La religion de Zelphos était devenue le centre de conversation de la plupart des habitants de Sen’tsura. Comment une telle horreur pouvait se répandre plus dangereusement que la peste ? « Il » n’avait lancé aucun signe, pas la moindre intervention divine. Ces trois derniers mois furent plus riche en renseignements que la dernière décennie toute entière. Ce jour-là, Lysandre en voulait à Yehadiel d’avoir abandonné le peuple qui l’adorait en partie. Sept ans auparavant, une créature démoniaque avait conquis l’île céleste avec une armée de démons venus d’ailleurs et en une nuit, ce diable avait provoqué un massacre mettant fin à la vie de plus de dix mille personnes ? Lysandre ne comprenait décidément pas pourquoi Yehadiel n’avait rien fait. Les informateurs de Sen’tsura avaient apporté la récente confirmation que le Feu et l’Eau avaient capitulé contre l’être nommé « Aile Ténébreuse. » Un véritable cauchemar, oui. Il n’était déjà pas évident de faire face à un essaim alors comment feraient-ils pour en repousser plusieurs ? Les démons étaient devenus la nouvelle peste. Ils n’avaient en plus rien à voir avec les Démons originels. On parlait de l’ouverture d’une porte, des créatures sanguinaires qui continuaient d’envahir Terra Mystica depuis un autre monde. Finalement, les Dieux pouvaient-ils avoir un quelconque rapport avec cela ? On était désormais bien loin de cette époque où la création des Démons de Nayris mit Yehadiel hors de lui. Aile Ténébreuse semblait incarner quelque chose en quoi Lysandre refusait de croire : la fatalité. Il avait voué toute sa vie à servir Yehadiel sans jamais trahir ses promesses et voici qu’une horde démoniaque était sur le point de mettre fin à tant d’années relativement harmonieuses. L’Empire naissant d’Aile Ténébreuse se déplaçait en large et en travers à travers toutes les Plaines Mystiques depuis bientôt trois mois. Le constat était accablant. Un simple soldat ne valait pas un démon. Même si les humains furent peut-être plus nombreux, Lysandre comprenait la raison pour laquelle Eau et Feu n’avaient rien pu faire. La fatalité, hein ? La Rose Blanche vieille de cent sept années ne pouvait pas baisser les bras. Même vaincus avant le début de la bataille, l’espoir ne devait pas faillir. Ils étaient les représentants de Yehadiel sur Terre et des démons n’altèreraient pas ce fait. Ils préféraient mourir plutôt que d’abandonner tout ce autour de quoi ils avaient chacun mené leurs vies.
Ainsi, le 7 de Nadrillà, l’Ordre de la Rose Blanche se réunit pour la dernière fois avec le Roi de Sen’tsura. Celle-ci marquait un tournant dramatique. Au petit matin, l’essaim démoniaque n’était plus qu’à quelques kilomètres des portes de Sen’tsura. Les membres de la Rose Blanche n’étaient peut-être qu’une dizaine d’individus mais chacun d’entre eux étaient porteurs d’un germe d’espoir et de lueur sainte. La Rose Blanche se fanerait aux côtés de son Roi avec force et honneur car tel était son rôle. Chacun d’entre eux espérait encore une intervention divine de leur Dieu tant adoré. Lysandre et Ellia ne ratèrent évidemment pas cette toute dernière réunion. Le doute et l’anxiété étaient de mise et malgré le fait qu’Aile Ténébreuse était encore loin à ce moment-là, chacun sentait ses griffes se resserrer autour de leurs gorges. Même si le Roi de Sen’tsura aurait décidé une reddition pure et simple contre l’envahisseur, il était impensable que les démons laissent en vie une dizaine d’individus capable de les prendre trois par trois. En plus de cela, le Roi de Sen’tsura décida de prendre une décision qui allait à l’encontre des règles de la Rose Blanche. Pour cause de cas de force majeur, avait-il dit, les membres de la Rose Blanche intègreraient l’Armée du Roi sous le commandement du Général Galaad pour la bataille imminente qui approchait à grands pas. Ellia et Lysandre ne pensèrent pas une seule seconde à prendre la fuite pour rejoindre une terre qui n’était pas déjà sous l’influence d’Aile Ténébreuse. Ironiquement, leur sens du devoir fut bien plus fort que leur amour. Ils étaient persuadés de mourir ensemble ou de vivre ensemble pour l’amour de Yehadiel. L’intégralité de la Rose Blanche rejoignit ainsi les forces du Général Galaad afin de préparer la défense de la capitale du monde. Finalement, ils paraissaient comme dix hommes et femmes au milieu de milliers d’autres. Ils avaient simplement plus d’expérience contre les dites forces du mal car les combattre était tout simplement leur métier. Malgré cela, n’importe qui savait que le temps gagné serait risible. Finalement, Aile Ténébreuse vint en personne plus tard dans la journée devant les murailles de Sen'tsura. Jamais de telles légions n'avaient été vues aussi près du siège du pouvoir. Tous auraient souhaité que la bataille fatidique ne se déroule que le lendemain mais le conquérant démoniaque ne leur laissa même pas ce souhait.
