-Oh, fit le sénéchal en baissant la voix. ça... N'as-tu donc rien entendu? On raconte tant de choses à ce sujet, pourtant...
Une pause, une gorgée de vin, un mince sourire et les yeux sombre de l'homme se levèrent avec amusement sur son hôte.
-L'histoire est digne d'intérêt et tu es tombé sur la bonne personne car vois-tu l'ami, moi, j'y étais, j'ai vu de mes yeux ce qui s'est passé. Tous les autres ne te raconteront que des mensonges, et des faussetés brodées sur un tissu de légendes. C'était il y a des années, dix ou vingt, je ne sais plus guère. Elle était bien plus jeune, bien plus emportée alors et surtout peut-être plus naïve, ce qui lui a coûté un œil.
Il s'éclaircit la voix et remplit de nouveau sa coupe. Le feu jetait des éclats flamboyants dans son profond regard, alors qu'il revenait quinze ans en arrière, quand la dame de Tombeneige avait affronté pied à pied Hrafni Arweinydd dans les bois enneigés de Skellig.
-Hrafni était l'un des amis les plus chers de ma Dame. Ils étaient bien plus proche que je n'ai jamais pu espérer l'être, et il y avait entre eux quelque chose, cette connivence profonde que l'on ne rencontre que rarement. Hélas pour elle, il n'était pas parmi les plus fidèles... Ils se connaissaient depuis fort longtemps, et le baron Havelorn lui-même tenait cet homme en grande estime. C'était un valeureux guerrier, une grande âme, bien trempée, mais son orgueil était démesuré. C'était un géant, un homme de la Toundra dont les pères avaient rallié la bannière des barons de Mornoie pour vivre dans les grands bois de Skellig. C'était aussi un sorcier, un changeloup aux étranges manières; ma dame semblait la seule à ne point le craindre. Il avait son amitié et sa confiance, et elle en avait fait son légat dans les terres de l'ouest. Mais il ne se montra que peu digne de tout cela. La vérité, et elle me fend le coeur car cet homme était aussi mon ami, c'est qu'il l'a trahie. Elle ne s'en est aperçue que bien tard, quand il a commencé à se comporter exactement comme s'il était devenu seigneur de Tombeneige à sa place. Grave erreur de sa part.
Il ménagea une pause, et rassembla ses souvenirs, l'air songeur.
-Cela commença à la Samain, alors que les vassaux de dame Avryn s'étaient tous réunis en sa demeure pour renouveler leurs hommages. Hrafni s'était montré plus arrogant que d'ordinaire et outrepassa largement des limites qu'il avait toujours respectées jusqu'alors. Oh, il avait toujours été un peu brusque, un peu insolent, c'était dans son caractère et il savait rester prudent pour garder les bonnes grâces de la Dame. Mais enfin, ce soir-là il alla jusqu'à boire en premier, en lieu et place de la baronne, et se conduisit en seigneur des lieux tout le jour. Elle resta silencieuse pour sa part, ayant eu vent des rumeurs selon lesquelles il levait une armée sur ses terres. Elle était soucieuse, je l'avais senti, et je me rappelle un peu plus tard les avoir entendus se disputer. Je n'en ai jamais su plus sur les paroles qui furent alors échangées mais le fait est que je vis dame Avryn sortir de là plus enragée que je ne l'avais jamais vue. Je la savais blessée également, car l'insulte ne venait cette fois pas d'un vassal, mais d'un ami. Les remontrances des châtelains ne lui font que peu de mal, mais il en est toute autre chose quand elles viennent de quelqu'un qui a son affection. Elle est alors restée silencieuse, longtemps, et a laissé partir Hrafni sans un mot.
Le fait qu'elle se soit tue alors aurait dû lui mettre la puce à l'oreille; lorsqu'elle agit de la sorte, on peut être certain que l'orage éclatera tôt ou tard et qu'il sera bien plus violent que ce que l'on peut imaginer. Elle a serré les dents, et chacun avait su que Hrafni était perdu. Lui-même, qui connaissait dame Avryn mieux que quiconque, devait savoir qu'il était trop tard pour reculer, et que ce serait elle, ou lui. Il devait savoir, déjà, que l'un ne pourrait que tuer l'autre et que les choses devaient être ainsi.
Une pause, et le sénéchal eut un sourire vague, comme s'il se remémorait les choses en même temps qu'il les racontait. Les yeux du soldat se fermèrent un moment, et ce fut très clair soudain que l'image était encore gravée dans sa rétine, comme si c'était hier.
