- Entends-moi bien Nash, la toute première règle d'un magicien, c'est de ne jamais révéler ses secrets, annonça solennellement son père en la regardant droit dans les yeux, accroupi pour se mettre à sa hauteur. Nash était suspendue à ses lèvres, prête à boire ses paroles. Du haut de ses neuf ans, elle s'était dit qu'elle deviendrait comme lui, plus tard : une personne qui faisait rêver les autres au moyen de tours stupéfiants et défiant toute logique. Un petit sourire en coin étira les lèvres du magicien et il ajouta :
- Mais comme tu es la petite fille chérie du plus grand prestidigitateur au monde, je vais t'apprendre ta toute première illusion.
Il ébouriffa les cheveux blonds de sa fille et se redressa tandis que Nash ne pouvait contenir sa joie. Depuis qu'elle avait sept ans, Nash était son assistante. Il lui arrivait pendant les représentations d'apporter les objets nécessaires à la réalisation d'un tour, mais jusque là, elle n'avait pas encore été dans le secret. Oh, elle avait appris quelques tours de cartes (et le geste restait à parfaire) mais pas des tours d'illusion.
Son père leva un doigt en l'air et haussa un sourcil :
- Attention jeune fille, personne ne doit le savoir, c'est un secret entre toi et moi.
- Oui chef !, répliqua-t-elle en recouvrant tout son sérieux, l'air déterminé.
- Bien, dit-il avec un regard appréciateur, puis il partit en direction de la roulotte pour y récupérer ce dont il avait besoin.

Ils se trouvaient en lisière de forêt, pour préparer la représentation de ce soir qui se ferait dans le village jouxtant le bois. Il leur restait un peu de temps devant eux, c'est pourquoi, le magicien avait décidé qu'il en profiterait pour entrainer sa fille. Ils s'étaient placés à l'abri des regards, la roulotte reposant contre un arbre. Ace, le vieux cheval de trait gris pommelé qui tirait leur cabane, broutait paisiblement dans l'herbe, en fouettant l'air de sa queue pour chasser les mouches. La petite fille avait interdiction de monter sur son dos parce qu'il avait mauvais caractère ; il était juste bon à tirer des charrettes, ce canasson !

Nash vit son père revenir de la roulotte, la cage à colombes sous le bras et tenant à la main un grand foulard bleu. Il déposa l'objet sur un tabouret en bois et entreprit de sortir les cinq oiseaux de leur cage.
- Tu connais ce tour, hein Nash ?
La petite fille avait le sourire jusqu'aux oreilles et les yeux pétillants d'impatience.
- Bien, acquiesça-t-il en lui demandant de s'approcher. Il pointa le bas de la cage : elle est à double fond. C'est là que j'y cache les colombes.
Nash l'observa mettre les cinq colombes une à une dans la petite cache. Il les faisait entrer par en dessous, en déplaçant la planche en bois du fond.
- Mais tout ça, ce n'est pas le vrai travail du magicien, ce n'est que de la préparation, autant dire, des broutilles. La partie la plus importante,  c'est la mise en scène, ce qu'il y a à côté du tour en lui même.
Il se redressa et remonta ses manches :
- On montre toujours ses avant-bras : les gens ont tendance à croire que c'est ici que la réponse se cache. On veille également à laisser les mains bien visibles et constamment en mouvement (il remua les doigts). Il prit le foulard bleu et l'étendit de manière à montrer qu'il n'y avait rien de caché à l'intérieur et entreprit de recouvrir la cage avec. On attire l'attention du spectateur sur autre chose, l'assistante par exemple (il lui fit un clin d'œil), on parle, on interagit avec le public.
Nash écoutait attentivement et n'en perdait pas une miette, elle l'observait et suivait du regard tous ses faits et gestes, ou presque. Il se redressa, les bras croisés à la manière d'un professeur qui attend  la réponse de son disciple.
- Qu'as-tu vu Nash ?
Elle le regarda en fronçant les sourcils.
- Tu as caché les colombes et tu as recouvert la cage avec le foulard ?
Il eut un sourire malicieux :
- Tu es près et pourtant tu n'as pas vu le plus important ! Maintenant les colombes sont dans la cage. Regarde, dit-il en retirant le tissu et en montrant un petit loquet sur l’un des barreaux. Les colombes étaient effectivement calmement installées sur leur perchoir. Quand j'ai posé le tissu de manière tout à fait anodine, j'ai en fait actionné l'ouverture de la cache secrète. Et les colombes ont pu en sortir ; comme tu écoutais ce que je te disais, avec les bruits de la forêt et de Ace, tu ne les a pas entendues.
Nash en resta ébahie. Son père regarda ensuite sa vieille montre à clapet et déclara :
- Mince, nous allons devoir y aller, tu pourras essayer la prochaine fois Nash. Il me reste quelques derniers préparatifs.
Il récupéra les colombes dans la cage et les ramena dans la roulotte. Pendant ce temps, Nash, qui lui tournait le dos, avait pris le foulard bleu et essayait de distraire un public imaginaire, comme il l’avait fait un peu plus tôt. Elle tenta de refaire exactement ce qu'il avait accompli et alors qu’il partait déjà vers leur maison, elle installa le carré de tissu. Nash se concentra sur une colombe, comme si sa seule détermination à en faire apparaitre une suffisait ; elle se représenta l'animal comme si elle l'avait en face d'elle, les plumes qui bruissaient légèrement sous le souffle d'air. Enfin, elle tira d'un coup sec le carré de tissu. Une colombe avait apparu. Son père sortit de la roulotte quasiment au même moment et Nash se tourna dans sa direction avec un sourire triomphant :
- J'ai réussi !
Il afficha une mine incrédule et jeta plusieurs coups d'œil perplexes dans la roulotte :
- Toutes les colombes sont à l'intérieur, où as-tu trouvé celle-ci ?
Nash regarda l'animal avec étonnement et lâcha le foulard de surprise. Aucune colombe ne se trouvait dans le double fond, avait-il dit, et pourtant elle était bel et bien là.

