Mer 16 Jan - 22:20 | | | | A ma très chère dame, amie et maîtresse, Sylvelin Amarthen Vous me demandiez tantôt de vous conter les rumeurs et les histoires qui courent sur celle qu'en ses pays on appelle la Guivre des Glaces. J'ignore par ailleurs comment ces récits sont venus jusqu'à vous car la dame dont me demandez les nouvelles n'est qu'une petite baronne des plaines de Saline, elle n'a ni grand pouvoir, ni grande richesse. Mais je gage que les récits vont bon train car cette dame, croyez-moi bien, n'a pas son pareil dans toutes les terres du sud. Vous demandiez pourquoi le jeune seigneur Maelhrin votre frère en parlait de la sorte? Et bien, croyez-le, l'histoire vaut la peine d'être contée. Je gage que sire Maelhrin a rencontrée la dame de Tombeneige il y a de cela de nombreuses années, mais je puis vous dire qu'elle n'a point changé depuis.
Pour comprendre, il faut remonter, bien loin.
L'histoire commence ici, un jour de neige. Oh, me direz-vous, y a-t-il un jour où il ne neige pas en ces contrées désolées des Glaces? Mais ce jour-là, plus froid que tous, au coeur de l'hiver, ce jour là était particulier. Imaginez une adolescente. Quinze ans, déjà presque femme, et si grande! Demoiselle de Tombeneige, future baronne, guerrière, aussi. Froide fille de glace, digne de son nom! Imaginez. La chambre, froide. Le feu qui ne réchauffe pas ses os frigorifiés mais qu'importe! L'hiver au-dehors est aussi implacable que l'hiver en dedans de ce coeur figé. Son esprit vogue ailleurs, loin, loin dans les étendues désertes de la plaine au-delà des murs, et qui sait où vont ses songes? Elle est là, immobile, sans bouger le moindre muscle et semble être une statue de sel, plus faite de pierre morte que de chair vive, si pâle dans le matin clair où s'agitent les servantes... Comme un roc dans l'agitation, comme une épine de glace dans un vent d'été, rien ne la touche et rien ne l'anime, pas un soupçon de vie. Son corps est une cage vide, son âme est ailleurs, et c'est son corps qui se plie docilement aux injonctions de dame Jaëlle et des femmes de chambre, occupées à transformer la vierge de fer en demoiselle à marier.
Car aujourd'hui c'est grand jour! Fête au château! Puissant voisin du seigneur de Tombeneige, le baron de Mandore se propose de marier son fils à l'héritière des Espérar. Pour Maïev, c'est la première fois qu'on lui propose un prétendant, la première fois qu'on la considère comme une épouse potentielle. Un pied, déjà, hors de l'enfance, loin des joutes avec les jeunes gens de son âge, loin de la guerre, pour un temps... Et si la colère gronde au fond de la poitrine de pierre, la tristesse affleure aussi de devoir faire ses adieux à ces années d'insouciance... Car à présent, elle n'est que femme, que ventre fertile et bouche à taire, que main à demander et corps à épouser, lignée, dot, intérêts...
Mais sa mère, qui veille dans l'ombre sur sa fille, comprend bien la rage, comprend bien ce qui pousse ainsi la jeune Maïev à baisser les bras un moment devant l'insistance du père. Oh, elle sait bien que nul n'aura le dessus sur le caractère impétueux de la jeune fille; après tout n'est-ce pas ainsi qu'elle l'a élevée, en maîtresse femme, indomptable? Elle espère bien que cette première épreuve sera une bonne leçon, elle espère bien que Maïev ne sera point un parti facile.
Et dans le silence de l'hiver poudreux, les femmes chantent entre elles en parant leur maîtresse de ses atours de demoiselle. Elle se tient, droite comme une lance, le dos raidi par cette rage intérieure qui consume son être de glace. Dame Jaëlle approuve, en silence, et un doux sourire étire son visage de noble vieille dame quand elle voit sa fille se lever, le poing légèrement serrée. C'est la fierté qui la fait sourire, devant la force de cette enfant si jeune et pourtant si déterminée à affronter un destin qu'elle refuse. Cette enfant ne sera pas facile à marier, qu'on se le dise!
Maïev sans rien voir est entrée dans la Grand Salle où siège son père, ses chevaliers et quelques-uns de ses fils les plus grands. Elle ignore le murmure approbateur qui se propage devant elle; enfin devenue femme, la petite guerrière si rétive? Oh, ceux qui la connaissent savent bien ce qu'elle pense en réalité, et tout ne sera pas si facile, nul ne l'a vue encore céder si aisément. Elle recule pour mieux bondir, plie pour mieux se redresser...
