L'Océan Noir. L'une des rares terres aquatiques non dominées par le Roi de Terra Mystica. Peu intéressante car tellement peu fréquentée disent les uns. D'autres racontent que l'on ne peut pas dompter ces eaux tumultueuses. Enfin, il n'est pas de notoriété publique que les rebelles s'y cachent de nos jours. Peut-être quelques curieux, téméraires ou juste inconscients de temps à autre tout au plus. De vieilles légendes contaient l'existence d'un immense monde sous-marin peuplé de requins et autres créatures dangereuses. Une légende car ceux qui vivent au-dessus de la surface ne possédaient pas vraiment les moyens d'aller la vérifier. Pour être tout à fait honnête, cette idée avait déjà maintes fois traversé l'esprit d'Asmodan. En effet, si Aile Ténébreuse ne voyait aucun réel intérêt envers l'Océan Noir, l'Amiral de sa flotte personnelle ne partageait pas forcément cette vision des choses. Pour ce démon amoureux des océans, l'un de ses rêves les plus fous aurait bel et bien été d'être capable de visiter ce qu'il y a sous les eaux et ce sans la moindre limite et si cela devait lui prendre toute une vie, il le ferait sans la moindre hésitation.
Ce matin-là, Asmodan avait donné les ordres de la journée à sa flotte. Le Dédain ou plus communément appelé vaisseau amiral s'en était allé avec un effectif réduit en direction de l'Océan Noir. Entre autre, un ou plusieurs jours où Asmodan serait bien loin de ses responsabilités habituelles. Il s'agissait-là d'un luxe qu'il pouvait se permettre d'autant plus que les choses intéressantes arriveraient prochainement et il avait déjà bien suffisamment travaillé récemment pour que cela ne pèse jamais sur sa conscience. En fait, la flotte d’Aile Ténébreuse possédait peu d’informations sur la géographie de cette partie du monde. Il était alors tout à fait normal de chercher à satisfaire cette soif de savoir et de connaissance.

Le voyage se fit sans trop de problèmes. Ces temps-ci, à part quelques escarmouches et quelques contrôles de routine, la vie professionnelle n’était pas très dure. Asmodan était devenu le nouvel Amiral depuis quelques mois à peine. Il s’attelait encore à faire ses preuves auprès des siens surtout après la trahison, ou disparition, peu importe, de son prédécesseur. Après quelques heures de navigation, en milieu d’après-midi, la vigie du Dédain fit état de l’observation d’un îlot au loin. Sans être une île, l’équipage de l’amiral de la flotte d’Aile Ténébreuse allait pouvoir amarrer pour se reposer un peu et pourquoi ne pas faire une découverte intéressante ? Le mystère n’était-il pas après tout l’enjeu de cette expédition ? Il n’était pas vraiment question d’en obtenir toujours plus comme par exemple découvrir un trésor d’une valeur inestimable. La simple vue d’un lagon isolé du reste du monde quelque part en ces eaux troubles suffirait pour faire prétendre à Asmodan qu’il s’agit d’une excellente journée.

Lorsque le Dédain fut amarré une centaine de mètres au bord de la plage, une partie de l’équipage se servit de plusieurs barques afin de rejoindre l’ilot sur sa face nord. Chaque membre de l’équipage possédait sa propre raison de partir en exploration et vu la taille de la chose, cela ne durerait pas plusieurs heures. Il s’agissait plus d’une halte pour s’aérer l’esprit qu’autre chose. Au bout d’une demi-heure de marche sur la plage pour observer les entrées possibles dans ce qui ressemblait à une jungle plus derrière, Asmodan remarqua plusieurs rochers qui se superposaient les uns sur les autres en bord de mer. Il n’en était pas encore certain mais il lui semblait apercevoir une forme au sommet. Le haut d’une tête se dessinait avec une queue de poisson ? S’agissait-il d’une sirène ? Du temps où il était Joshuah, il en avait rencontré plusieurs mais le malheureux ne pouvait pas s’en souvenir. Sans se hâter, Asmodan mit un terme à la distance qui le séparait de la supposée sirène.

« Bien le bonjour. » lui lança-t-il, l’air enjoué.