Nash était une petite fille éveillée, et bien qu’elle ait mis du temps à le comprendre, elle savait que derrière chaque tour, il y avait un "truc". Seulement voilà, il n'y avait rien. Rien qui puisse justifier ce qui venait d'arriver. Elle avait toujours aimé l'idée que son père possèdait réellement des pouvoirs magiques mais seuls quelques êtres exceptionnels pouvaient se vanter de posséder de telles capacités.

Les yeux de Nash continuaient à fixer l’animal. Il semblait parfaitement anodin mais elle savait, sans qu’elle puisse l’expliquer, qu’il n’était pas réel. Il était en fait sans consistance, presque immatériel et seul l’aspect extérieur donnait l’illusion de sa présence. Illusion. Le mot lui vint naturellement et sonnait même plutôt bien dans sa tête.
Son père n’avait pas bougé, et se trouvait toujours à l’entrée de la roulotte. Mais elle n’y prêta pas attention. Tout son être était focalisé sur ce qui se trouvait dans la cage. La fillette se repassa la scène dans sa tête : elle avait souhaité faire apparaitre une colombe, elle l’avait imaginée presque dans les moindres détails ; elle voulait que son père soit fier d’elle, elle tenait à lui montrer qu’elle aussi pouvait faire de la magie. Elle ne l’avait simplement pas vu  ranger les colombes.
Nash fronça les sourcils. Ce qui était arrivé, il y a quelques minutes déjà, était en fait un accident, un acte purement involontaire. Si elle l’avait vraiment créé de toute pièce, elle n’avait aucune idée de comment elle s’y était prise. Alors elle se concentra, les lèvres crispées, pour essayer de trouver quelque chose. Elle sentit son esprit – ou quoi que ça ait pu être – tendu vers la colombe. Il y avait une sorte de connexion entre elle et Nash mais cela n’avait rien à voir avec un lien affectif que l’on peut éprouver envers un animal. Plutôt un lien mental. Le contour de la chose était mouvant, fluide, modulable. Exactement, il était modulable et toute la colombe était constituée d’une multitude de particules. Nash était tentée de la déformer, de lui donner un autre aspect. Et c‘est ce qu’elle fit : elle modifia la bête, lui donnant un corps tout à fait informe au début mais à peine avait elle pensé à une colombe géante que, de manière tout à fait naturelle, les particules se mouvaient et se mettaient en place, répondant exactement à ce qu’elle voulait voir apparaitre. Non en fait, c’était elle qui les maniait naturellement.
Nash n’en revenait pas, elle contemplait l’étrange créature en fronçant les sourcils. Il n’y avait pas d’explication logique. Son père aussi devait en être bouche bée de peur, d’admiration, de surprise, elle ne savait pas. Elle n‘eut pas le temps de se tourner vers lui car une douleur lancinante s’insinua sous son crâne, l’obligeant à porter ses mains à son front pour essayer de la soulager. Et sans prévenir, la colombe explosa, projetant des éclats un peu partout. Nash, restée assez près de la cage, se protégea avec ses bras mais les particules aux bords coupants ne l’atteignirent finalement pas. Ils semblaient bouger au ralenti dans l’air, presque figés, et avant qu’elle n’ait pu s’y attarder plus longuement, ils disparurent en fumées violacées. La douleur, elle, était toujours présente.
Elle se redressa en haletant, sous le choc. Ses yeux regardaient maintenant une cage vide, comme si rien ne s’était passé. Nash sentit soudain des bras forts qui s’enroulaient autour d’elle. Son père la serrait très fort mais elle ne s’en rendit pas compte. Elle regardait au loin, peut être cherchant une réponse.


Finalement, il n’y avait pas eu de spectacle. Le magicien ne s’en sentait pas capable, et était perdu dans ses pensées depuis un bon moment. Tant pis, les pièces ne tomberaient pas ce soir. Nash s’était enfermée dans une sorte de mutisme depuis l’incident, se repassant en boucle la scène. La douleur avait fini par s’atténuer.
Elle regarda un Ace imperturbable, broutant paisiblement l’herbe puis leva les yeux vers le ciel noir, où quelques timides étoiles pointaient leur bout du nez. Elle pensa : qu’est-ce qu’on peut bien lire dans les étoiles ? , puis alla chercher un paquet de cinquante-deux cartes.