceci ne pouvait arriver. Il ne pouvait pas laisser ceci arriver, ne pouvait pas laisser mourir tous ces êtres qui lui étaient si chers, et pour qui il donnerait sa vie. Cela n'arriverais pas, n'arriverais pas, n'arriverais...

Alors, par delà cette peur viscérale, pointa la colère sourde qui lui était propre, cette haine qu'il renfermait en lui. Son cœur se gonfla de violence, tandis qu'une douleur bien réelle envahissait son bras droit- les lignes noires, qui le révulsaient tant, étaient pourtant maintenant les bienvenues. La douleur envahit tout son bras droit ; et il la sentait à peine. La peur, toujours présente, lutta contre sa fureur, puis céda peu à peu du terrain...

La voix désincarnée retenti dans l'air, le tenta, l'appata avec de belles paroles. Mais l'entité venait trop tard- elle avait eveillé en lui une colère profonde.

- Tu sais où tu peux te la foutre, ton immortalité, bâtard ?, fit-il d'un ton hargneux en resserrant son étreinte sur la garde de sa lame.

Luz apparût alors, enchaînée et saignant de plusieurs blessures, alors que la voix lui sommait de tuer Clydwen et Zaïthan. Il fut prit de court, tomba à genoux, des larmes perlant sur ses joues.

- NON ! Laisse la... Elle n'a rien à voir avec tout ça ! Je ferais tout ce que tu veux, mais ne la touche pas. Je... Je les tuerais.

Pourtant, pourtant... une voix, dans sa tête, lui disant que la jolie dragonne ne pouvait être là. Ne pouvait physiquement pas être là. Et que si c'était le cas, jamais elle n'accepterait qu'il tue deux innocent pour la sauver elle. Mais si elle allait vraiment mourir ? Serait-il capable de la voir torturée, de la voir mourir sous ses yeux, sans qu'il puisse réagir ? Il ne savait pas. Etait incapable de penser clairement. Il lâcha son ârme, lâcha la torche, prit sa tête entre les mains. Que pouvait-il faire ?

Avec l'indécision, la colère revint à la charge, tempête indomptable qui parcourrait la moindre parcelle de son corps. Oh, non, il ne laisserait pas faire. Si Luz était bien là, elle serait bien capable d'encaisser un peu- et de toutes façons, il oublia très vite ce qu'il pouvait justement lui arriver, alors qu'il cherchait son épée en relevant un regard de sang.

- Espèce de fils de...

On ne touchait pas à Luz- pas sans avoir à faire à lui, dans tout ce qu'il pouvait laisser exploser de violence. Lui... lui, tout était de sa faute, et qu'il arrive ou pas quelque chose à la dragonne, il allait payer pour l'avoir utilisée ainsi. Il allait l'étriper, l'égorger, lui arracher les yeux, le dépecer vif lentement, très lentement, afin d'entendre ses cris pour des jours encore- et il ne s'arrêterait que lorsque les catacombes seraient recouvertes de son sang, pour lui arracher son dernier souffle de vie. Il ne reculerait pas par peur de représailles.

La douleur dans son bras s'étendit encore, parcourrut l'ensemble de son torse ; la transformation était plus proche que jamais. Il trouva son épée sur la roche, et, lorsqu'il sentit l'acier froid dans sa main, il se redressa.

- Toi... toi... Oh, toi tu vas souffrir, tu vas tellement souffrir...

Et lui, il allait aimer cela.

Sur un signe imperceptible de l'entité tortionnaire, des sac d'os sortirent de leurs tombent, pâle copie de ce qu'avaient été ces guerriers. Une grotesque imitation de soldats, n'étant que des pantins aux mains armées de lames émoussées. Ils n'étaient rien. Rien qu'un obstacle entre lui et la chose qui détenait Luz. Pourtant, qu'ils soient là le dérangeait fortement. Il n'y avait point de sang sur les squelettes...

Un rictus déforma son visage lorsqu'il vit l'entité se retirer, tout en griffant le visage de la dragonne, trançant des larmes de sang sur ses joues. Derrière lui, Thjodvitnir grondait à l'encontre des squelettes- un festin pour lui.

