Ce jour-là, dans la plus belle des cités du monde connu, une chaleur écrasante s'était abattue. Hommes, bêtes, homme-bêtes et autres créatures plus ou moins conscientes tiraient langue en cherchant la moindre fragrance d'humidité pouvant sourdre d'entre les murs ou les pavés surchauffés... du moins quand ils n'avaient pas le bon sens de s'abriter pour attendre le soir.
C'est pourquoi Leuffa, qui n'en manquait pas, se contentait-elle de demeurer à son bureau pour faire les comptes de la semaine, un pichet de vin coupé d'eau et prolongé par un long bec à portée de main. Les murs étaient assez épais pour garantir une certaine fraîcheur, des panneaux de bois obstruaient à demi l'unique fenêtre de la pièce qu'elle plongeait ainsi dans un semblant de pénombre, et la décoration spartiate incitait davantage au calme qu'autre chose. Perchée sur un tabouret et penchée sur un bureau de bois massif, la gnolle ne laissait guère entendre que le crissement de sa plume et un occasionnel reniflement d'agacement.
Soudain, un coups frappé à la porte, mesuré mais puissant à en faire trembler les lattes.
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Qu'y-a-t-il Florimont, demanda la maîtresse des lieux sans lever le museau de son travail
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Je regrette de vous déranger, madame. Il s'agit d'un impondérable qui requiert votre attention, et vous savez que je ne me serai jamais permis de vous interrompre dans vos comptes si... -
Au fait, Florimont, au fait ! -
Madame, mieux vaudrait-il que j'entre. Tout l'établissement n'a pas forcément d'entendre cela. -
Par les burnes de mes ancêtres, brouteur de salades, je te préviens que si il s'agit encore d'une pécadille comme la dernière fois, tu pourras t'estimer heureux que je ne fasse que sucrer ta paye !
Maintenant entre, et fais gaffe aux poutres. La porte s'ouvrit alors lentement, laissant émerger une véritable montagne de muscles comme enserrée dans une gaine de poil gris et ras, mais surtout dans une tunique de lin vert et des braies brunes. On pouvait remarquer que son chef était quand à lui couvert d'une crête de poils roux mettant en valeur une paire de cornes dressées et courbes qui l'obligèrent à plier les genoux pour ne pas les retrouver plantées dans le plafond. Ses yeux noirs profondément enfoncés dans son visage bovin paraissaient porter sur le monde un regard doux et presque penauds lorsqu'ils vint à croiser celui de sa maîtresse agacée.
- Florimont et Fizz:
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Madame, l'impondérable provient de la chambre de Rodolphe. Il semblerait que l'un de ses clients se soit montré excessif... -
Ce sont des choses qui arrivent. Dans quel état est-il et pourquoi ne m'as-tu pas amené le coupable ? -
Rodolphe a eu le dos lacéré et il était à moitié étouffé par une ceinture lorsqu'on l'a retrouvé. J'étais au rez-de-chaussé en train d'expliquer à une poignée de soûlographes le tort qu'ils vous faisaient lorsque cela s'est produit, et il est fort à parier que si la petite Nezu n'était pas passée à ce moment-là pour balayer le couloir et qu'elle n'avait pas crié, il y a fort à parier que notre ami ne serait plus de ce monde. -
Et je suppose qu'il a eu le temps de se sauver, ce client ? -
Vous supposez bien, madame. Il a dévalé l'escalier et est passé devant moi comme si il avait Aile Ténébreuse lui-même aux trousses. Mais j'ai néanmoins une étrange impression madame : au moment où ce triste sire m'est passé sous le museau, je jurerais que les ladres que je tançai ont soudain fait corps pour m'empêcher de m'interposer, avant de s'égailler comme une volée de moineaux. Très étrange. Comme si... -
Il avait préparé son coups, grogna la gnolle.