Il se limita à ces trois mots. Le ton de sa voix allait probablement surprendre celle qui n’était en réalité pas une sirène. A vrai dire, quand il la verrait vraiment, il ne serait pas en mesure de déterminer son origine. Il s’agirait d’une bonne chose car n’était-ce pas l’objectif de la journée, faire une découverte inhabituelle et intéressante ?

Le soleil qui chauffait sa peau, le bruissement des vagues qui s'échouaient sur les rochers, et une légère brise qui agitait sa longue chevelure à présent totalement sèche. Que demander de mieux ? Ici elle se sentait tranquille, parfaitement chez elle et en sécurité. ... Quoiqu'il fallait vraiment qu'elle soit sérieusement en danger pour qu'elle se sente menacée, notre Sirkën. Non pas qu'elle n'ait aucun instinct de survie, mais disons que... Eh bien, avoir été élevée par une mère requin, ça déplace quelque peu les priorités. Planter profondément ses crocs dans la chair d'un adversaire qui vous déchiquète joyeusement, ça c'est une réaction de squale digne de ce nom. Comment ça c'est du suicide ? Mais non voyons. Ou si peu.

Eilinel fronça légèrement les sourcils en se redressant, appuyée sur ses mains. Un navire approchait. Et zut. Elle grogna un peu, contrariée... Avant de sentir une odeur qu'elle connaissait plutôt bien. Oooh, un Démon. Mais voilà qui changeait la donne. Ces créatures étaient particulièrement intéressantes à côtoyer, c'était l'une des raisons qui l'avaient poussée à rejoindre la cause d'Aile Ténébreuse. Les quelques rares conversations qu'elle avait pu avoir avec certains d'entre eux s'étaient révélées très enrichissantes. Vous vous doutez bien qu'elle leur laissait donc la vie sauve à ceux-là. ... Et puis de toute façon la chair de Démon c'est franchement dégoûtant. Enfin, pour son palais à elle, en tout cas.

Pourtant, elle hésita quelques instants. S'éclipser rapidement en plongeant dans l'océan ou bien au contraire attendre de voir si on la trouverait ? Remarque, vu la taille de l'îlot... Si on la ratait c'est que c'était un équipage d'incapables. D'incapables complètement bigleux, même. Certes, ses couleurs étaient sombres et lui permettaient donc de passer plus inaperçue que ses lointaines cousines Sirènes -qui elles en revanche font d'excellents repas- mais il y a des limites à ce camouflage tout relatif.
Oh et puis flûte, qu'on la trouve ou non, elle resterait là. La flemme de se bouger les nageoires. Et si jamais les choses devaient tourner au vinaigre, elle n'aurait qu'à disparaître sous la surface de l'eau, de là où elle se trouvait Eilinel n'aurait eu qu'à faire un bond pour retourner à son élément.

Ah tiens, voilà justement qu'on l'approchait. Et en plus il s'agissait justement du Démon qu'elle avait flairé, à en juger par l'odeur qui s'en dégageait. Quelle chance ! Elle n'aurait pas à lui courir après.

« Bien le bonjour. »

... Alors... Le ton menaçant, sarcastique, railleur, supérieur voire même condescendant, dédaigneux, ou même mielleux... Ca oui, Eilinel les avait déjà entendus sortir de la bouche d'un être pareil. Mais là c'était... Enjoué. Les sourcils de la Sirkën se soulevèrent légèrement sous le coup de la surprise, alors qu'elle se tournait pour s'asseoir face à ce visiteur inattendu, qu'elle trouvait déjà étrange sur les bords. Plutôt séduisant, certes, mais définitivement étrange sur les bords.

« Eh bien... Bonjour à vous aussi. Je suppose. » glissa-t-elle en observant scrupuleusement le Démon de la tête aux pieds et des pieds à la tête. Décidément, cette paire de jambes ça lui faisait bizarre. Notre Sirkën agita un peu sa queue, ravie de la posséder au lieu de ces deux trucs qui n'étaient pas pratiques du tout pour nager. D'accord, elle pouvait avoir des jambes elle aussi, si elle le voulait, mais... C'était se dénaturer, et elle détestait ça.