-Ma Dame s'est présentée elle-même, un jour plus tard au crépuscule, aux portes du château de Skellig. Elle était armée de pied en cap, et avait chevauché tout le jour depuis Tombeneige sans mot dire; je savais très bien ce qu'elle allait faire, et c'était à vrai dire la seule chose qui puisse régler ce problème et restaurer son honneur. Hrafni devait être abattu et nous savions tous qu'il ne se rendrait pas: l'issue était inévitable. Je sentais cependant que ma Dame aurait tout fait pour éviter cela si elle l'avait pu, et la douleur qu'elle ressentait à l'idée de devoir faire cela rendait sa colère plus amère encore. Je crois bien qu'elle lui en voulait de l'obliger à ressentir quelque chose. Alors, elle est venue jusqu'à lui, et l'a défié en duel, à mort.
Je craignais autant pour l'un que pour l'autre: dame Avryn sait être meurtrière quand la colère la prend, mais ce sorcier de Hrafni, meneur de loups et étrange homme, avait bien trop de puissance et de secrets pour que je ne n'aie à redouter l'issue fatale du combat. Elle s'est dressée devant lui, un peu comme... Comme ces vieilles statues de dieux anciens qu'on trouve dans les temples, parfois; ceux qui flanquent la frousse, parce que c'est comme voir la foudre tomber du ciel et donner forme à quelque chose. Le seigneur d'Arweinydd n'a pas tremblé, et il n'a pas reculé non plus. Il s'est contenté de hocher la tête pour accepter, et sans tarder, cela a commencé, près du bois sacré de Skellig où le seigneur rendait d'ordinaire la justice. Ma dame avait mit pied à terre car Hrafni ne combattait jamais à cheval. Pour une raison que je n'ai jamais pu vraiment expliquer, les bêtes avaient peur de lui, peut-être à cause de la peau de loup dont il se revêtait, peut-être à cause de ses étranges pouvoirs.
Quoi qu'il en fut, le premier choc a été terrible, dans le fracas des armures et des lames qui résonna comme le tonnerre. J'ai vu la baronne plier au premier assaut, avant de se ressaisir très vite. Elle connaissait bien Hrafni, savait comment il se battait, savait presque tout de sa manière de se déplacer, de porter les coups, connaissait les points faibles et les ouvertures. Lui savait tout d'elle également, et ces deux-là se connaissaient trop bien pour que l'un puisse prendre le dessus sur l'autre. Et pourtant...
Pourtant Hrafni était un bon magicien, un changeloup comme le sont souvent les gens de son peuple, et je craignais que cela ne suffise à lui donner l'avantage dont il avait besoin. Mais pour l'heure, rien de tout cela, pas de sorts et pas de magie; dame Avryn le remarqua bien vite, également.
-Hrafni! S'écria-elle. Pourquoi ne vois-je aucun sortilège autour de toi? Pourquoi aucune magie, pas un de tes loups pour te prêter main-forte? Allons! Montre-moi ce que tu sais faire! Ne voulais-tu pas me voir morte? Ne voulais-tu pas me faire mordre la poussière! Allons! Aies-donc le courage d'aller jusqu'au bout de ta traîtrise!
Je savais quelle amertume douloureuse se cachait dans sa voix qui ne tremblait pas, et qui tonnait comme l'orage. Je savais la rage, et tout ce que la déception pouvait amener de tristesse, alors qu'elle combattait pour la dernière fois celui qui avait été camarade et ami, depuis tant d'années. Je ne sus jamais vraiment pourquoi Hrafni avait répugné à utiliser sa magie contre elle. Peut-être un dernier sursaut d'amitié, un dernier élan de dignité? Je n'en sus rien. Elle a attaqué de plus belle, et a réussi à le blesser plusieurs fois. Son sang à elle trempait déjà la neige, mais cela ne lui importait guère.
Le fracas allait grandissant, et j'entendais encore la voix de dame Avryn qui le provoquait encore:
-Crache! Crache-donc, dents de loup! Montre-moi ce dont tu es capable!
Un instant, elle se redressa de toute sa hauteur, les bras écartés, son épée à la main, l'écu au bras.
-Qu'attends-tu, mon ami? Viens, viens donc! Ne te retiens pas! Ose encore t'en prendre à moi si tu en as le courage!
