- Citation :
Raconte tes réactions et les décisions que tu choisis de prendre lorsque tu apprends qu'Aile Ténébreuse et ses troupes marchent sur Sent'sura.
Fuyards et réfugiés, soldats de fortune et mercenaires équipés d’un arsenal pour le moins hétéroclite mais surtout miséreux, gueusailles et prêtres dans leur robes sales et déchirées ; la population locale ne faisait que croître de plus en plus aux abords de la capitale, et son trop-plein débordant venait faire crouler les masures entassés des villages alentours. L’on cherchait désespérément quelque refuge que ce fût le plus loin possible de ces combats dont le vent apportait, de temps à autre, les échos brisés. Et dans la campagne avoisinante commençait déjà à se monter tout un amoncellement de bivouacs qui noircissaient le paysage, crevant le spectacle de ces vertes hautes-herbes autrefois ondoyantes sous la caresse de la brise. Plus que les mots, les nouvelles et les rumeurs, cette foison de réfugiés trahissait une bonne fois pour toute un fait que l’on n’avait que bien trop remis en cause : un démon était aux portes de Sent'sura.
***
Une grande table rectangulaire, conçue dans un bois de chêne noirci par les âges, trônait au milieu de cette pièce sombre qui constituait la salle du conseil. En cette fin d’après-midi qui n’avait pas été des plus radieuses, le voile opaque du crépuscule ajoutait encore aux ténèbres de l’endroit, et seules quelques petites fenêtres, ainsi que plusieurs chandeliers postés çà et là, parvenaient à éclairer les lieux d’une lueur tamisée. Seylan d’Ablaÿ, seigneur des terres environnantes, avait affalé sa vieille carcasse dans le fond d’un siège rembourré de coussins, dans l’espoir de lui faire passer ses vives douleurs qui lui lacéraient le dos. C’était que l’homme n’était plus dans la fleur de l’âge, et que, en dépit de ses années guerrières passées à pratiquer l’escrime ou la joute, les outrages du temps avaient laissé leurs empruntes sur sa pauvre silhouette décrépie. Il savait pertinemment qu’il devrait bientôt laisser sa place à un autre, plus jeune et plus valeureux, en meilleur santé que celle dans laquelle il se trouvait actuellement, et cette personne n’était pas autre que son propre fils qu’il avait fait mander céans-même. Car l’heure se révélait grave en la menace toujours plus présente et pressante de celui que l’on appelait Aile Ténébreuse, et des décisions devaient être prises rapidement. Il fallait qu’il juge de la réflexion de son héritier.
La porte s’ouvrit, laissant un Erwan conquérant mais respectueux entrer dans la pièce. Le pas quelque peu inquisiteur, le regard droit et fier, le jeune homme se présenta à son père avec la toute vigueur et la jeunesse de ceux de son âge, et ce dernier le salua en retour d’un petit geste levé de la main.
«Ah, Erwan, te voilà donc… Toi qui parcours nos terres à cheval pour aller faire je-ne-sais-quoi, j’imagine que tu n’es pas sans savoir à quel point nous sommes débordés par toutes ces arrivées d’une populace qui n’est pas la nôtre. Le domaine est riche et prospère en dépit de sa petitesse, mais j’émets quelques doutes quant au fait que nous puissions être en mesure de loger et de nourrir tous ces gens. Les auberges et dortoirs sont pleins à craquer, et ceux qui s’en retrouvent repoussés par manque de place ne tardent pas à s’installer dans les champs des environs, provoquant ainsi l’ire de nos propres villageois. Ces réfugiés sont, pour la plupart, sans-le-sou, et occupent l’espace sans même donner la moindre compensation que ce soit, lorsqu’ils ne se mettent tout simplement pas à voler ce dont ils ont besoin pour leur subsistance… Le vieil homme poussa un long soupir lassé, que trop fatigué d’énumérer cette série de malheurs qui accablait ses terres.
- Eh bien ? Tous ces gens n’ont pas de logement, pas de terre qui les retiennent céans-même, et fuit au fur et à mesure de la progression du démon. Le jeune homme était resté quelque peu en retrait, et, plutôt que de s’assoir sur l’une de ces nombreuses chaises vides qui entouraient le meuble central, avait décidé de s’appuyer des deux mains, bien droitement, sur le dossier de l’une d’entre-elles. Que le démon avance, et ils continueront leur fuite vers les provinces, tous autant qu’ils sont, laissant à nouveau libre notre domaine.
Erwan releva son regard azuré, accrochant celui de son père, et ce dernier le lui rendit longuement, comprenant le sous-entendu.