Puis Eilinel croisa les bras, pianotant sur l'un d'eux de ses griffes aiguisées. Finalement, c'est un sourire qui s'esquissa sur ses lèvres d'un rouge sombre parfaitement naturel.

« Qu'est-ce qui peut bien amener un bipède de votre genre dans les environs ? Seriez-vous à la recherche de quelque chose ? Ces eaux ne sont pas sûres pour ceux qui parcourent les océans sur un morceau de bois. »

En fait, elle n'avait jamais compris quel plaisir on pouvait retirer à naviguer sur un navire. Nager au milieu de la faune et de la flore sous-marine c'était tellement plus agréable !

Asmodan sourit très légèrement face au haussement de sourcils de la Sirè… de la Sirkën. Quoi qu’il ait pu dire, il venait de la surprendre au premier abord et cela voulait donc dire qu’il suscitait sa curiosité. Désormais, à moins de faire une erreur particulière, il était à peu près sûr qu’elle ne s’enfuirait pas pour le laisser en plan avec ses pensées. Elle ne devait pas s’en aller. Maintenant qu’il était plus proche d’elle, il pouvait constater qu’elle n’avait rien à envier à une Sirène. Elle était autre chose dont il ignorait la dénomination exacte. Pas une Sirène mais quelque chose de proche. Tout comme lui ressemblait à un Démon mais possédait d’autres caractéristiques en tant que Démon du Chaos. En effet, Asmodan ressemblait trait pour trait à un Humain si ce n’était son regard violacé qui mettait le doute à l’ensemble du portrait. Pas de forme démoniaque à disposition, en tout cas pas dans ce monde ci. Sur le principe, sans trop pousser non plus, elle lui ressemblait un peu.

« Je ne suis pas là pour vous causer de soucis. Je vous ai aperçue de loin et je viens pour… discuter ? Oui, discuter. »

La sincérité que le Démon du Chaos dégageait dans ses mots pouvait parfois mettre un doute au sujet de sa véritable nature. Pour les adeptes de la magie, le doute était encore plus grand car son aura était caractéristiquement associée à une sensation de neutralité. En plus, sur Terra Mystica, ceux qui étaient comme Asmodan se comptaient en principe sur les doigts de la main. Avant de poursuivre, il prit le temps de l’observer plus en détail. Deux ailerons de tailles différentes ornaient dans son dos. Il les avait remarqués quand la charmante créature sous-marine s’était tenue de profil pour se redresser. Enfin, les griffes acérées et tranchantes de la Sirkën ne mettaient plus vraiment de doute au sujet de sa nature dangereuse. En principe, la nature donne rarement des caractéristiques physiques « effrayantes » à un Ange. Elle lui inspirait être une sorte de… femme requin. Son espèce devait bien posséder un nom de toute manière et il craignait de la vexer s’il tentait sa chance avec l’appellation de femme requin.

« Qu’est-ce qui amène le bipède que je suis dans les environs ? » répliqua-t-il.

Asmodan reprenait les termes de la Sirkën sans aucune ironie. Pour le moment, il était un peu comme son invité et elle était plus ou moins son hôte. Il n’y avait rien de désagréable dans la façon de reprendre son expression pour le nommer, c’était davantage une façon de s’adapter à elle et quelque part, cela prouvait encore une fois tout son intérêt et son respect déjà acquis pour la Sirkën. En effet, il n’allait pas la prendre de haut.

« En effet, ce sont bien des recherches. Des recherches à l’aveugle et je dois dire que je suis à peu près certain d’avoir découvert ce que j’espérais. »

Il ferma les yeux et passa le bout de son index et de son visage sous ses yeux. Il parcourut le creux de ses deux cicatrices qui trônaient fièrement sur son visage. Il les possédait depuis que Nayris l’avait ramené à la vie. Elles symbolisaient sa perte de mémoire car s’il pouvait encore voir, il était incapable de se rappeler de quelque chose qu’il avait déjà vu par le passé, principe de l’amnésie. Par ailleurs, Asmodan n’était pas son vrai nom. Un simple pseudonyme au cas où on lui demanderait son identité. Entre autre, celui qui était devenu l’Amiral de la flotte d’Aile Ténébreuse était apparu comme si de rien n’était dans la vie des habitants d’Abyssaï sans que jamais personne ne l’ait déjà aperçu là-bas par le passé.