Donovan rentra la tête dans ses épaules et chargea. La douleur, qui parcourait son cœur, et la peur le rendaient fou ; et dans sa folie, il fonça sur le tas d'os et de fer qui se dressait sur son chemin. La torche dans sa main droite frappa en premier, laissa une gerbe d'étincelle dans l'air obscur des catacombes.

Il n'y avait de place pour la pointe de sa lame ; pas contre de tels adversaires. L'épée norse frappa le crâne d'un squelette, qui explosa sous l'impact. Le cadavre s'écroula en un tas d'os, tandis que sa fureur empoignait son âme. Il sentait, sur son corps, la progression cauchemardesque des lignes noires- et cela ne l'arrêta pas. Pas cette fois.

Il bloqua un coup d'épée, rabatti sa lame contre sa chair et donna un violent coup d'épaule à son adversaire, qui recula sous l'impact. Un coup de torche dans les vertèbre de la monstruosité sépara la tête de ce qu'il restait de cage thoracique. Et alors, il se retrouva au milieu de morts.

Et dansa un ballet mortel, pourtant presque dénué de rouge. Il lâcha bride à sa colère, frappa, encore, et encore. Grognant lui-même comme un vulgaire animal, comme un monstre- il était à sa place dans les catacombes. De l'acier rouillé mordit sa chair ; l'un entailla son bras, l'autre déchira sa cuisse, et pourtant, haletant et bientôt sanguilonant, il ne pouvait que continuer. Dans sa folie, il en oubliait son expertise des armes.

Car l'Ombre-Sang gagnait, gagnait encore. Il prit du terrain lorsqu'une lame passa au travers de la garde de l'archer, pour s'enfoncer dans son flanc. S'amplifia quand un morceau de fer lui arracha son œil droit ; mais surtout, gagnait parce que Donovan ne faiblissait pas. Parce qu'il avait abandonné son âme à la violence, au goût du sang qui battait maintenant en lui au rythme de son cœur.

Tuer, tuer, et encore, quand l'absence de sang ne faisait que l'énervait encore plus, Donovan laissa volontiers couler le sien. Qu'il brise tous ces os, et que les morts retournent à leurs tombeau, pour qu'enfin il puisse déchirrer cette entité malheureuse. Il voulait lui faire du mal, lui faire tellement de mal... Et bientôt, il ne resta devant lui que deux morts, à l'air impassible, les traits figés par Nayris. Il essuya avec son poignet le sang qui s'échappait de ses lèvres.

- Espèce de foutus... Vais vous...

Il chargea ; et ses adversaires firent de même... pour se retrouver devant l'Ombre-Sang.

Enfin, enfin, il avait recouvré toutes ses forces, enfin il pouvait exploser pleinement. Dans sa main brumeuse apparrût l'immonde faux noir, qui cisailla les deux morts, et les frappant encore et encore, quand bien même ils n'étaient plus qu'inertie blanche dans les catacombes. Et puis... une idée, quelque chose, qui avait tant attisé sa haine, quelque chose qui appelait au sang. Il se précipita dans les escaliers, empruntant le même chemin que l'entité.

- Tuuueeeeerr... tueerr bââââtard, tuuuuueeer !

Tuer, tuer, encore... Il n'y avait, dans l'esprit de l'Ombre-sang, plus qu'une seule idée, martelant son esprit en éclat- il n'existait, en cet état, plus rien de Donovan. Ses amis ? Ils les avaient oubliés depuis un moment. La femme qu'il aimait ? Il ne se rappellait même plus de son nom. Quant à ses derniers compagnons, ils ne représentaient plus rien plus lui. Seul l'appel du sang faisait battre son cœur.

Pourtant, alors que l'Ombre-Sang s'apprêtait à monter à la poursuite de l'entité, il marqua une pause. Ceci n'était jamais arrivé- il se ruait généralement à l'assaut de sa victime, tuait tous ce qui se mettait en travers de son chemin. Mais cette fois-ci... en entendant un cri, il marqua une courte pause.

L'on aurait pût penser qu'à travers le néant rouge qui habitait l'esprit de celui qui fut Donovan quelques instants auparavant avaient percé un fil de pensée. Qu'il s'était rappelé, même vaguement, de Clydwen et de Zaïthan, ces deux personnes qui l'accompagnait. Et, il fut certain que les noms revinrent en surface, lui qui oubliait pourtant à chaque fois tout ce qui ne concernait pas la mort.