- Laisser Aile Ténébreuse dans son avancée et ne rien faire de notre côté…, lâcha-t-il dans un souffle après un moment. Et pourquoi ne pas se battre contre celui qui veut envahir nos terres, pourquoi ne pas utiliser tous ces hommes que nous avons à disposition pour repousser l’engeance démonique ?
- Enrôler, ainsi, des fermiers et des paysans, des citadins qui ont fui leurs maisonnées, ou encore de la soldatesque et des tournes-casaques qui ont rompu leur rang ? Ils ont déjà fui une fois, ils réitéreront ce fait une seconde fois.
- Faisant à nouveau preuve de leur lâcheté, de cette même lâcheté qui t’anime, toi, mon fils, en refusant le combat.»
Les dernières paroles claquèrent dans la pièce froide, retentissant contre les murs gris et blanc qui les claquemuraient tous les deux. Le père et le fils se regardèrent au fond des yeux, sans jamais se quitter, dans un silence glacial tout au long duquel se percevait une tension certaine et les récriminations silencieuses mais réciproques. Ce furent celles de l’héritier qui se firent entendre, en toute logique, face aux accusations de son géniteur.
«Lâcheté… Ce n’était qu’un constat de leur attitude, non pas une critique. Et je sais très bien ce à quoi je m’expose en suivant cette voie que je décide d’emprunter, mais… Putain ! Que vaut la probité d’un homme mort, tu peux me le dire ?! L’homme qui se trouvait devant lui avait beau être son père, il ne pouvait contenir une certaine aigreur vis-à-vis de ses propres choix, et la rage perça peu à peu au sein de son ton alors qu’il continuait dans son discours. Tu crois peut-être que ça me fait plaisir, à moi, que de devoir courber l’échine devant cette créature ? Mais nous n’avons pas la moindre chance ! Comme tu l’as toi-même dit, nos terres sont trop petites pour que l’on puisse faire quoi que ce soit, et même en regroupant nos forces avec ces pédants de barons et de marquis qui n’ont eu de cesse que de nous prendre de haut, je doute, encore, que nous puissions remporter le combat.»
La mâchoire contactée, Erwan se tut quelque temps, lâchant le dossier de la chaise, et ses mains, jusqu’alors blanches à force d’avoir que trop serrer ce dernier, reprirent tout doucement une teinte rosâtre. Le regard inquisiteur de son père, en dépit de sa vieillesse, ne le quittait pas, le forçant à s’expliquer davantage. Le jeune homme lui tourna le dos, marchant alors aléatoirement dans la pièce alors qu’il continuait ses explications.
«Le Ciel a remporté une bataille, nous le savons tous, mais c’est là l’unique haut-fait dont Terra Mystica fut capable d’accomplir. La suite, une fois de plus, nous la connaissons tous. Massacres, défaites et débandades ; voilà le lot quotidien de chacun des armées qui furent envoyées afin de contrer l’envahisseur. Pire encore, si je puis dire, un certain nombre de personne se sont ralliés à sa cause, que trop impressionné par la puissance de cette créature et son aura d’invulnérabilité qui l’accompagne. Ainsi, nos forces sont diminuées tandis que les siennes ne cessent de grandir de jour en jour… Et c’est ce que nous devrions affronter ? Ou avons-nous la moindre chance de gagner le moindre combat ? L’équation me semble des plus simples. Combattre, et aller droit vers une mort certaine, ou bien ravaler notre ego, se rendre, épargner la vie de nos gens, garder nos terres, et rejoindre le camp ennemi.»
Une fois de plus, le silence se fit assourdissant dans la salle. Rejoindre le camp ennemi… Les mots que chacun craignait de prononcer avaient enfin été articulés à haute voix, dans la froide intimité d’un crépuscule maussade. Nouveaux regards qui se croisaient, nouveaux défis, nouvelles attitudes.
«C’est là tout ce que tu penses de notre situation… ? De notre devoir… ?»
Contrairement à ce qu’Erwan avait pensé de prime abord, son père ne s’était pas soudainement emporté face à une vérité qu’il ne voulait pas accepter. Probablement y avait-il même songé durant de longues nuits, n’osant pas opter pour cette ultime décision qui lui ferait ravaler sa fierté. Le ton de Seylan avait, au contraire, été teinté d’une certaine douceur, comme s’il compatissait à la douleur de son fils, à cette difficile résolution. L’actuel seigneur de ces terres n’était pas certain de vivre encore longtemps. Son fils prendrait bientôt la relève, et devrait assumer la totalité de ses prochains choix, et peut-être même était-il en train d’en faire un en ce moment-même. Un choix déterminant pour lui comme pour sa famille. Et autant le laisser prendre cette décision intégralement, lui qui continuerait à vivre. Il aurait davantage de facilité à suivre sa voie plutôt qu’une autre qui lui eût été imposée.