Lysandre était dans les premières lignes juste derrière les portes principales de la ville. L’Empire d’Aile Ténébreuse n’était pas très patient lorsqu’il s’agissait de conquêtes et il se souvenait encore de chaque coup de béliers qui enfoncèrent les portes de la capitale. Une bonne cinquantaine d’après ses souvenirs. L’essaim démoniaque déferla alors sur la première ligne de défense humaine très solidement équipée et pour chaque démon vaincu, il fallait compter à peu près deux soldats en moins. Lysandre s’était lancé dans un balai mortel avec Solari, sa flamberge. Sa lame tournoyait par ci par là pour découper avec une efficacité déconcertante les membres de ses adversaires. Les ennemis furent probablement surpris de constater que leur corps semblait bruler petit à petit d’un feu sacré qui leur étaient probablement inconnu.
Soldats, ne lâchez rien ! Le Mal est à nos portes et il est de notre devoir de le contenir ! Combattez avec fierté, avec force, avec honneur ! Pensez à vos femmes et vos enfants qui vous attendent ce soir ! Battez-vous sans jamais faillir ! Ils sont peut-être plus nombreux mais ils ignorent tout de ce qui est du pouvoir du cœur des êtres humains ! N’ayez pas peur ! Yehadiel n’abandonnera personne à son triste sort !Il fallait dire ce qui était nécessaire pour redonner un peu espoir à la ligne de défense tremblante. Lysandre n’en était pas le meneur, Galaad en personne était présent et il était probable qu’il n’oublierait pas le bout de discours du Lion d’Or. Cependant, Yehadiel n’était pas là et l’espoir semblait bien futile. Le rapport de force demeurait inchangé et l’essaim démoniaque continuait de s’engouffrer dans la brèche fraichement ouverte. Finalement, Galaad ordonna une première retraite dans un élan de sagesse peut-être. Lysandre suait à grosses gouttes. Son corps tout entier vibrait sous l’influence de sa ferveur envers la Lumière. Solari était rayonnante, en parfaite harmonie avec l’état d’esprit de son porteur. Le Lion d’Or rejoignit sans peine Eclair-de-Feu qui l’attendait un peu plus loin. La monture ne semblait pas très réceptive à cet état de guerre et plus que jamais fidèle dans son destin qui la liait à son maître, il avait sagement attendu le retour de Lysandre. Enjambant son cheval, Lysandre décrocha Persée, sa lance, du flanc d’Eclair-de-Feu. Lorsqu’il ne montait pas son cheval, il était le dernier gardien de l’arme bénie par Yehadiel. Dans une chevauchée héroïque, Lysandre balaya encore quelques démons en piquant avec la pointe de Persée ceux qui étaient à sa portée. Il cherchait à attirer l’attention et à gagner du temps pour permettre aux soldats blessés d’être évacués avec plus de sécurité. Comme d’habitude, le Lion d’Or aurait pu se contenter de fuir mais faisait passer la sécurité des autres avant la sienne. Aujourd’hui, et seulement aujourd’hui, ce fait allait être un tort qu’il s’apprêtait à regretter pour le restant de ses jours. En effet, un seul homme ne pouvait pas retenir les quelques centaines de démons qui étaient en train de déferler telle une horde monstrueuse dans les rues de la capitale pour mettre cette beauté architecturale à feu et à sang. Ellia était restée en arrière pour mener une petite troupe de soigneurs qui réceptionnerait les premiers blessés graves. Un camp avait été établi plus tôt dans la journée afin de recevoir les blessés en question avec une plus grande efficacité. Lorsque Lysandre remarqua une trentaine de démons s’engouffrer dans la direction du dît camp, la peur atteignit son échine. Ellia était en danger. Sans réfléchir davantage, Lysandre et Eclair-de-Feu rebroussèrent chemin pour se lancer à la poursuite des démons. Encore loin d’avoir atteint le lieu en question, Lysandre entendait déjà des cris d’horreurs et les complaintes de ceux qui subissaient le courroux des démons. Fichtre, ils étaient arrivés bien avant lui. Lorsqu’il arriva enfin sur place, les démons s’étaient engouffrés dans un autre quartier et de nombreux corps jonchaient les pavés recouverts d’un sang très frai.
ELLIA ! ELLIA ! OU ES-TU ?!Les larmes atteignirent rapidement les joues de Lysandre. Un peu plus loin, il aperçut Ellia au sol, sa tunique blanche était gorgée de sang. Sautant de son cheval, Lysandre tomba à genoux aux côtés de sa compagne qui suffoquait. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre qu’une de ces créatures lui avait tranché profondément la gorge.