« Je suis Asmodan. Amiral de la Flotte d’Aile Ténébreuse. Le navire là-bas est le Dédain, mon vaisseau personnel. Je lance une expédition dans ces eaux troubles comme vous dites car il existe peu d’hommes et de démons qui viennent ici. Par conséquent, il me paraît évident que tout est à découvrir. Et vous… Dame requin ? Qui êtes-vous ? »

Finalement, il tenta le coup. Dame requin, cela ne lui semblait pas trop vexant. La courtoisie était présente et puis il verrait sa réaction bien assez tôt.

Eh bien voilà qui changeait des hommes qu'on pouvait habituellement croiser en mer ! Surtout lorsqu'il s'agit de Démons. La plupart n'étaient que des rustres sans aucune manière qui se prenaient pour les maîtres incontestés des océans. Bah tiens. Eilinel aurait pu leur présenter deux ou trois bestioles sous-marines qui n'auraient pas été de cette avis. Mais alors pas du tout...
En tout cas, il semblait bien élevé. Et vraiment poli. La discussion se présentait donc sous d'excellents auspices. C'est que les Sirkëns sont plutôt fières, et leur manquer de respect n'est pas vraiment conseillé. En revanche, les caresser dans le sens du poil, ça c'est bien. Et en s'adressant de la sorte à Eilinel, c'est exactement ce que ce Démon faisait. Il marquait des points à son avantage. Sûrement intentionnellement, du reste, mais ça restait très appréciable tout de même.

« En effet, ce sont bien des recherches. Des recherches à l’aveugle et je dois dire que je suis à peu près certain d’avoir découvert ce que j’espérais. »

Owh, ça c'était flatteur. Eilinel en déduisit donc le plus logiquement du monde qu'il devait être à la recherche de quelque chose d'inédit. C'est vrai que celles de sa race ne couraient pas les récifs de coraux, mine de rien. En même temps, les conditions permettant la naissance d'une Sirkën étaient plutôt complexes, les femelles requins de six mètres de long ne sont pas monnaie courante, et celles qui sont suffisamment solides et intelligentes pour en porter sont assez rares. Pendant un temps les Sirkëns n'étaient guère plus que des légendes de pêcheurs, d'ailleurs. Mais ça, c'était avant qu'elles n'aient eu la bonne idée de faire parler d'elles.

Mais enfin, passons. Ah, le temps des présentations semblait venu. Une formalité pour que la suite puisse se dérouler en bonne et due forme, évidemment. Eilinel laissa glisser son regard vers le navire qui se trouvait plus loin lorsque son vis à vis le désigna, mais elle n'y accorda pas grand intérêt. Ce n'était jamais qu'un amas de planches de bois clouées entre elles, de cordages et de voiles. Rien de bien extraordinaire. L'être qui se tenait devant elle, en revanche... Etait autrement plus captivant.

« Ma mère m'a nommée Eilinel, pour ma part. » Le sourire de la demoiselle s'étira lorsqu'elle poursuivit sur sa lancée. « Oh, alors c'est vous l'Amiral ? Ravie de faire votre connaissance. En ce qui me concerne, je ne suis qu'une simple sentinelle au service d'Aile Ténébreuse, qui prend parfois part aux combats. Quand ça m'amuse ou que ça me semble nécessaire. »

N'oublions pas que les Sirkëns sont des créatures naturellement capricieuses et changeantes. Pour le moment elle restait fidèle à Aile Ténébreuse, mais si un jour elle trouvait cet être qu'elle estimait naturellement supérieur à elle, et que ce dernier ne désirait pas être du côté de ce grand vilain pas beau... Elle n'hésiterait pas une seule seconde à foutre en l'air ses engagements. Les promesses n'engagent que ceux qui les croient, comme qui dirait.