«C’est ce que je pense, définitivement. Le choix d’abdiquer a toujours été donné, et en échange, le droit de conserver et notre rang, et nos possessions, nous est accordé. Rien ne change, si ce n’est à plus haut rang dans la hiérarchie de la noblesse et de ses dirigeants. A un niveau qui ne nous sera probablement jamais possible d’atteindre dans tous les cas, aussi je pense que nous n’avons pas à nous en faire quant à notre train de vie quotidien.»
Il s’avérait difficile que de parvenir à pouvoir supporter le regard de son paternel lorsque vous avouiez une faiblesse et une lâcheté certaines, quand bien même le faisiez-vous pour garder vos proches en vie, et pourtant, le jeune homme parvenait à le faire, les prunelles devenues sombres. Il les baissa tout de même alors qu’il révélait le fondement de ses pensées.
«Encore que… Je sais que certains rechigneront assurément à l’idée de se mettre à genoux devant qui que ce soit, même devant plus fort qu’eux. Ils continueront à se battre pour un honneur qui ne leur servira aucunement alors même qu’ils trouveront la mort. Et bon nombre de nos voisins en font partie, prétextant les vertus semblables à la probité, le courage, l’honneur… Foutaise que tout cela. Ils crèveront tous. Et nous n’aurons plus qu’à récupérer leur place qu’il faudra bien remplacer.»
***
Une délégation arriva au castel des Ablaÿ, prête à leur demander, très certainement, à ce qu’on leur fournît toutes les troupes possibles afin de rejoindre la grande armée qui patientait au sein des murs de la capitale. Erwan ne visionnait que trop bien cette succession de nobles qui s’agrandissait au fur et à mesure que le cortège passait sur différentes terres, rameutant avec lui à chaque fois plus de soldats et de hobereaux pédants. Et combien en voyait-il, là, qu’il connaissait bien ? Les von Waardisch drapés dans leur arrogance et leur capes d’hermine, les de la Haye qui vous regardaient du haut de leurs puissants destriers à la noire robe inimitable, ou encore les Armillaire et leurs carrosses incrustés d’or et d’argent, sertis de brocards en tout genre et de pierres étincelantes… Tout autant de grandes familles qui n’avaient eu de cesse que de regarder le monde du sommet de leur échelle sociale, balayant ceux qui le peuplait d’un regard d’une extrême condescendance. Et Erwan, en dépit de son sang-bleu qui coulait dans ses veines, avait bénéficié du même traitement de faveur.
Un cavalier s’approcha, se détachant de cette longue procession d’hommes, de chariots et de chevaux qui soulevaient une lourde poussière tout le long de leur passage. Caracolant en direction d’Erwan, lequel attendait devant le parvis de sa résidence, n’étant point décidé à accueillir une telle engeance au sein de sa demeure. La vitesse avec laquelle le messager arriva sur lui lui parut quelque peu exagérée, et il comprit une fois qu’il fut en mesure de percevoir les traits de son futur interlocuteur. Un de la Haye, assurément, mais pas celui qui s’engageait d’ordinaire dans toutes les rencontres diplomatiques afin de négocier quelque accord que ce fût. Non, le nouveau-venu semblait bien plus jeune ; peut-être un de leur fils ? Fils qui, en tout cas, parangonnait comme un coq dans sa basse-cour, juché sur son magnifique destrier.
«Je te salue, Erwan d’Ablaÿ, fils de Seylan du même nom. Ma mission tout autant que ma présence céans-même sont du plus simple, et tu ne l’ignores pas. Je me tiens devant toi afin de réquisitionner les neuf-dixièmes de la totalité de tes troupes valides. Il nous faut être nombreux afin de triompher de l’engeance démoniaque qui menace nos terres.
- Les de la Haye seraient-ils soudainement tombés bien bas pour solliciter l’aide d’une famille comme la mienne ? Mais où diable est donc passée votre honneur et votre fierté ?
Le messager le regarda d’un air méprisant.
- Ce n’est pas notre famille qui demande la moindre de votre aide, mais la confédération toute entière. Je me fiche éperdument de ta soldatesque miteuse et de leurs armes rouillées, sans parler du manque d’entraînement évident, eu égard à votre pauvreté. Je n’émets aucun doute quant à l’issue de la bataille, avec ou sans ta misérable aide.