Et soudain elle semble belle, Maïev, si jeune et si forte déjà! Immobile et droite, elle se contente de regarder droit devant elle. Oh, parole, on dirait un fantôme, si pâle, si claire, que toutes les couleurs semblent l'avoir désertée. Son visage semble avoir été taillé à même la pierre dure et claire du marbre le plus pur, et le pli de sa bouche a la dureté inflexible des gisants de rois. Ses yeux, des agates polies, reflètent la lumière des torches et jettent les mêmes feux mats que les joyaux qui ceignent son front sur un bandeau d'argent martelé. Quelques mèches de ses cheveux ont été tressés en couronne et ramènent en arrière la masse de la chevelure qu'on eut dite faite d'un or blanc comme la lumière d'un matin d'hiver, à peine animé d'une nuance de miel. Et le reste, la gorge d'ivoire, et les mains plus usées sur la hampe des lances qu'à manier l'aiguille, les épaules larges et la silhouette haute, les longs replis précieux de la robe blanche qui la couvre, tout fait d'elle la vision étrange et belle d'une demoiselle qui semble plus forgée d'acier et d'argent précieux que du bois vert de la chair tendre dont on fait les jeunes filles. Il y a chez elle autant de force et de grâce que dans la meilleure des lames, aussi puissante, aussi tranchante. Il y a le tranchant d'un couteau dans le pli sévère de sa bouche, et des nuées d'orage dans son regard, comme si tout cela est déjà prêt à se déchaîner d'un geste, d'un mot.
Et soudain, la cavalcade! Le baron est ici! Et tous de se précipiter aux murs, aux fenêtres, alors qu'on ouvre les portes de la forteresse aux nobles arrivants. Et la parade s'en suit, grands palefrois caparaçonnés de pourpre et de jaune, serviteurs et valets aux livrées bariolées, écus forgés de bel acier et martelés d'or, dames en grandes robes à la mode du Nord, et tous les chevaux, les chiens, les chevaliers aux armures étincelantes, les armes et les lames bien aiguisées... En grand équipage, la cour du baron s'en vient à la rencontre du joli parti à marier mais qui reste de marbre. Dans la grande salle, elle s'incline, mais ne voit même pas le chevalier qui la salue et présente ses hommages avec respect. S'il est vieux ou jeune, laid ou beau, elle n'en a cure, ne voit rien, et ses yeux ne se posent sur lui que sans le voir, vide de tout esprit. Soumise, et silencieuse. Le promis se réjouit, peut-être mal à l'aise devant la froideur de la jeune fille qui dégage tant d'indifférence, tant de mépris, qu'il ne sait trop s'il a vraiment affaire à la demoiselle qu'on lui a vantée.
Et puis, le tourbillon des jours s'est emparé d'elle, et Maïev a oublié le visage de cet homme, oublié jusqu'à son nom.
Elle a quinze ans, et veut être libre, elle veut combattre et non se soumettre à un autre. Vierge de glace, vierge de fer. Bientôt, elle reçoit ses prétendants toute revêtue de ses armes et armures. Si froide, si froide qu'elle en repousserait même les plus ardents! Et puis, bientôt, lasse de n'être qu'une froide statue de sel à qui les chevaliers viennent présenter des hommages hypocrites, elle décide de les mettre à l'épreuve. Qu'on la mérite donc! Que nul ne puisse prétendre à l'épouser s'il n'est plus fort qu'elle! Mais comment supporter qu'un homme ose prendre le dessus sur elle? Maïev ne peut supporter qu'un égal, or, égal il n'y a point. Ou bien les couards qui ne peuvent lui résister au combat, ou bien ceux qui se montrent plus forts, et ceux-là abusent, ou abuseraient tôt ou tard de leur pouvoir... Et la fierté, et l'orgueil de la jeune baronne ne peuvent le supporter. Quelle solution alors? Dominer, ou être dominé, mais elle ne veut ni l'un, ni l'autre car sa mère lui a bien fait la leçon: en amour comme en mariage, seule compte l'égalité. N'est-ce pas après avoir longtemps combattu, sans avoir vaincu ni tué que la Vouivre a fait de son chevalier ennemi un amant et époux? Il faut se battre, il faut lutter avant de savoir rendre les armes et se donner, un peu, et recevoir. Des concessions, des compromis, tout comme à la guerre! Et la leçon est bien apprise mais Maïev doit faire avec les hommes de son temps. Respecter une femme autant qu'un homme? Dieux, quelle drôle d'idée, mais sans se fatiguer, sans se lasser, plus obstinée que l'avancée d'un glacier, Maïev devenant baronne en titre sait s'imposer! Femme, et guerrière et grande dame, et capable de rosser le moindre de ses vassaux rétifs! Et il en va de même pour les éternels prétendants qui s'attardent auprès d'elle... Car l'héritière des Espérar est devenue un trophée, avec le temps.
Imaginez donc! Une vierge demoiselle, jeune encore et plutôt bien née, et surtout que nul n'a encore réussi à épouser? Oh, que voilà un beau défi pour les chevaliers en mal d'aventure et d'exploit! La réputation de la dame de Tombeneige, de la Guivre, la Vierge de Fer, n'est plus à faire et les rumeurs vont bon train, celles que votre serviteur se fait joie de colporter, car, hé! Parole! Elles sont toutes vraies. Je l'ai vue de mes yeux, la baronne guerrière! Et par tous les dieux, elle est bien telle qu'on le dit, si froide qu'elle en fendrait la glace d'un regard, toute forgée du même blanc acier que son armure! Alors dites, comment ne pas tenter sa chance, si tout le monde a échoué, comme le fit mon sire votre frère? Tout chevalier, tout petit seigneur, voudrait être celui qui a dompté et soumis la baronne de Tombeneige. Par orgueil, et puis parce que hé, aucun de ces beaux princes ne voudrait voir une femme marcher sur leurs plates bande!