« Oh, et je suis une Sirkën. Une lointaine cousine des Sirènes, en quelque sorte. Sauf que nous, nous aimons les requins bien plus que les dauphins et autres niaiseries. »

Une moue plus ou moins dédaigneuse et moqueuse était venue agrémenter son visage alors qu'elle crachait presque avec dégoût le terme "Sirène". Non, elle ne les aimait pas. Et Asmodan avait marqué un point de plus en ne l'appelant pas ainsi, bien que c'était la solution la plus facile dont il disposait. Ne pas avoir cédé à la facilité ne pouvait que le faire grimper dans l'estime d'Eilinel.

« Effectivement, il y a un certain nombre de choses à voir dans les parages, mais... Elles sont toutes profondément dissimulées sous la surface. La pression de l'eau est telle que moi-même je n'aime pas y rester bien longtemps. »

Et pourtant, elle adorait explorer les carcasses des navires coulés ou autres machins de ce goût-là, donc ça vous donne une bonne idée du truc.

Eilinel faisait référence à sa mère en dévoilant son prénom à Asmodan. Cela eut pour effet de lui rappeler qu’il ne se rappelait plus de ce qu’il avait pu vivre avant il y a quelques mois. Avant son ascension au titre d’amiral de la flotte d’Aile Ténébreuse, entre autre. En fait, il n’y accordait pas réellement d’importance. Enfin, sa façon de se nourrir représentait une contrainte potentielle mais le reste, il l’acceptait à bras ouvert. Seulement, Asmodan est de ceux qui sont cultivés, intéressés par le monde qui l’entoure alors il était simplement naturel de songer à ce qu’il avait bien pu faire avant. Peser sur le monde est un idéal pour beaucoup de ceux qui accèdent à des rôles importants. La notoriété était sans nul doute un point qui intéressait le Démon du Chaos.

« Je vois. Vous êtes une sorte de citoyenne des Eaux. Intéressant. »

Intéressant en effet. Techniquement cela voulait dire que la Sirkën devait connaître un tas de choses qu’il ignorait. Evidemment, il ne s’agissait pas d’éléments en rapport avec une quelconque façon de diriger les navires. En fait, Asmodan pensait souvent à ce qu’on pouvait trouver dans les bas-fonds de l’univers qu’il respectait peut-être plus que sa propre vie.

« Aile Ténébreuse a de la chance de compter une Sirkën dans ses rangs. J’ai la conviction que les Démons se rapprochent plus des requins que des sirènes. Vraiment, je suis content de faire votre rencontre, Eilinel. »

En retirant le fait qu’il était un Démon et que des balafres barraient verticalement ses yeux pourpres sans que ces derniers ne donnent l’impression d’avoir été blessés d’une quelconque façon, Asmodan passait aisément pour un beau ténébreux. La courtoisie et le tact qu’il employait pour s’adresser à Eilinel n’avait pas pour but de l’adoucir en la caressant dans le sens du poil, c’était ni plus ni moins l’estime qu’il portait envers elle.

« Sirkën. Eilinel la Sirkën. »

Il répéta cela comme une évidence. Il trouvait le nom de sa race très approprié et pour une première rencontre, il n’avait pas l’intention de la lâcher. Elle était ni plus ni moins la rencontre exotique qu’il avait espéré faire avant d’embarquer ce matin pour une longue journée.

« Je vous admire Eilinel. Je ne saurais vous dire à quand remonte mon amour pour les Océans mais mon plus grand regret est d’être incapable d’en explorer les profondeurs. Le matin, lorsque je me lève, je me demande toujours sur les Eaux seront clémentes avec moi et mon équipage. Une tempête destructrice ou un typhon imprévisible sont vites arrivés. Nous sommes infiniment petits face à cela. Comprenez alors qu’à mes yeux, vous êtes une créature merveilleuse. Un être qui vient de l’endroit que je rêve d’explorer de fond en comble doté de parole et intelligent qui plus est. Merci d’exister. »

Sincérité ? Dressage de poils dans le bon sens ? Hypocrisie ? Le ton de sa voix n’avait pas changé depuis le début. Neutre, reflétant une certaine honnêteté dans chacun des mots qu’il prononçait. Si Asmodan mentait en ce moment-même, on pourrait alors dire qu’il était doué pour ça.