- Et bien, dans ce cas, je t’emmerde, toi et toute ta famille, et te souhaite bien du plaisir en affrontant l’engeance», lâcha platement Erwan en lui tournant délibérément le dos afin de regagner son chez-lui. Le ton était donné, la conversation s’était déroulée bien plus rapidement que prévue. Le jeune homme avait pensé devoir se justifier outre-mesure pour garantir un « non » catégorique à cette demande, mais, en fin de compte, l’arrogance naturelle de ces fils de marquis ou de barons avait fait tout le travail à sa place. Cela dit, il n’était pas exempt de réprimande et de futurs soucis.
«Nous en reparlerons lorsque nous aurons défait Aile Ténébreuse et ses armées, chien, et cela sans ton aide. La lâcheté et la couardise de l’intégralité de ta famille seront connues de tous à la cour, et ta dernière insulte ne restera pas impunie, tu peux me faire confiance pour cela.» Et dans un dernier aboiement à l’intention de sa monture, le cavalier fit brutalement demi-tour, rejoignant au triple-galop le convoi.
***
La capitale était tombée. Les rangs des soldats de Sent’sura n’avaient pas fait le poids face aux engeances démoniaques, lesquelles avaient reçu l’appui d’autres habitants de Terra Mystica. Et les frères étaient appelés à se battre contre leurs propres frères célestes, leur sang se mélangeait tout autant que leurs cris d’agonie, et seule la mort leur permettait d’accéder à un semblant de paix lorsque les cadavres n’étaient pas piétinés jusqu’à se retrouver non reconnaissables. Et que dire lorsque l’on avait appris, par la suite, que certains nobles personnages, afin de monter tout leur courage et leur vaillance et de, surtout, récupérer les honneurs une fois la bataille gagnée, s’étaient eux-mêmes joints au cœur des combats ? Si certains s’étaient comportés en lâches, d’autres n’avaient eu de trait de caractère, si l’on pouvait ainsi dire, que la cupidité et une concupiscence poussées à leur paroxysme qui les avaient précipités vers un destin fatal et tout tracé. Il fallait à présent savoir quel comportement s’avérait être le mieux, mais ce qui était certain, c’était que les premiers, eux, restaient encore en vie pour témoigner de l’imbécilité des seconds.
Une grande partie de la noblesse était ainsi tombée au combat, et les survivants, destitués de leur fonction pour avoir osé se lever contre Aile Ténébreuse. Tant mieux, en vérité. Pour Erwan, il était difficile que de se l’avouer, mais c’était bel et bien le meilleur scénario qui pût s’offrir à lui. Lui et sa famille avait tout misé sur une défaite de son propre camp, non seulement pour pouvoir avoir la vie sauve en rejoignant l’autre camp, mais aussi pour que l’insulte proférée à l’encontre des de la Haye ne fût pas répertoriée comme un crime de lèse-majesté ou s’y apparentant. Et il avait gagné sur tous les tableaux. La famille rivale et offensée par ses propres mots avait cru bon d’user de ses fameuses montures pour effectuer une charge inarrêtable sur l’ensemble des rangs ennemis. Et l’on ne pouvait remettre en cause ni leur honneur, ni leur vaillance là-dessus ; la cavalerie avait crevé l’adversité comme un couteau s’enfonçant dans du beurre étant resté trop longtemps au soleil, et les pertes d’Aile Ténébreuse s’étaient soudainement comptées par centaines, si ce n’était davantage encore. Mais les destriers s’étaient embourbés au sein de l’opposition, et n’avaient pas tardé à être submergés, immobilisés qu’ils étaient alors devenus. Vulnérable, sans autre défense qu’une maigre hauteur fournie par une monture. Un véritable carnage, déplorable pour certains, bienvenu pour d’autres. Mais ces derniers le taisaient bien.
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La délégation venait d’arriver, conquérante, sur les terres des Ablaÿ. Et chacune des personnes la composant pouvait allégrement se permettre de se comporter de la sorte ; n’étaient-ils pas les grands vainqueurs de la dernière bataille qui avait eu lieu sur la capitale ? Erwan s’était tenu prêt à les accueillir dans cette même salle où il avait eu une petite discussion avec son père, quelque temps auparavant. Lui qui d’ordinaire affichait une expression franche et assurée, celle-ci s’en retrouvait quelque peu entachée par la pression qui pesait sur ses épaules. Il n’était sûr de rien, et tout allait se jouer ici-même. Le sort de sa vie, le sort de sa famille, et un avenir qui changerait, valdinguant d’une branche à une autre en fonction de ce qui se déciderait.