Mais Maïev tient bon; vingt ans déjà, et dame, et toujours à marier. Ses parents ne désespèrent pas, ils ont placé ses frères et soeurs, et fort bien, dans les bras de vassaux et de beaux seigneurs qui font de beaux alliés. Que leur aînée ne se marie point, quelle importance après tout? Elle ferait plier la montagne à sa volonté, rien ne sert d'aller contre elle. Et de plus en plus, les nobles gens s'attardent auprès de l'impérieuse baronne, de plus en plus on menace, on tente, on va même jusqu'à faire avec comme on fait avec tous les beaux partis récalcitrants: on enlève, on engrosse, on épouse. Mais las! L'affaire est perdue d'avance, quand on sait qui est Maïev! Et sans peine elle se défend, sans peine elle affronte, elle se bat, se libère et scandale! Sans besoin d'un homme! Contre nature! Décidément il semble que cette femme soit bien décidée à ne rien faire comme la nature et le monde l'exigent. Mais elle ne s'arrête pas là, oh, non...
Pendant que les rustres essaient de prendre le dessus sur elle, pendant qu'elle se bat, jour et nuit, contre ceux qui contestent sa place, contre ceux qui voudraient la réduire au silence et à l'impuissance, Maïev sait s'entourer. Car sachez bien ma dame, qu'il existe en ce bas monde des hommes assez fins, assez honnêtes pour reconnaître la valeur d'une dame, et la respecter. Et ceux là, et bien, ont l'honneur de recevoir son amitié, et peut-être un peu plus. Car vous êtes bien fats de croire que la dame de Tombeneige est de celles qui se priveraient de certains sains et bons plaisirs au prétexte qu'ils sont réservés à ceux qui se passent la bague au doigt! Et si les princes et les seigneur baguenaudent volontiers sous les jupons des dames, et bien la baronne s'accord le même loisir, bien qu'elle ne goûte guère les amours ancillaires et leur préfère les compagnons de bataille avec qui elle peut le soir venu poursuivre la joute dans les secrets de l'alcôve... Oh, je ne crains pas de trop en dire, car elle n'en éprouve aucune honte et ne se cache point! Car, nobles gens, devinez donc qui, d'amants et tendres amis, sont devenus les plus fidèles de ses vassaux? Qui de ses compagnons d'armes lui sont plus attachés qu'à leur propre vie...? Il y en aurait pour la traiter de putain s'ils ne savaient qu'elle leur ferait ravaler leurs mots d'un coup de lame, mais aucun de ses amis ne la laissera être insultée sans sortir le fer! Car la baronne si elle est fille seule n'est point isolée et sait tisser ses alliances avec sagesse; bien entourée, bien conseillée, elle mène sa vie loin de la domination des hommes. Quel gâchis ce serait, de voir une dame de cette qualité sous le joug d'un imbécile qui ne saurait point voir sa valeur?
Alors, ma mie; sachez bien qu'il n'y a point ici femme plus méritante que la dame de Tombeneige, Maïev, fille des Espérar. Peut être l'âge venant, trouvera-elle un époux à sa mesure; peut-être, peut-être point, qui peut savoir? Pour l'heure, elle est libre, et se passe bien d'un homme pour gouverner et pour combattre! Alors, passez donc votre chemin si vous souhaitez dominer, mater la Guivre! Tout comme son ancêtre, elle se bat, et ne se rend pas.
Pour le reste, la légende reste à écrire, mais votre serviteur compte bien y assister, et ne manquera pas de vous en conter mots et nouvelles sans tarder. Voilà donc pourquoi tant d'amertume et de jalousie, dans les récits de votre frère... La vérité, voulez-vous? Je devine qu'elle a pu le battre aux armes sans difficultés, et qu'un fat et sot comme lui n'a pas su faire face à cette dame et en est sorti tout marri. Comprenez-bien les mauvaises paroles que vous entendez sur elle; elles ne sont que mensonge, proférés par des coeurs meurtris d'orgueil offensé, de mauvaise paroles, pour de mauvaises gens. Pour ma part je la tiens en plus haute estime que n'importe qui, excepté bien sûr vous qui occupez chaque instant toute mes pensées. Mais la présence de cette dame adoucit quelque peu mon dur exil, sachez bien, car chaque jour m'apporte ici de nouvelles actions à conter, et sa cour apporte une distraction peu commune.
Que cette lettre vous trouve en bonne santé et en bonne condition, ma dame, ma très douce, et que votre réponse vienne verser un baume sur mes souffrances de banni. Puissent les dieux veiller sur vous et sur les vôtres.
Éternellement votre humble serviteur,
Meredyn Vesper, raconteur et commère, exilé dans les Glaces.
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