J'entendais sa voix, et toute la colère glacée qu'il y avait en-dessous, cette rage sans fond qui lui faisait perdre la tête et la faisait tuer sans remords. Elle allait mourir ou non, qu'importe! Elle lui ferait mordre la poussière avant de plier, elle ne pouvait pas, et je le savais, se permettre de perdre face à celui qui lui avait fait tant de mal. Elle était comme une bête sauvage que l'on blesse et qui n'en est que plus dangereuse.
Personne à vrai dire ne s'attendait à ce qu'il réponde, mais finalement, peut-être se rendit-il compte qu'il avait sous-estimé sa suzeraine et qu'il aurait peut-être besoin de plus que sa force pour vaincre... Quoi qu'il en fut, chacun d'entre nous put le voir se transformer, et la peau de loup devenir sienne alors qu'il se changeait en bête féroce, plus grande que ce que j'avais jamais pu voir jusqu'à présent. Laissant choir mailles et vêtements, le loup se jeta sur dame Avryn pour l'emporter dans les bois. Les gens du seigneur d'Arweinydd voulurent nous empêcher de les suivre, songeant peut-être que nous pourrions changer l'issue du combat qui semblait déjà décidée. Je pus cependant me frayer un chemin au travers d'eux, et je fus à la toute fin le seul à savoir ce qui se passa dans la clairière où il avait traîné ma dame.
Elle était blessée au bras et au côté, et les crocs de l'animal avaient transpercé son vêtement aux jointures de la chemise de mailles et de la tunique pour s'enfoncer profondément dans sa chair. Pourtant, je la vis se relever quand le loup se détourna comme pour mieux la laisser entrevoir ce qu'il allait advenir d'elle et porter le coup fatal. Elle avait bien compris ce qu'il ferait d'elle et qu'elle serait dévorée toute vive s'il le fallait. Cela ne fit que lui donner plus encore l'envie de l'étriper de ses mains, et c'est avec son coutelas qu'elle le combattit, dans un corps à corps terrible où je croyais à chaque seconde la voir s'effondrer. Elle était à bout de forces et ses blessures nombreuses ruisselaient de sang frais. Je remarquai cependant qu'elle portait tout autant de coups à son adversaire et que le pelage sombre de la bête était tachée de toutes parts, alors qu'elle tentait d'atteindre la cage thoracique et le ventre chaque fois qu'il retombait sur elle pour l'immobiliser.
Ses mâchoires claquaient chaque fois tout près du visage de ma dame, et il cherchait tout bonnement à lui broyer le crâne.
Le sénéchal s'humecta les lèvres d'un peu de vin et poursuivit son récit, non sans avoir observé son interlocuteur du coin de l'oeil.
-Je l'ai toujours soupçonnée de l'avoir fait tout exprès; ça lui ressemble bien, à vrai dire, qu'importe ce qui lui arrive, tant qu'elle parvient à ses fins. En tous les cas, elle a fini par se retrouver à terre. Sa jambe était blessée, et elle ne put bouger quand Hrafni bondit sur elle pour retomber de toute sa masse. Il n'avait pas vu la lame qu'elle tenait à la main, et le coutelas qu'elle enfonça dans son poitrail, une fois, deux fois. Cela ne servit de rien au début et je la crut perdue quand je vis les mâchoires de la bête se refermer sur son visage. Hrafni était toujours vivant malgré la blessure, et il la blessa au visage d'un coup de dents. La plaie était sérieuse et elle resta un moment sonnée, à la merci du loup qui n'eut pas le temps de l'achever. Ce qui la sauva fut le coup de couteau infligé à son adversaire, qui lui fit retrouver sa forme humaine, peu à peu. Hrafni perdait des flots de sang, mais restait vivant, et dame Avryn fit un effort considérable pour se relever, uniquement afin de le voir crever à genoux dans la neige. Il s'était effondré à genoux dans un coin de la clairière, et avait arraché de son ventre le couteau qu'elle y avait planté.
Là, le sénéchal fit une pause, et on sentit dans sa voix quelque chose, la tristesse sans doute, et tant de pitié...
-J'ai entendu très distinctement ce qu'il lui a dit. Au moment de la mort, il semblait enfin s'être éveillé, et son orgueil envolé, il a fait la chose la plus étonnante que j'aie jamais vu: il lui a demandé pardon.