«Bienvenue, messieurs, dans mon humble demeure.»
Ils avaient beau faire tous partie du camp d’Aile Ténébreuse, ils n’en étaient pas pour autant d’allure démoniaque, tel que l’avaient laissé penser les rumeurs et les ragots d’antan. Au contraire, ils arboraient tous un faciès humain et somme toute assez respectable, point menaçant. Sûrement avaient-ils tous été choisis afin de pouvoir parlementer plus facilement avec ceux de leur propre espèce. Et peut-être même s’agissait-il d’habitants du Ciel qui avaient décidé de devenir partisans du démon. Alors que tout le monde étaient assis, le plus éminent des ambassadeurs remercia le jeune homme de son accueil d’un signe de la tête avant de prendre à son tour la parole.
«Bien. J’imagine que vous savez très bien les raisons qui nous ont amenés à venir sur vos terres. L’on nous a fait part de quelques rumeurs selon lesquelles bon nombre de soldats seraient encore sur votre domaine, là où ils auraient dû se trouver dans l’armée de Sent’sura, face à nous. Ce qui correspondrait, j’imagine, à un refus d’avoir pris part aux derniers combats à l’encontre d’Aile Ténébreuse. Pourrions-nous savoir pourquoi ?
- Parce que je n’ai guère eu envie d’envoyer mes hommes et mes gens à une mort certaine et inutile.»
L’ambassadeur laissa apparaître un petit sourire.
- Développez, je vous prie.
- Je dois assurer le droit de protection envers tous ceux qui sont sur les terres de mon père. J’ai le devoir de les défendre, de faire en sorte qu’ils puissent, tous, aller jusqu’au bout de leur vie. Et je tiens à ce devoir qui m’incombe. Les nouvelles sont allées très vite, ces dernières années, et l’avancée inexorable de votre meneur, celui que l’on nomme Aile Ténébreuse, ainsi, est connue de tous. Vos forces n’avaient fait que grandir lorsque les nôtres ne faisaient que diminuer en nombre. Pourquoi donc aurions-nous gagné la moindre bataille là où le Ciel tout entier a courbé le dos ? Certains parlent de lâcheté, moi, je préfère parler de lucidité et de discernement de la situation actuelle. Je ne me battrai pas pour une cause déjà perdue d’avance, et n’engagerai pas la vie de mes hommes là-dedans.»
Son vis-à-vis hocha la tête après avoir écouté les paroles d’Erwan, et quelques regards au sein de l’assistance qui accompagnait ce premier furent échangés. Un accord tacite sembla passer sans que le jeune homme ne put en déterminer quels étaient les tenants et aboutissants, mais il lui parut que la situation n’était pas si mal engagée que cela. L’émissaire reprit la parole.
«Une analyse de la situation qui témoigne de votre omniscience, Erwan d’Ablaÿ. Effectivement, si l’on peut parler de… lâcheté, selon quelques critères somme toute assez stupides, moi, je parlerais plutôt d’une sagesse qui vous honore, et je gage que vos gens, qui comptent sur vous, s’en retrouvent soulagés et redevables. Si fait, me fourvoierais-je si j’annonçais que vous vous soumettez au règne d’Aile Ténébreuse et que vous reconnaissez là sa toute puissance et son droit de revendication sur Terra Mystica ? Que vous mettez à son service l’intégralité de vos forces, s’il le demande ? En échange, dans la mesure où vous n’avez pas même cherché à s’élever contre nous, vous serez en mesure de conserver votre domaine et votre rang qui vous sont dus.
- Nous, Erwan d’Ablaÿ, acceptons les conditions soumises par Aile Ténébreuse, désormais notre unique suzerain sur Terra Mystica.»
La phrase était courte, mais le ton était assuré, et jamais la voix du jeune homme n’avait-elle failli. Avait-il des scrupules à avoir laissé les autres mourir pour sauvegarder sa vie ? Avait-il des remords pour s’avouer comme vaincu et laisser le monde à un démon qui n’avait, en fin de compte, rien à faire en ces lieux ? Un petit peu, très certainement ; il lui était difficile que de ne pas y penser. Mais Erwan apprendrait à vivre avec, et, bientôt, à les surmonter aisément. Ce n’était pas ce qui devait l’arrêter. Peut-être même que cela lui permettrait de s’élever bien plus haut qu’il n’en avait eu la possibilité avec l’ancien gouvernement.
Une nouvelle aube se levait sur le monde, une aube ténébreuse et oppressante pour ceux de la rébellion, mais une aurore étincelante et pleine de promesse pour le jeune homme.