Le fils de skell... ça veut dire qu'il est venu récemment et qu'il se trouve forcément dans nos registres. Trouve-le. Moi, je vais voir Rodolphe. Le regard biaiseux et la queue agitée de tremblements nerveux, l'homme-taureau poli s'effaça pour laisser passer sa maîtresse avant de s'éclipser à son tour en refermant la porte derrière lui. Il estimait que peu de choses lui faisaient peur dans cette ville, et plus généralement sur ce continent, mais la lueur meurtrière qu'il venait de voir passer dans les yeux de Leuffa venaient de lui rappeler qu'aussi puissant qu'il soit il y avait parfois pire à craindre que la mort.
Visiblement, le minos n'était pas le seul à s'être rendu compte de l'aura meurtrière que dégageait la maîtresse des lieux, car tandis qu'elle marchait d'un pas décidé vers l'étage inférieur, aucun des employés ou des clients qu'elle croisa ne tenta de lui adresser la parole pour quelque chose de plus constructif qu'un simple salut. Sans doute ne savaient-ils rien de la raison de cette rage sourde, mais les habitués connaissaient leur patronne et savaient qu'il fallait au moins la toucher directement à la bourse pour la mettre dans cet état... et qu'il fallait plaindre celui qui tomberait entre ses griffes.
Le pauvre Rodolphe, laissé plus mort que vif aux bons soins de la timide Nezu qui lui avait promptement préparé un cataplasme d'herbes odorantes, avait été couché sur le ventre. Le beau poil gris-bleu de son dos avait été visiblement arraché par poignées, laissant des entailles remplies de filets de sang visqueux, et bien qu'il paraisse encore sous le choc, le regard qu'il jeta à Leuffa lorsqu'il leva le museau à son entrée la rassura. L'homme-loup était un battant, le seul professionnel du sexe que comprenait son établissement, et ils savaient tous deux qu'elle devait un bon quart de son chiffre d'affaire à sa voix chaude ainsi que ses pattes de velours.
Tout comme ils savaient tous deux qu'elle ne pouvait se permettre de montrer la moindre once de compassion, en particulier sous les yeux d'une servante, et à supposer qu'elle put en éprouver : au mieux songeait-elle à ménager son meilleur gagneur.
- Rodolphe:
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Qu'as-tu à dire, boule de poils ? -
Pas grand-chose, madame, souffla l'homme-loup en grimaçant de souffrance.
Le client est entré et j'ai commencé à lui fournir le service « classique »... mais lorsqu'il a voulu m'étrenner, il s'est mis à me maintenir la nuque avant de me larder le dos comme un vulgaire rôti en me criant que j'avais vu quelque chose que je n'aurai pas dû, et que j'allais me taire pour de bon. Si la petite n'avait pas été là... -
Je sais, je sais, fit Leuffa en tournant son index droit de façon circulaire pour lui signifier de passer à un autre couplet.
Florimont pense que tu l'as déjà vu, et j'ai dans l'idée que tu sais pourquoi il voulait te la faire fermer. Accouche, Rodolphe, j'ai autre chose à foutre que de traquer tes amants dans toute la ville. Le beau mâle étendu eut alors un pauvre sourire, conscient que ce trait d'humour déguisé était tout ce qu'il pourrait espérer de sa patronne comme consolation. Cela et la certitude que le crime dont il avait été victime ne demeurerait pas impuni.
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Eh, si seulement il ne s'agissait que de cela. Pour autant que je m'en souvienne, il n'est venu qu'à une seule autre occasion, il y a deux jours. Il se comportait comme un client normal : un humain un peu fier-à-bras, pas très sûr de la façon de savoir sur quel pied danser avec moi mais suffisamment pour savoir que c'était mon cul et pas celui de Nezu qu'il voulait. Il faisait à peu près ma taille, avait la peau pâle et le poil roux. Il était sûrement allé aux bains publics avant de venir, car il sentait le savon bon marché... mais cela ne suffisait pas à faire disparaître ses relents de cuir bouilli et de teinture, j'ai le nez pour ces choses-là.