-J'ai été fou de te défier, Avryn. J'étais aveugle, et j'étais jaloux. On me promettait plus de richesses que tu ne pouvais m'en offrir, et la fille d'un comte, d'un duc, qui sait? Etre reconnu, enfin, non comme ton vassal, mais comme un égal.
Je l'ai vu cracher du sang et se courber, mais il a reprit, enfin.
-Je n'en pouvais plus de vivre dans ton ombre, comme un monstre et un semi paria. Pardon, ma dame. Pardon.
Elle s'est tenue devant lui, longtemps, sans un mot. Je sentais dans son silence bien plus de colère qu'elle ne pouvait en exprimer. Je ne voyais pas son visage, mais je savais quel était son regard, à cet instant. Il était trop tard pour demander pardon, trop tard pour tout, et tout le monde. Alors, je la vis ramasser le coutelas sanglant qui reposait dans la neige, et s'agenouiller près de lui pour lui chuchoter des paroles que je ne pus entendre. Je le vis simplement ouvrir de grands yeux, comme frappé au coeur par un coup formidable, et je ne puis me rappeler de l'expression si triste de son visage sans en frissonner encore aujourd'hui. Je ne sus jamais quels mots elle prononça au moment où elle lui tranchait la gorge, juste le regard que Hrafni adressait au vide, comme une supplique, comme pour espérer revenir en arrière, ne pas commettre la même erreur. Et puis, alors que son corps basculait en avant, elle détacha la tête du reste et l'emporta avec elle.
Je crois que je ne pourrais jamais oublier cette vision, quand je la vis sortir de la clairière et marcher dans la neige, couverte de sang, le visage lacéré, tenant par les cheveux la tête de celui qui avait été notre camarade et notre ami, un compagnon de route et de batailles, à présent grimaçant, les yeux tournés vers le néant. Le regard de ma Dame était terrible et me souleva le coeur. Quelque chose, au fond, s'était brisé, le peu qu'elle pouvait encore ressentir, la moindre chaleur, tout était figé dans la glace de ce jour funeste. Il y avait le vide, là, un vide terrifiant. Je n'osai m'approcher car je savais bien qu'elle refuserait mon aide, et je sentis alors à quel point était-ce un affreux fardeau à porter que le sien. Pour toujours seule, quoi qu'on en dise. Je ne pressentis qu'à cet instant quelle affection profonde avait pu la lier à Hrafni, et tout ce qu'elle perdit avec lui.
L'homme fit une pause, avant de reprendre d'une voix lente et lourde.
-Je l'ai suivie en hâte, juste à temps pour la voir jeter la tête sanglante du seigneur d'Arweinydd aux pieds de ses vassaux que la nouvelle avait alertés. Ce n'est que plus tard que j'ai entendu que les chiens faisaient grand tapage dans les bois de Skellig.
Il se tut de nouveau avec un frisson, et avala le contenu de son verre pour faire passer l'image du corps de son ami livré aux mâtins.
-Ma Dame ne fut plus jamais la même, après cela. Elle ne dit mot, longtemps, pas une parole, pas un son. Elle resta plus silencieuse que la tombe, et passa de longs mois à panser ses blessures. Son oeil nous causa à tous grand souci car même s'il n'avait pas été trop touché, la plaie qui avait tranché dans son arcade sourcilière et sa pommette lui causait grand mal. La morsure du loup avait déchiré les chairs et elle finit par ne plus guère y voir, jusqu'à ce que son oeil devienne presque aveugle. Son bras et sa jambe mirent du temps à guérir également, et ce fut un hiver long et silencieux, où elle ne sortit guère, emmurée dans sa demeure. Mais elle a surmonté cela comme elle l'a toujours fait, en devenant plus froide, en devenant plus forte, et jamais depuis lors je ne l'ai vue sourire avec autant de conviction que lorsque Hrafni n'était pas encore passé par le fil de son épée. Elle a bien retenu la leçon, crois-moi! Et tous aussi l'ont retenue: cette cicatrice qu'elle garde rappelle à tous ce qu'il adviendra ce celui qui la trahit, quel qu'il soit. A elle, cela rappelle aussi qu'il n'est pas bon en cette terre de s'attacher, et elle a payé bien cher le prix de sa confiance. Elle n'oubliera jamais, et moi non plus.
Le sénéchal reposa sa coupe sur la table d'un geste sec et définitif, le regard trouble, la mine lasse.
-Va à présent, elle me fera pendre par les tripes si elle apprend ce que je t'ai dit. Fais silence et garde ta langue derrière tes dents!