Saeros s’inclina et baissa la tête, image même de la servitude la plus abjecte. Il avait échoué dans les grandes largeurs, il le savait. Ce serait un miracle si il arrivait à survivre à cette maudite journée.
- Redresse toi, Saeros. Je veux voir ton visage quand je m’adresse à toi.
La voix de son maître était calme, trop calme. La tempête n’était pas loin, Saeros la sentait gronder derrière les intonations mielleuses et les sourires polis que lui adressait son maître. Le magicien se redressa et fit face à l'Empereur, se forçant à garder un visage impassible. Le Démon-Roi siégeait sur un trône incrusté de pierreries, si fastueux et démesuré que la silhouette du démon semblait presque comique en comparaison. Presque.
Quand le conseiller noir eut enfin rassemblé le courage nécessaire pour river ses pupilles sur celles de son seigneur, ce dernier se leva et descendit nonchalamment les marches qui menaient à son trône. Dans l’ensemble de la salle, le cœur de chaque courtisan s’arrêta un instant de battre avant de reprendre à un rythme effréné. Ils retinrent tous leur souffle à l’approche de l’inévitable conclusion et commencèrent à s’éloigner discrètement à mesure que l’empereur se rapprochait d’eux. Quand le démon s’arrêta à moins d’un mètre de son conseiller, personne n’osait plus jeter un regard dans leur direction.
- Alors, Saeros ? M’expliqueras-tu les raisons de ton échec ou faudra t-il que je t’arrache les mots de la gorge ? Tu devines aisément quelle solution te seras la moins douloureuse.
Le magicien resta de marbre. A mesure qu’il parlait, l’Empereur s’était encore rapproché et envahissait à présent son espace vital. Le souffle ardent du Démon courrait sur sa peau et Saeros pouvait déceler l’odeur du sang dans son haleine. Comment expliquer à son maître les raisons de son échec ? La bataille du défilé des pins était un désastre, un échec qui avait fait de l’armée impériale la risée de Terra. Ce n’était rien qu’une petite escarmouche, un des nombreux conflits frontaliers opposant les Elfes à l’Empire, mais l’incapacité des impériaux à faire ne serait ce qu’une seule victime durant cette bataille les avait ridiculisés. Officiellement, bien sûr, Drayame et Aile Ténébreuse étaient en paix, mais la tension diplomatique était à son comble. L’empire envoyait donc occasionnellement des expéditions punitives raser quelques villages, histoire de rappeler aux Elfes qui était réellement aux commandes. Le conseiller noir Saeros étant lui même un Elfe, il connaissait parfaitement la forêt de Drayame et il était normal qu’il se retrouve souvent à la tête de ce genre d'expéditions.
Mais cette fois ci, les choses ne s’étaient pas déroulées comme prévues.
Alors que son détachement passait par une partie particulièrement dense de la forêt, surnommée « le défilé des pins », toute l’expédition s’était retrouvée encerclé par un bataillon de l’armée elfique. Perchés dans les arbres, les elfes avaient fait pleuvoir une véritable nuée de flèches sur des soldats impériaux désorganisés et incapables de riposter. Sur deux cents soldats, cent quatre vingt trois avaient trouvés la mort. Saeros lui même ne devait la vie qu’au dévouement de ses hommes qui s’étaient sacrifiés pour couvrir sa fuite.
Héroïsme bien superflu... l’Empereur allait le massacrer ici et maintenant.
Saerso s’extirpa de ces sombres pensées et reporta son attention sur le démon qui attendait sa réponse.
- Puissant seigneur, je reconnais l’ampleur du désastre et admet vous avoir fait défaut.
L’Empereur haussa un sourcil et lui fit un signe de la main, l’encourageant à continuer.
- J’assume ma faute et tiens à préciser qu’un tel échec ne se reproduira plus. Toutefois, je tiens à mettre en lumière certaines causes de ce désastre qui échappent à ma responsabilité.
Saeros fit une pause avant de poursuivre.
- Où, quand et comment mon expédition allait frapper étaient autant de secrets qui n’auraient jamais dû tomber entre des mains elfiques. Les rebelles n’ont pas été en mesure de nous dérober l’information car j’ai préparé cette attaque au dernier moment, ne prévenant à l'avance que seuls quelques membres du haut commandement. Membres que j’ai informé de vive voix, de telle sorte qu’aucun document ne puisse être dérobé.
Saeros fit une nouvelle pause.
- Il était donc impossible pour les Elfes de prévoir et d’organiser une embuscade pour contrer une expédition dont ils n’avaient même pas connaissance. Et même si des éclaireurs nous avaient repérés, ils n’auraient jamais eu le temps d’avertir et de rassembler le nombre écrasant de soldats auquel nous avons fait face. Donc, à moins qu’une division entière de l’armée elfique se soit par hasard retrouvée à cueillir du gui précisément à l’endroit où passaient nos troupes, je ne vois qu’une seule autre explication possible.
Le magicien promena un instant son regard sur l’assemblée avant de reporter son entière attention sur l’empereur.
- Un de nos propres généraux, un des membres du haut commandement que j'avais prévenu de l'attaque, est passé à l’ennemi et a divulgué les coordonnées de mon expédition. Je tiens à citer le nom du colonel Daéron, un homme qui s’est toujours montré hostile à mes décisions alors que ces dernières s’étaient pourtant révélées jusqu'à présent judicieuses.
Le rang des courtisans frémit puis s’écarta, laissant passer un homme en uniforme qui arborait un air paniqué.
- Seigneur, vous n’allez pas croire…
Mais Saeros ne lui laissa pas l’opportunité de se défendre.