- Tuuuueerr Clydweeeeen.... Tuuuuerr Zaïïïthaaaan... Tuer tous, tuer !

Car ce fut bien tout ce que lui inspira le cri qui parvenait à travers la paroi de pierre. Deux êtres de chair de plus à déchiqueter. Voir trois, avec ce qui leur causait des ennuis. Fou de rage, mécontent qu'on le dérange dans son massacre à venir.

Il poussa un hurlement à s'en exploser les cordes vocales, et se jeta violemment contre la pierre, cherchant à faucher la roche ; mais celle-ci ne saignait pas.

- Tueeerr Clyydwwweeen ! Zaïïthaaann ! Tuer Luuuuzz ! Touuus, tuuuueeer !

Il abandonna la pierre aussi soudainement qu'il s'était jeté dessus. Continuant à hurler, et il précipita définitivement dans l'escalier...

- Ce sont eux, les acteurs de sa souffrance. Si tu souhaites les venger, retourne en bas, et terrasse les !

L'entité démoniaque essaya de raisonner Donovan. De lui montrer que ses amis torturaient sa bien-aimée, qu'il fallait les tuer, eux, et non pas cette entité qui se proposait de l'aider. Il essaya vainement de faire en sorte que la colère de l'Ombre-sang se tourne vers Clydwen et Zaïthan...

Mais voilà, Donovan, en cet état, était parfaitement incapable de raisonner. Incapable ne serait-ce que de comprendre ce que cet être lui disait ; il n'entendait qu'un seul son, monotone, ennuyeux, et qu'il fallait faire taire. C'était une erreur monumentale que d'essayer de détourner la colère de l'Ombre-sang vers une chose précise- car jamais cette colère n'était dirigée contre quelqu'un. Elle était là, rongeant son âme petit à petit, mais il n'y avait aucune suite logique dans son esprit. Il ne pouvait même pas suivre le raisonnement que lui proposait l'entité. Souhaiter se venger ? Devoir retourner en bas pour le faire ? Tout cela lui échappait complètement, n'avait absolument aucun sens pour son esprit fracassé.

L'Ombre-sang ne pensait pas, en aucune manière que ce soit. Son seul objectif était de tuer. Il ne savait même pas à quoi pouvaient bien ressembler ses deux anciens compagnons. Il ne voyait que deux formes en train de faire hurler une autre, sans même comprendre de qui il s'agissait. Clydwen ? Zaïthan ? Ces sons n'avaient pas la moindre signification pour lui. Luz ? De même. Il ne voyait que l'entité devant lui. Et Luz, toujours allongée sur l'autel. Sa seule pensée ? Les tuer tous les deux.

Et c'était bien pour cela que Donovan s'était laissé envahir par sa rage. Car l'Ombre-sang n'était pas un autre- c'était une partie de lui, bestiale, sans plus de raisonnement qu'un simple animal sauvage. Donovan avait sût que Luz était une illusion, mais bien qu'il sache cela, son cœur l'empêchait d'en finir avec cela. Il savait bien qu'en revanche, son côté Ombre-sang ne s'encombrerait pas de ce genre de sentiments. Luz, Clydwen, Zaïthan ? Tout cela n'avait aucun sens pour lui. Ils n'étaient tous qu'un tas d'os et de chair sur pattes bons qu'à se faire tuer.

Aussi, lorsque l'entité parla, il ne répondit que par un immense grognement. Peut-être cela surpris t-il l'entité maléfique, peut-être fut-ce à cause de sa rage qui augmenta encore, mais les liens qui le retenaient semblèrent, l'espace d'une demi-seconde, faiblir. Ce lui fut suffisant ; d'un geste rapide du bras, il lanca sa faux noire en direction de Luz couchée sur l'autel. L'arme émit un sifflement étrange, puis la lame se ficha dans la tête de la dragonne.

Il fit un sourire maléfique, tandis qu'un frisson de plaisir parcourut son corps. Déjà un de moins... parfait. Plus que cette fichue bestiole, maintenant, et, seulement ensuite, ceux qui étaient en bas...