Non, pas ça… Qu’est-ce que je peux faire… Ellia, Ellia ! … Répond-moi !Sans attendre le moindre signe de vie, dans un geste dicté seulement par la mélodie du désespoir, le Lion d’Or joignit ses deux mains au-dessus de la gorge d’Ellia pour lui prodiguer des premiers soins. Des premiers soins inefficaces…
Yehadiel, pitié… C’est ma femme ! Elle ne peut pas s’en aller ! Je t’en prie, entend ma prière ! Je n’ai pas pêché ! Entend mon appel !Les larmes coulaient à flot. Soudainement, le corps d’Ellia bougea si brusquement que l’idée que Yehadiel pouvait être intervenu abandonna l’esprit de Lysandre. En réalité, elle était toujours consciente, aux portes de la mort. Elle saisit avec beaucoup de fébrilité les mains de Lysandre en plongeant son regard dans le sien. Etrangement, la jeune femme paraissait très sereine comme si elle n’avait pas peur pour son destin.
Mon amour… Tu n’aurais pas dû venir… Je ne voulais pas que tu vois ça… Je suis si désolée… Je vais « le » rejoindre avant toi… Galaad a ordonné la retraite… Nous avions des blessés sur les bras… Nous ne pouvions pas partir… Nous pensions avoir le temps… Mais ils sont arrivés si vite… Comme un essaim… Tu dois…… Je ne peux rien faire pour te sauver… Je ne peux pas refermer cette plaie… Même si j’offrais ma vie en retour, je n’y arriverais pas… Ellia… Je reste ici. Nous vivons ensemble ou nous mourrons ensemble.Ellia fit l’ultime effort de se redresser brièvement pour déposer un baiser tendre mêlé à son propre sang sur les lèvres de Lysandre. Elle ne pleurait pas et le sentiment de sérénité dans son regard n’était pas prêt de disparaître.
Lysandre… Tu dois vivre. J’aurais voulu ne pas t’abandonner comme ça, vraiment…L’air furieux, Lysandre se redressa pour observer les alentours.
UN MEDECIN ! QUELQU’UN ! MA FEMME MEURT ! QUE QUELQU’UN SAUVE MA FEMME !Objectivement, il s’agissait d’une pensée presque égoïste quand on reprenait le contexte. Alors que Sen’tsura était en train de tomber, Lysandre espérait qu’un inconnu se montre pour provoquer le miracle qui serait de sauver la vie d’Ellia. C’était vain. Il refusait de le réaliser mais sa demande ne semblait atteindre les oreilles d’aucune âme alliée encore vivante dans les alentours.
Ellia…Au loin, le Chevalier d’Astalith entendit un bourdonnement. Le bourdonnement du déplacement de la horde de démons. Machinalement, il dégaina à nouveau sa flamberge. Etait-il vraiment prêt à faire face à la possibilité centaine de démons qui arriverait de nouveau dans ce quartier d’ici moins d’une minute ? Il soupira très profondément, un soupire mêlé aux larmes qui ne cessaient de s’écouler sur ses joues chaudes et humides.
Je te vengerai, Ellia. JE TE VENGERAI !Elle lui avait demandé de vivre. Il ne pouvait pas se suicider lâchement alors que sa propre femme lui avait demandé de continuer à vivre. Il ne comprenait pas pourquoi Yehadiel n’était pas intervenu. Le monde des vivants avait-il fait quelque chose de grave ces derniers siècles pour que le Dieu abandonne ainsi ses fidèles ? Se pouvait-il qu’Aile Ténébreuse soit une apocalypse envoyée pour punir ce monde à cause d’une faute grave qui lui était inconnu ? Lysandre savait à ce stade de son aventure encore trop peu de choses pour donner une explication divine ou rationnelle au début de l’extinction de son peuple. Désormais, il fallait partir. Lysandre remonta sur Eclair-de-Feu en lançant un dernier regard à Ellia. C’était la dernière fois de sa vie qu’il verrait son visage éteint et il n’osait imaginer tout ce que les démons pourraient faire à son cadavre.
Le duo survivant s’enfonça dans les ruelles les plus sombres de Sen’tsura. Les chances de fuites étaient maintenant largement réduites. Une partie de l’armée d’Aile Ténébreuse avait envahi la cité et les forces de Galaad s’étaient retirées. Quelque part, il ne restait plus qu’un homme, un cheval et des centaines de démons aux alentours. Lysandre détenait néanmoins un avantage déterminant, il connaissait ce quartier de la ville par cœur alors que les démons y mettaient les pieds pour la première fois. Virevoltant ruelles après ruelles, Lysandre atteignit enfin l’extrémité d’un petit cour d’eau de Sent’sura. La porte de la grille métallique qui menait aux égouts était déjà ouverte, cela voulait dire que d’autres avaient déjà emprunté ce chemin pour évacuer la ville. En effet, les égouts représentaient son meilleur espoir de quitter cet enfer sur terre. Sans plus attendre, Lysandre et Eclair-de-Feu intégrèrent la pénombre des égouts pour quitter la ville en toute sécurité. Avec un peu de chance et de malice, ils rejoindraient Drayame sans trop de soucis pour y demander un asile politique.
Le combat pour l’honneur.
Le sang pour la justice.
La mort pour la gloire.