- Un homme dont le poste de commandant en charge des opérations sur le territoire elfique le mettait dans la position idéale pour communiquer un message à l’ennemi.
- C’est faux, c’est totalement faux !
- Un homme que ma montée spectaculaire dans la hiérarchie a rendu jaloux et qui n’attendait qu'une occasion pour me faire tomber. Un homme qui m’a sciemment envoyé moi et mes hommes au massacre !
- Non ! Espèce de pourriture !
Affolé par le tour que prenaient les évènements, le colonel avait dégainé son arme et s’était précipité sur Saeros, dans le but évident de l’embrocher et le faire taire à jamais.
Ce fut la dernière erreur de sa pitoyable existence.
Aile Ténébreuse avait toujours détesté les hommes qui ne savaient pas garder leur sang froid, il considérait que c’était le stigmate d’un intellect inférieur. Le colonel n’avait pas fait deux pas que sa tête lui roulait déjà des épaules. Il fut mort avant même que son cadavre ne touche le sol. Au grand dam de Saeros, l’homme s’était suffisamment rapproché pour que son sang lui éclabousse le visage et tâche ses vêtements. Curieux, il darda sa langue et lécha furtivement le liquide qui lui souillait la joue. Le sang du commandant était intoxiqué par la peur, un goût métallique et écoeurant. Saeros eut un immense sourire. Parfait.
Le magicien fut tiré de sa rêverie par l’Empereur qui s’était déjà éloigné et regagnait le confort de son trône.
- Sortez tous ! Laissez moi seul.
Saeros allait s’empresser d’obéir quand il fut soudainement coupé dans son élan.
- Pas toi, Saeros. J’ai à te parler.
Le conseiller resta donc à sa place, prêt à se soumettre aux ordres de son maître.
Quand tout le monde fut parti, l’Empereur ne reprit pas immédiatement la parole. Il contempla attentivement son conseiller, l'observant comme un animal curieux qu’il viendrait d'attraper et dont il ne saurait encore que faire. Enfin, après un long moment, le démon se décida à parler.
- Je sais, Saeros.
Perplexe, le magicien hésita un instant.
- Excusez moi, Seigneur, mais j’ai peur de ne pas comprendre.
- Je sais qui a dit aux Elfes que ton détachement allait passer par le défilé des Pins.
Une pause lourde de sous-entendus.
- Et ce n’était pas Daéron.
- Pardonnez moi, Seigneur, mais pourtant…
Le démon l’interrompit.
- Celui qui a divulgué cette information cruciale à l’ennemi… c’est toi, Saeros.
Le cœur du magicien rata un battement et ses yeux s’écarquillèrent sous l’effet du choc. Pour la première fois de l’entrevue, il ressentit une peur non feinte lui étreindre les entrailles.
- Mais… excusez moi Seigneur, pourquoi donc aurais-je risqué ma vie aussi sottement ?
Le visage d'Aile Ténébreuse se crispa sous l'effet de la colère. L'Empereur serra le poing droit et le magicien sentit une aura surnaturelle croître puis l’écraser. Sous la pression, il fut forcé de mettre un genou à terre.
- N’insulte pas mon intelligence, petit elfe ! Nous savons parfaitement tous les deux que tu t’es mis en danger, que tu as sciemment sacrifié la vie de tes hommes, tout ça pour pouvoir te faire passer pour la victime d’une hypothétique machination du colonel Daéron ! Il était le seul à avoir les moyens nécessaires, le seul à avoir l'opportunité, le seul à avoir un mobile ! Le seul seul à part toi ! Fort de tous ses arguments, tu as pu l’éliminer et te débarrasser ainsi d’un de tes derniers ennemis au sein du haut commandement.
L’Empereur fit une pause songeuse.
- Tu es un homme malin, Saeros Yggdrasil.
Etouffé, suffoquant sous la pression, le magicien ne put s’empêcher de ressentir une pointe de curiosité.
- Co-comment ?
Nonchalamment, le démon se rapprocha à nouveau et s’accroupit près de son conseiller.
- Comment ai-je su ? Et bien, tu as oublié que les soldats qui travaillaient pour toi travaillaient d’abord pour moi. Le messager que tu as envoyé chez les elfes m’a fait un rapport absolument édifiant sur tes activités ! C’est une leçon que tu retiendras, je l’espère : il faut toujours se débarrasser des intermédiaires.
Saeros serra les dents. Pour sûr, il allait retenir la leçon ! Et si il survivait, il se ferait une joie de commencer par ce traitre de messager. Il se força à relever la tête et regarda droit dans les yeux de l’Empereur.
- Qu’allez vous faire de moi, à présent ?
Il y’eut un lourd silence durant lequel Saeros eut l’effroyable certitude que son maître allait le tuer comme un chien, sans même daigner lui répondre. Puis cet affreux moment passa et l’Empereur lui sourit. Il s’éloigna et la chape de plomb qui écrasait le magicien se dissipa comme un mauvais rêve.
- Tu as de la chance, je me sens d’humeur clémente. Ta machination m’a diverti, le stratagème était ingénieux. Toutefois, je te déconseille vivement de recommencer à sacrifier mes troupes pour ta seule satisfaction personnelle. Est ce que c’est bien compris ?
Il y’eut une pause durant laquelle Saeros combattit sa gorge nouée pour en faire sortir les mots requis. Encore sous le choc, il fut trop lent à répondre.
- Est-ce que c’est bien compris, petit elfe !
- I… I hear and obey your majesty !
- Bien. Tu peux disposer à présent.
Le magicien s’inclina le plus bas qu’il pût.
- Yes, your highness !