Timoléon, c'est comme ça qu'il m'a dit qu'il s'appelait, a joué gentiment au mâle jusqu'à ce que je lui fasse un compliment sur le tatouage qu'il avait dans la nuque. Il a tiqué, puis il m'a sorti une histoire confuse de tatouage de marin avant de me besogner rapidement et de filer.
Cela vous aide-t-il, madame ? Question stupide. A ces mots, le regard de Leuffa venait de s'étrécir de suspicion tandis qu'elle échafaudait plusieurs hypothèses, qu'elle passa en revue les bras croisés sur la poitrine. S'agissait-il de l’œuvre d'une bande souhaitant lui faire payer une « protection » ? Non, car même en nonobstant qu'il s'agirait là d'une tentative d'intimidation aussi brouillonne que ridicule, elle avait passé trop de temps à faire en sorte que les plus gros responsables de la pègre et de la milice locale lui mangent suffisamment dans la patte pour bénéficier de leur écu à moindres frais. Un fou ? Non, elle faisait confiance à Florimont quand son instinct lui disait que l'on avait cherché à couvrir la fuite dudit Timoléon, et il était rare qu'un fou planifie une action groupée. Alors quoi ?
Un tatouage discret, une maque de reconnaissance qui ne devait pas être visible du plus grand nombre... il n'y avait pas que la guilde des voleurs et les marins qui en portaient.
Grinçant des dents, elle fit signe à la servante d'apporter le pot d'onguent dont elle s'était servie pour sauver le blessé et de le poser à côté de lui.
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Dessine-le, ce tatouage. Poussant un faible gémissement, Rodolphe ne se fit pas prier et tendit le bras avant de plonger un doigt griffu dans la mixture poisseuse qu'on lui tendait et de dessiner des lignes à petits coups précis sur le drap du lit sur lequel il reposait.
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C'était... une espèce de lettre, ou de rune courbe prise dans un double cercle. Je crois... que ça ressemblait à peu près à ça.- Sigle:
Cette fois, après qu'elle soit restée quelques instants interdite, les deux employés présents dans la pièce eurent un involontaire mouvement de recul car elle venait de bander inconsciemment ses muscles sous l'effet de la rage comme un molosse prêt à bondir, les oreilles plaquées contre le crâne et les babines retroussées. Cela n'avait rien à voir avec ce qu'elle affichait ou ressentait dans le couloir, à savoir un savant mélange d'agacement et de colère, mais avec de la haine pure.
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Madame ? -
Une ancre dans un bouclier. L'insigne de la troisième meute de tirailleurs de Sen'tsura, avec leur foutue devise « Protecteurs du royaume, à jamais ». De foutus assassins. -
La troisième meute, madame ? L'une des rares unités de l'armée de l'ancien roi à avoir survécu aux campagnes d'Aile Ténébreuse ? Ceux qui ont fondé l'un des mouvements de résistance les plus actifs de Terre ? -
Des tueurs d'enfants et de vieillards, oui, aboya-t-elle avec aigreur. Des monstres qui ne se sentent pousser des couilles que lorsqu'ils sont cinq contre un type désarmé !
Mais leurs crimes ne resteront pas impunis je l'ai juré sur les cendres de mes ancêtres !
Nezu, va chercher maître Eldricht, puis et va dire à Florimont de faire radiner ce bon à rien de Fizz ! Nous partons en chasse dans le quartier des tanneurs, maintenant. -
Madame, s'enquit presque timidement Rodolphe,
j'espère que vous ne comptez pas déclencher une émeute. Les machouilleurs de cuir sont une guilde dont les membres se serrent encore davantage les coudes que nous, et si cet humain est réellement un rebelle...-
Pour qui me prends-tu, rétorqua-t-elle avec un sourire sinistre.
Je n'y vais pas pour créer des ennuis, mais simplement pour châtier une brute qui est partie sans payer. Je suis dans mon droit, non ? Et la gnolle éclata d'un rire sardonique qui résonna dans tout l'établissement, tuant au passage quelques vigueurs de clients à l'ouvrage.