Non vraiment, il savait manier les mots avec une grande habileté. Ce qu'Eilinel respectait, étant elle-même une adepte de ce genre d'exercice. Cependant, là ça devenait un peu trop... Caressant. Peut-être ses intentions étaient-elles parfaitement louables et son intérêt parfaitement justifié et véritable, mais étant de nature plutôt méfiante, la Sirkën se garda bien de se laisser attendrir par un tel discours. ... Même si la tentation de fondre devant ces phrases si bien tournées et leur contenu était vraiment forte.

Non non non ! On reste droite, et on reste circonspecte. Voilà qui est mieux. Après tout, prudence est mère de sûreté, comme lui répétait souvent sa génitrice. Et allez savoir quelles pensées pouvaient bien se dissimuler dans cette tête de Démon... Pour le moment, elle se trouvait bien là où elle était, à une certaine distance de son vis à vis. En cas de retournement malheureux de situation, Eilinel pourrait disparaître sous la surface en une fraction de seconde. Même si elle espérait qu'elle n'aurait pas à le faire.

« Oh vous savez, la plupart du temps les plus belles choses à voir ne se trouvent pas si loin que ça sous la surface. Je suppose que certains sorts ou objets magiques pourraient vous permettre de respirer comme je le fais, pour un certain temps... » avança-t-elle en passant une griffe sur sa joue, songeuse. « Pour ce qui est de mon existence, vous devriez plutôt remercier les requins. S'ils n'étaient pas là, je ne me tiendrais pas devant vous à l'instant où nous parlons. »

Jusqu'à maintenant, Eilinel n'avait jamais pensé que certains bipèdes terrestres puissent vouloir si ardemment découvrir les mystères de l'océan. Mais elle-même n'avait-elle jamais rêvé de posséder des ailes pour pouvoir parcourir les cieux à sa guise ? Ce devait être un peu la même chose, quelque part...
Après quelques instants d'hésitation, la demoiselle s'enquerra :

« Pourquoi une telle attirance pour l'océan ? Est-ce que c'est l'inconnu qui vous charme justement, ou bien le fait que ce ne soit pas un environnement très tendre ? »

Il fallait dire ce qui était, sous l'eau c'était la loi de la jungle, mais en pire. Les plus gros gagnaient presque toujours, et d'autant plus s'ils étaient armés de crocs voire de griffes. Ce qui lui rappelait d'ailleurs qu'un jour elle et Nyria, plus jeunes, avaient bien failli terminer en hors-d'oeuvre pour orques. Les tuer ? Ah non, sûrement pas ! Les seuls mammifères sous-marins qui valaient vraiment quelque chose, pas touche, allons !

Oui, il existait probablement quelques objets ou artefacts magiques permettant de respirer sous l’eau. Après tout, Asmodan se servait d’un objet magique pour se nourrir et ainsi maintenant son niveau d’énergie à un état stable. Il lui était déjà arrivé de se demander ce qu’il se passerait s’il tentait un jour de ne plus absorber d’âmes. Enfin, en viendrait-il à mourir ? Il s’agissait de la question primordiale. Il avait déjà conscience qu’en cas de manque, il tomberait dans un état de fatigue et serait incapable d’utiliser l’étendue de ses pouvoirs. Cette idée lui donna un frisson qui lui parcourut l’échine.

« Oui, je n’ai aucun doute quant à l’existence de ces objets magiques. Pour être honnête, mes devoirs envers Aile Ténébreuse ne me donnent pas le temps de faire tout ce que je voudrais. Ainsi, la recherche d’un tel artefact me paraît être avortée dès le départ. »

Partir à la recherche d’un artefact quelconque alors que le grand patron avait des exigences nettes et précises ? Son affaire tournait relativement bien ces temps-ci pour tout gâcher. Remercier les requins ? Pourquoi pas. Enfin, Eilinel se tenait face à lui aujourd’hui et c’est tout ce qui importait vraiment. Du moins, quelques rochers les distançaient et à moins qu’elle ne l’invite à grimper, il ne prendrait pas l’initiative de la rejoindre. En fait, la rejoindre ne lui permettrait dans un premier temps que de la voir de plus près. La conversation était plutôt bien partie et rien ne nécessitait une nouvelle phase d’approche. Les yeux d’Asmodan profiteraient alors encore un peu de la beauté sous-marine aux lèvres d’un rouge sang rare de loin.

« Un jour, je me suis réveillé quelque part à la surface pas très loin d’un chemin d’accès pour Miraï. Sur le bord d’une plage. Je ne savais pas qui j’étais ni ce que je faisais ici. Instinctivement, j’ai observé l’étendue océanique et j’ai compris que quelque part dans mon passé, j’ai toujours vécu du côté des eaux. J’apprécie l’eau douce et je crains les eaux tumultueuses peut être encore plus qu’Aile Ténébreuse en personne. »

C’était bien la première fois qu’Asmodan dévoilait son amnésie à quelqu’un. Il était peu probable qu’un membre de son équipage était au courant de cet état de fait. Mais en effet, Asmodan s’était senti lié aux eaux en général la première fois qu’il posa son regard dessus depuis son retour du royaume de Nayris. Enfin, il ignorait également être passé par la case des limbes. Finalement, il ignorait encore beaucoup de choses mais ça, c’est une autre histoire.

« J’aime l’inconnu, ce qui est différent. Il est rare de voir une créature sous-marine se reposer au sommet d’une pile de rochers. D’une certaine façon, vous vous comportez comme un humanoïde en vous tenant là-haut. Du moins, vous vous adaptez. Je ne dis pas cela pour vous offenser d’une quelconque façon, ce n’est qu’une constatation. Prenez-le comme un compliment. Je pense qu’il est intéressant de comprendre comment fonctionne ce que l’on n’est pas lorsque l’on veut quelque chose de particulier. »

Ah, Aile Ténébreuse... Eilinel avait beau avoir rejoint sa cause, il fallait avouer que c'était un sacré enquiquineur, tout de même. Elle dirait même plus, un bel empêcheur de tourner en rond. En parlant de ça, c'est vrai qu'il était loin d'être laid sous sa forme humanoïde, le Roi Démon... Hum ! Non, on tempère ses ardeurs et on se concentre sur la conversation. Ce n'est pas le moment de perdre le fil. Surtout pas avec une conversation aussi intéressante, ce serait presque criminel.

C'est d'une oreille attentive que la Sirkën écouta Asmodan lui faire part de son amnésie. En fait, ce n'était pas la première fois qu'elle entendait un récit de ce genre... Les marins passaient par dessus le bastingage de leurs navires lors de violentes tempêtes, parfois, et il arrivait que par quelque miracle ils ne finissent pas noyés. Le courant les emportait alors vers une plage quelconque où ils finissaient par revenir à eux, et certains -suite à un mauvais coup sur la tête- n'avaient plus aucun souvenir de leur passé.
Cependant... Là ça paraissait différent, si elle se fiait à ce qu'elle percevait dans la voix du Démon. Manifestement, ce n'était pas ce qui lui était arrivé, c'était autre chose. Mais quoi... ? Quelle bonne question.

- Hum... Je vois. Il est vrai que malgré toutes les sorcelleries qu'il pourrait utiliser, Aile Ténébreuse n'arrivera jamais à dompter totalement l'océan. Donc il est logique de craindre davantage les eaux que ce grand Démon, aussi dangereux soit-il.

Elle esquissa un sourire tout en bougeant légèrement sa queue sur le côté, afin de s'installer un peu plus confortablement. Non pas qu'elle soit douillette de nature, mais enfin... Des rochers ce ne sont pas non plus des éponges, on a vu plus moelleux.

- Mais je ne me vexe pas, rassurez-vous. A vrai dire, j'ai pour habitude de considérer que c'est un privilège dont j'ai hérité. Car s'il est vrai que je suis une créature des océans, je peux parfaitement vivre à l'air libre. L'inverse n'est pas valable pour la plus grande majorité des êtres terrestres. Je m'estime chanceuse.

Et c'est vrai que c'était bien pratique, mine de rien, de pouvoir posséder une paire de jambes et marcher au côté des bipèdes, de temps à autres. Même si ça ne lui plaisait pas beaucoup, mais il fallait avouer qu'il y avait parfois de très belles choses à voir sur terre aussi.

- Vous dites vouloir quelque chose en particulier, qu'est-ce donc ? Enfin, si ce n'est pas pousser la curiosité un peu trop loin, évidemment. s'enquerra-t-elle sans bouger d'un pouce de son tas de cailloux.

La présence d'Asmodan l'intriguait plus qu'elle ne l'inquiétait, et il fallait bien dire que pour le moment, Eilinel n'avait aucune envie de s'en aller. Il y avait bien trop de choses qu'elle aurait voulu savoir.

Il ne l’avait pas vexée et c’était fort heureusement. Il aurait été bien gêné qu’Eilinel prenne mal sa comparaison entre elle et la plupart des bipèdes qui sont dépendants de la Terre. Cependant, elle y avait déjà pensé et l’acceptait pleinement. Il se doutait que quelque part, elle devait tirer une certaine arrogance de la situation. Elle pouvait nager librement et se rendre à Sent’sura si elle le voulait. Asmodan pouvait faire tout cela lui aussi mais les limites qui lui étaient imposées étaient bien plus grandes. Combien de temps pouvait-il tenir en apnée contre Eilinel ? Il n’y avait pas besoin d’essayer, la défaite était assurée. Au pire, il amuserait peut-être la charmante créature qui se tenait au sommet de la pile de rochers.

« L’Océan est indomptable. Ceux qui le comprennent et les respectent ont tout simplement plus de chance de s’en sortir dans ce milieu où les règles sont différentes. Cela va vous paraître étrange mais j’ai toujours rêvé de voir apparaître un Noxcion. »

Les Noxcions étaient une espèce de serpents géants sous-marins avec un certain nombre d’écailles tranchantes sur le dos. En avoir apparaître un dans toute sa vie était rare et il était encore plus rare de pouvoir commenter sa rencontre avec une telle créature depuis le monde des vivants. On leur attribuait la réputation de pouvoir trancher un navire en deux d’un seul coup de queue. Asmodan se sentirait alors bien glorieux dans le cas où le vaisseau amiral serait capable d’en repousser un ou deux. Une sorte de confrontation entre la force de sa flotte et une véritable force sous-marine entre autre. Etonnamment, il n’ignorait pas avoir peu de chances mais l’attrait du défi à relever était là.

« Vous dites pouvoir vivre parfaitement à l’air libre ? Intéressant. Je vais m’approcher, j’aimerais vous voir de plus près et pouvoir ainsi observer l’horizon. De là-haut, la vue doit être meilleure, n’est-ce pas ? »

Sa décision était prise et l’heure était venue de couper un peu la distance. Machinalement, l’Amiral de la flotte d’Aile Ténébreuse croisa ses deux mains derrière la tête en écartant ses deux bras au possible. Une sorte de façon de montrer que ses mains étaient bien loin de la garde de son cimeterre à la lame noire. De toute manière, Eilinel ne risquait absolument rien. Cette créature était trop fascinante pour ne pas être observée de plus près, voilà tout. Ainsi, Asmodan escalada sans grande difficulté la pile de rochers pour la rejoindre. La vue était prenante en plus du fait que cette créature était belle et charmante. Il sourit légèrement en coin, l’air satisfait et pour ne pas lui manquer de respect et pour honorer sa parole. Son regard violacé se posa donc sur la vaste étendue d’eau. Il n’y avait que ça aux alentours. Asmodan et Eilinel étaient comme perdus sur une île déserte en plein milieu de l’Océan Noir. Drôle d’endroit pour faire une rencontre, n’est-ce pas ?

« Je veux beaucoup de choses. Je dois avouer être assez avide et j’ai l’avantage de savoir un peu près ce que je veux. Avoir la plus grande flotte de Terra Mystica. Tout connaître de ses Océans. Visiter ses profondeurs. Protéger Abyssaï contre toutes les menaces qui pourraient se présenter. Oh, il y en a vraiment toute une liste. Enfin, vous dites pouvoir vivre parfaitement à l’air libre, hein ? Seriez-vous capable d’obtenir une paire de jambes pour me faire face ? »

Sa dernière question était davantage une petite provocation plutôt que d’une question. Asmodan serait bien excité de pouvoir regarder Eilinel droit dans les yeux si elle était bel et bien capable de se munir d’une paire de jambettes comme il l’en pensait capable.